Bellevue, 8h30. Sur la porte du fournil du Pain Levé, une affiche annonce un concert. Résistant à ma poussée, la porte finit par s’ouvrir en déchirant le silence matinal d’un terrible grincement.
Une douce chaleur s’échappe de l’entrebâillement. Au fond de la petite pièce éclairée par un plafonnier, une personne se retourne. « Salut !, me lance-t-elle, entre et ferme la porte s’il te plaît !» Les manches remontées, ceinte d’un tablier, elle m’indique d’une main brandissant une spatule recouverte de pâte le porte-manteau fixé derrière la porte. J’y trouve un tablier que j’échange avec ma veste.
« Moi, c’est Charlie, poursuit la boulanger.e en continuant à s’affairer devant sa balance à plateau supportant une bassine en plastique. Tu dois être Camille, si j’ai bien lu sur le planning des fournées ? »
- Oui, je suis une amie de Lise de la coloc de la Vareille. C’est là-bas que j’ai goûté votre pain », j’enchaîne, pour me présenter. « On m’a dit que c’est possible de faire du pain avec vous. Cela fait longtemps que je veux essayer. Mais je dois te prévenir que je n’en ai jamais fait », je réponds, un peu intimidée.
- Ne t’inquiète pas. Dans notre association, on fait du pain, mais on est là aussi pour permettre à des gens comme toi de s’initier à la boulange, poursuit Charlie sur un ton rassurant. Déjà, pour t’expliquer, on fait quatre sortes de pain. Il y a le blé T80 », dit-iel1 en m’indiquant une bassine contenant de la farine surmontée d’un écriteau en bois gravé d’un « BLÉ T80 ». « Il y a aussi le blé T140, c’est-à-dire un blé complet. Et puis nous faisons aussi du seigle et du méteil, ce qui signifie moitié blé moitié seigle. » Trois autres bassines semblent attendre que l’on s’occupe d’elles.
Pour mon premier cours de boulangerie, j’apprends qu’une fournée commence la veille au soir par la préparation du levain, à partir d’un reliquat de levain de la fournée précédente re-nourri avec de la farine. « Tu vas t’occuper de pétrir le blé T80 », propose Charlie en versant de l’eau dans une bassine contenant le levain. Iel se saisit d’un grand fouet et mélange vigoureusement. Iel ajoute une bonne pellette de farine et fouette encore. « Tu continues à ajouter la farine et à mélanger jusqu’à ce que cela devienne trop difficile, indique-t-iel. Là, tu verseras le sel qui est dans ce bol inox. Tu ajouteras le reste de farine et tu pétris à la main jusqu’à obtenir un mélange homogène. » Je reprends le fouet, tandis que Charlie commence à s’occuper d’une deuxième pâte. Plus ma pâte épaissit, plus mes gestes exigent de la force. La chaleur monte. J’ôte mon pull et je remonte les manches de mon T-Shirt avant de plonger les deux bras dans la pâte.
- Tu fais souvent le pain ?, je demande, en espérant que la discussion allègera l’effort de la pétrie.
- Une fois par mois, me répond ma partenaire de boulange. « Cela dépend de mes dispos. Et des besoins en premier.e de fournée. Nous sommes une douzaine en ce moment à savoir mener une fournée du début à la fin », explique-t-iel. « On alterne, j’aime bien faire le pain. »
Tout en pétrissant, je continue à questionner Charlie sur le Pain Levé. Dans l’association, on distingue deux catégories d’adhérent.es : les boulanger.es et les mangeur.euses. Les boulanger.es font le pain régulièrement et s’impliquent dans les différents aspects du fonctionnement de l’association : faire du bois de chauffe, entretenir le matériel, gérer l’approvisionnement en farines, suivre la comptabilité, participer aux réunions d’organisation... Les boulanger.es discutent et se répartissent les taches sur un mode horizontal. Les mangeur.euses prennent du pain (et le mangent !), mais peuvent aussi participer aux fournées s’ielles le souhaitent. Ces termes ont été inventés pour remplacer ceux de producteurs.ices/consommateurs.ices, inadéquats dans le cas du Pain Levé. En effet, il y a la volonté au sein de l’association de bousculer le cadre commercial habituel et d’inventer d’autres formes d’échanges et d’implication dans la production. Ainsi, les boulanger.es font le pain pour elleux-mêmes et pour d’autres sans être rémunérées pour cela. Et les mangeur.euses donnent ce qu’ielles veulent en échange du pain - un autre produit, de l’argent, ou rien s’ielles n’ont rien à donner.
Mais en permettant à toute personne intéressée de venir faire du pain, l’association vise autant à favoriser les échanges relationnels et les rencontres. « Des personnes qui arrivent dans la région viennent faire du pain avec nous parce qu’ielles ont envie de rencontrer du monde et de découvrir ce qui peut se vivre ici, m’explique Charlie. Nous avons aussi vu passer des personnes qui en ont fait leur métier, se sont installées aux quatre coins de la France ou même plus loin ! D’autres sont venues pour le plaisir ou le besoin d’une activité manuelle... Pour ça, faire du pain, c’est très gratifiant : tu commences le matin et le soir tu as fait du pain pour nourrir une bonne trentaine de foyers ! » s’exclame Charlie.
La pétrie touche à sa fin. Nous remettons la pièce en ordre et recouvrons les bassines d’une toile de tissu. Il est bientôt 10h, une pause-café est la bienvenue.
