IPNS : Peux-tu nous présenter les différentes facettes de ton travail dans les collèges de la région ? Et pourquoi avoir privilégié le thème de la Seconde Guerre mondiale ?
Martial Roche : Mon travail tourne autour de la mémoire de la deuxième guerre mondiale. Résumer cette période et sa mémoire aux batailles et lignes de front me paraît très réducteur. C’est un événement global. Il a laissé une mémoire civile et non-combattante. Je m’intéresse à comment les événements d’alors se nourrissent des mémoires des décennies précédentes et résonnent dans les décennies qui suivent. C’est une continuité temporelle. Cette période a toujours suscité mon intérêt. Mes grands-parents m’y rattachent. Et je vois cet épisode historique comme une fondation du monde dans lequel nous vivons. J’essaie d’en décortiquer les représentations ou les résonances dans notre présent. Je pourrais faire ça sur des décennies sans épuiser le sujet.
Je me suis intéressé à la figure de Georges Guingouin dont on parlait dans ma famille. Il illustre bien cette continuité historique : son action est ancrée dans des références historiques, notamment les soldats de l’an II, et résonne dans notre passé proche ou notre présent. Et puis c’est un héros limousin. Enfin, il s’inscrit dans une mémoire qui se réclame d’une gauche anti-autoritaire, dans laquelle je me reconnais.
L’idée de départ était de faire un documentaire (voir IPNS n° 67). Son écriture, encore en cours, est assez exigeante. Ma crainte est de tomber dans le folklore simpliste alors que la guerre en Limousin est d’une grande complexité. C’est pourquoi le sujet de mon film s’est peu à peu transformé et est devenu le « phénomène mémoire Guingouin », plutôt que le personnage Guingouin. Entretemps, j’ai tâtonné sur un site consacré à mon travail sur le sujet (unpassetrespresent.com).
La DRAC (Direction régionale des affaires culturelles) a souhaité m’aider dans une sorte de résidence. J’ai alors commencé à travailler avec ma compagne photographe sur un projet d’exposition autour de lettres trouvées à Peyrat-le-Château, traces de l’exil des Alsaciens de Niederbronn dans le secteur d’Eymoutiers, entre 1939 et 1946, et à préparer des interventions en milieu scolaire. Au printemps 2021, j’ai commencé par des ateliers d’éducation aux médias et à l’information dans les collèges de Châteauneuf-la-Forêt et Eymoutiers. Avec la professeure documentaliste de ces établissements, nous avons commencé à travailler avec les élèves de 4e. Je les ai retrouvés à l’automne en 3e. Le projet s’appelait « Sur les traces du passé » et consistait à réaliser un court-métrage documentaire avec eux. La suite a eu lieu en décembre 2022, dans la continuité. Nous avons envoyé les 3e de cette année sur les traces des réfugiés de 39-45 sur les secteurs de leurs collèges avec l’objectif de leur faire réaliser une exposition pour l’été 2023 au musée de la Résistance de Peyrat-le-Château. Il va falloir qu’ils réfléchissent sur la collecte des traces de ce passé, sur la mise en forme de leur collecte, sur ce qu’est un musée de la Résistance 80 ans après la guerre. Et puis, bien sûr, qu’ils découvrent et fassent redécouvrir cette histoire : à la fin de l’été 1940, il y a quelque chose comme 1500 Alsaciennes et Alsaciens sur le canton d’Eymoutiers. Des personnes que certains traitent de boches, qui ne parlent pas tous français, arrivent d’une région plus industrialisée et plus développée et se sentent « au moyen-âge », et qui sont aussi bien plus assidus à l’église ou au temple que les locaux.
L’exposition sera inaugurée le 9 juin au musée de Peyrat-le-Château.
IPNS : Peux-tu nous parler de ton intérêt pour ce qui se passe sur le Plateau ou à son voisinage ?
