Après s'être assuré de leur inscription sur les listes électorales de leur commune en 1936 et 1966, l'historien, armé de ce qui était alors un tout nouvel outil des sciences sociales, l'enquête orale, est parti à la rencontre de 183 ouvriers, employés, artisans, cadres, commerçants, patrons et agriculteurs haut-viennois avec une batterie serrée de questions. Si un tiers d'entre eux refuse de se prêter à l'enquête, Alain Corbin entreprend avec les autres une retransmission mémorielle des événements, nationaux et internationaux, qui ont marqué l'histoire politique de cette période singulière de l'entre-deux-guerres, de 1934 à 1936.
Ce panorama commence par l'évocation des émeutes du 6 février 1934 où la mort d'un jeune étudiant limousin a laissé une forte empreinte et rappelle l'inquiétude suscitée à Limoges par la ligue des Croix de feu. Après la crise économique et financière des années vingt, le spectre du chômage et l'immigration de travailleurs italiens et polonais ont sensibilisé nos électeurs à la dimension internationale des enjeux politiques. Et bien sûr, la question de la guerre est présente dans tous leurs discours. Rien d'étonnant car l'existence de ces hommes, interrogés en 1967, a été bouleversée par leur participation aux deux grands conflits mondiaux. L'intérêt qu'ils portent à la SDN (Société des Nations, ancêtre des Nations Unies) témoigne du caractère pacifiste des électeurs socialistes. Toutefois leur optimisme est quelque peu tempéré par les sentiments qu'ils déclinent face aux trois puissances étrangères : la crainte de l'Allemagne considérée comme revancharde, la réticence vis-à-vis de l'Angleterre toujours regardée comme l'ennemi héréditaire et une grande méfiance de la Russie après la “trahison“ de 1917 (à l'exception toutefois des ouvriers et des paysans qui reflètent l'importance du parti communiste en Haute-Vienne).
Quels souvenirs gardent-ils du Front populaire et de son succès aux élections de 1936 ? Une opinion générale favorable, avec quelques envolées d'enthousiasme et une relative discrétion chez les électeurs hostiles. À l'exception des ouvriers de Limoges, la campagne électorale de 1936 n'a guère laissé de traces. Par contre, la personnalité de Léon Blum, leader du Front populaire, n'a laissé personne indifférent, que l'on soit pour ou contre. Mais parmi ses opposants, l'antisémitisme ne semble pas prédominant. À la carrure du leader national, le questionnaire met en parallèle la figure de Léon Bétoulle, le leader local et maire de Limoges pendant 44 ans. Sa popularité effleure le plébiscite et l'enquête nous livre le portrait d'un administrateur local autant soucieux de la réputation de sa ville que des moindres détails du quotidien de la vie de ses électeurs. Son influence s'est du reste étendue sur tout le département de la Haute-Vienne.
Au terme de ce parcours, l'historien sollicite l'avis de ces électeurs des deux premiers tiers du XXe siècle sur la sensibilité politique de la France de 1967. Près des deux tiers des urbains considèrent alors que les gens sont moins intéressés par la politique parce qu'ils sont plus heureux, qu'ils profitent des transformations économiques et sociales et s’embourgeoisent. Mais aussi parce que la politique devient plus compliquée, qu'elle est toute dite à la radio et à la télé et qu'on ne s'explique plus verbalement. Un témoignage qui interroge le lecteur de 2019 sur la capacité de la population limousine à se mobiliser sur les enjeux politiques.