M. R. : Né à Limoges d’une maman corrézienne et d’un papa originaire de l’est haut-viennois, j’ai passé en Limousin les 23 premières années de ma vie. Puis, comme d’autres, j’ai pris le chemin de grandes villes, Paris et Lyon. Dans le même temps, un ami proche suivait un voyage inverse : de Limoges vers le pays de Crocq. C’est ainsi que j’ai fait régulièrement l’aller-retour entre deux extrêmes de l’urbanité et de la ruralité. Je continue aujourd’hui entre Villeurbanne, 150 000 habitants, dans une métropole d’un million de personnes, et Peyrat-le-Château, 1000 habitants dans une communauté de communes de moins de 6 000 habitants. Et puis, je m’intéresse à la vie militante de la Montagne limousine. Nous avons tenté, avec l’ami néo-creusois, de faire un documentaire ensemble sur la néo-ruralité. Ce film n’a (encore) jamais vu le jour, mais il se retrouve en partie dans mon projet sur la mémoire. Une partie se penche aussi sur les mémoires entrant en jeu dans divers événements locaux : l’affaire de Tarnac ou celle, plus récente, des antennes de téléphonie ou les mobilisations notamment pour les migrants.
IPNS : Comment t’est venue l’idée de proposer ces activités à des collégiens ?
M. R. : Travaillant sur la mémoire, l’école était un partenaire évident : c’est au collège que j’avais rencontré Thérèse Menot, ancienne résistante, visité Oradour ou les Archives départementales. J’ai proposé ce qui était dans mes compétences : fouiller dans les archives et les analyser, en particulier les images. Mme Bourgnon, la professeure-documentaliste d’Eymoutiers et Châteauneuf a saisi la balle au bond.
Les élèves vivent un moment intéressant, à bonne distance avec les événements : ni complètement étranger ni trop le nez dessus. C’est sans doute aussi le temps présent qui l’exige. Je préfère leur donner les bons outils, les bonnes pratiques et les bonnes références que de les laisser démunis face, par exemple, aux comparaisons douteuses entre pandémie et Shoah, aux discours négationnistes de Zemmour ou à ce qui peut sortir aujourd’hui de la guerre en Ukraine. Un des enfants interviewés fin 2021 avait fait un bout de scolarité en Russie et nous a raconté le récit de la Grande Guerre Patriotique qui lui avait été servi à l’école de Poutine. Monter son interview alors que, nourris de ce discours mémoriel identitaire, des jeunes Russes pas tellement plus âgés commettaient des massacres en Ukraine, c’était particulier. Pouvoir pointer les dévoiements de la mémoire à ces futurs citoyens, ça me paraît nécessaire.
IPNS : Quel est l’objectif poursuivi avec les élèves ?
M. R. : Je voulais voir comment la génération née dans les années 2000 se saisirait de cette mémoire. J’ai eu des succès divers. Certains avaient une connaissance assez vague des événements dont ils parlaient, ce qui est normal pour leur âge, d’autant que je les ai vus avant que ce soit le moment de l’année consacré à la période. D’autres avaient une approche très originale. Les traces qu’ils avaient choisi d’évoquer reflétaient leurs centres d’intérêt : les mangas, les comics ou l’impact environnemental de la guerre...
Il reste toujours un objectif d’éducation aux médias et à l’information. De ce point de vue, j’ai été agréablement surpris. Ils semblent avoir quelques réflexes de tri des informations qu’ils voient passer, notamment sur les réseaux sociaux. Du coup, j’ai plus axé mon travail sur des archives : comment exploiter au mieux les informations qu’elles nous donnent, notamment quand on les source. L’auteur de l’archive a un point de vue. Si l’archive a nécessité une ressource rare pour l’époque, ça nous renseigne sur sa valeur pour l’auteur et le ou les destinataires.
Enfin, il y a l’exercice de l’interview filmé. Notre époque est « gavée » de vidéo. Le format d’un narrateur seul face à la caméra devient même très (trop) présent. Je voulais que les élèves voient comment se fait une interview filmée pour se rendre compte de l’effet faussement direct que peuvent avoir les vidéos auxquelles ils ont accès. Se retrouver face à la caméra leur permettait de se rendre compte qu’il ne suffit pas de se placer devant l’objectif et de se mettre à parler. Tout ce qu’ils voient est plus ou moins préparé et monté. Et puis, être interviewé demande des efforts : vaincre sa timidité, canaliser son discours. Être intervieweur aussi. Il faut savoir quelles questions poser, mais aussi savoir écouter, quelle attitude adopter. Certains élèves m’ont étonné, tant en intervieweur qu’en interviewé.
3 images successives du film Sur les traces du passé - Après l’interview de cet élève témoin de l’école russe, une mise en contexte était nécessaire. Image : M.Roche
IPNS : Comment as-tu géré les contacts, l’organisation, les relations avec l’Education nationale et les financeurs ?
M. R. : Pour parler franchement, nous nous sommes parfois sentis un peu seuls. Je ne sais pas si c’est du désintérêt de l’institution ou un manque de moyens. Et puis toujours des lourdeurs administratives et des services qui se coordonnent mal. On a gaspillé notre énergie en tracas administratifs qui auraient pu être évités plus vite et sereinement, alors qu’il fallait aussi préparer les séances avec les élèves.
Enfin, il aurait été intéressant que les élèves puissent travailler des aspects de leur intervention avec leurs autres enseignants : histoire-géographie, c’est une évidence, mais aussi lettres pour le travail sur l’écriture, sciences pour celles et ceux qui voulaient aborder un sujet s’y rapportant. Le projet « Sur les traces du passé » aurait pu être plus transverse.
Je crois que nous nous sommes aussi heurtés à une certaine défiance de la part de certains parents. Plusieurs ont refusé de signer les droits à l’image autorisant leur enfant à s’exprimer devant la caméra. Nous en étions assez surpris. Nous n’avons pas eu de possibilité de communiquer avec eux sur ce projet. C’est dommage. Un élève était même partant pour parler d’un résistant de sa famille mais n’y a pas été autorisé.
IPNS : Une telle démarche n’est pas nouvelle, et pourtant elle reste « révolutionnaire ». Qu’en penses-tu ?
M. R. : Il serait présomptueux de ma part de vouloir révolutionner la pédagogie, n’étant que de passage dans l’éducation après avoir soigneusement évité une carrière de professeur. Néanmoins, quand j’étais moi-même élève, je me souviens avoir savouré particulièrement les occasions de sortir de la routine : rencontrer Thérèse Menot, visiter Oradour, travailler sur la guerre 14-18 en créant une pièce de théâtre à base de poèmes et de lettres de poilus, travailler sur la presse de la Première Guerre mondiale ou sur la guerre du Vietnam au cinéma (déjà un travail sur les représentations...).
Je ne sais pas si c’est révolutionnaire. Ça peut apporter une autre approche à des élèves ne se retrouvant pas forcément au mieux dans le cadre classique de transmission de connaissance. Mais il ne faut pas se faire trop d’illusions : ce genre d’atelier ne renverse pas les situations entre élèves en « réussite » et élèves en « échec ». Ceux qui « réussissent » sont aussi ceux ayant un meilleur accès à la culture légitime. Je crains que les observations de Bourdieu ne s’effacent pas comme ça. Révolutionnaire, ce peut-être que nous devons tellement lutter pour apporter aux enfants ce complément formateur, un moyen de mettre en application ce qu’ils acquièrent.
En revanche, j’ai l’impression, de mon modeste point de vue, que de moins en moins de moyens sont donnés aux équipes enseignantes pour permettre ce complément. Depuis quelques années, il me semble que l’institution, sans doute par économie, pousse dans le sens d’une restriction de sa mission à la transmission de connaissances dans les seules heures de cours. J’ai écho d’équipes enseignantes se battant chaque année pour leur dotation horaire, pour disposer de temps pédagogique sans avoir à fournir un travail bénévole.
Propos recueillis par Michel Patinaud.