Nous nous installons dans la cuisine de la maison. Elle est habitée par plusieurs personnes qui y vivent en colocation. J’apprends que depuis 2005, plusieurs groupes s’y sont succédés. Certains sont partis un peu plus loin pour s’installer en collectif ; d’autres se sont dispersés dans plusieurs maisons. « On y retourne, il faut faire un premier pliage ». Charlie m’explique que durant la phase de levée, les pâtes doivent être « pliées » pour relancer la fermentation en remettant de l’air dans la pâte. « C’est une courte manipulation que je trouve très agréable, souligne Charlie. Tu fais vraiment corps avec la matière et tu sens la pâte qui prend de la force. »
« Allez, je vais faire un petit somme, on se retrouve pour le deuxième pliage ? » C’est l’occasion pour moi de profiter du soleil dans la cour de l’ancienne ferme bordant la route entre Faux-la-Montagne et Gentioux.
- Maintenant qu’on a fait le deuxième pliage, ça te dit de m’accompagner pour allumer le four ?
- Bien sûr, mais il n’est pas à côté du fournil ?
- Eh non, c’est un des gros problèmes du lieu… Il faut traverser la cour et c’est au bout du bâtiment là-bas. Alors quand tu dois transporter les planches chargées de pâtons, qu’il vente et qu’il pleut, c’est un peu galère… En plus c’est bien dommage de ne pas pouvoir utiliser la chaleur du four pour chauffer le fournil.
Au bout de la longère en pierre se trouve une sorte de hangar abritant le four à pain.
- C’est un four de ferme traditionnel, à chauffe directe, me dit Charlie.
- Ça veut dire quoi ?
- Ça signifie qu’on fait le feu directement dans le four, avec des fagots, des chutes de scieries, des perches de noisetiers ou toutes sortes de bois dont le diamètre ne doit pas dépasser la taille de mon poignet. Une fois que le four a atteint la bonne température, quand les pierres de la voûte ont blanchi, il faut débraiser, c’est-à-dire enlever toutes les braises avec ces outils, les recueillir dans une brouette, bien nettoyer la sole et enfourner le pain.
- Ça doit être un peu physique, non ?
- Comme tu dis ! En plus ce four est assez haut donc pour les personnes comme moi, pas très grandes, ça tire un peu… On va façonner ?
Nous nous retrouvons à nouveau dans la petite pièce qui sert de fournil. Charlie opère un réaménagement pour installer la table de façonnage au milieu de la pièce, libérer les grandes planches pour y mettre les pâtons, installer la balance. Charlie, hissé.e sur une petite palette me montre comment peser la pâte et me propose de le faire à sa place. Une fois que j’ai pris mes marques, je peux jeter un œil aux mains de Charlie qui récupèrent les morceaux de pâte et les transforment en un tour de main et un geste qu’on sent maîtrisé en petits pâtons déjà fort appétissants, qu’iel dispose sur les planches recouvertes d’une toile de lin.
- Ça fait longtemps que tu fais le pain ?
- Je fais partie de l’équipe « historique » donc ça fait plus de 15 ans…
- Et comment vous avez commencé ?
- En 2005, nous sommes arrivé.es en location à Bellevue, nous étions une petite équipe qui avait l’ambition d’accroître son autonomie matérielle et donc alimentaire. Nous faisions un gros jardin potager, pas mal de transformations et à Bellevue il y a avait un four à pain qui n’avait pas servi depuis un bout de temps. Vers Noël, un ami boulanger est venu en visite et a proposé de faire une petite fournée, ça a super bien marché. Quelques mois après, ce sont deux ami.es boulanger.es de Saint-Moreil, Jérôme et Stéphanie, qui sont venues chez nous pour partager leur recette de pain au levain.
- Vous faisiez une fournée rien que pour vous ?
- Évidemment 30 kg par semaine c’était beaucoup trop pour notre maisonnée. Donc on a commencé par en donner ou en échanger avec d’autres habitant.es du coin. Et comme ça marchait bien, qu’on avait de plus en plus de demandes, on a créé l’association le Pain levé en novembre 2006. Depuis la recette a évolué, au gré des expériences et des rencontres. Une personne a passé un CAP de boulangerie, mais on a continué à faire en sorte que la fabrication du pain reste une histoire collective, avec deux personnes par fournée et ça change chaque semaine.
- Et c’est toujours la même équipe depuis le début ?
- Ça a pas mal bougé, il y a toujours quelques ancien.nes qui continuent mais plein d’autres se sont formé.es et ce ne sont plus les seul.es habitant.es du lieu qui font le pain. Et puis il y a toutes les personnes qui sont venues, une fois ou plusieurs pour découvrir la boulange. Au final ça doit représenter un paquet de monde ! Bon, je vais voir le four.
Une fois le façonnage terminé, nous pouvons nous octroyer une petite pause déjeuner tout en continuant à alimenter le four en bois pour qu’il soit bien chaud lorsque les pâtons auront levé.
- Personne n’a jamais eu envie de s’installer boulanger.e pour en tirer un revenu ?
- Forcément, cette question s’est posée et mille autres aussi. Où placer le curseur entre vouloir tirer de l’argent – dont nous avons besoin – de la fabrication du pain et continuer, avec cette production, à chercher et expérimenter d’autres formes d’échanges et de relations avec les gens du coin ?
- Eh oui, c’est toute la tension entre ce qu’on aimerait faire et les contraintes que nous impose la culture capitaliste dans laquelle nous vivons…
- C’est exactement ça ! Pour que ça marche, il faut que d’autres producteur.ices entrent dans le jeu des échanges hors du marché et de l’argent… Bon, je pense que le four est assez chaud, on va pouvoir débraiser puis enfourner.
Charlie commence à tirer les braises avec une grosse raclette et les fait tomber dans une brouette placée en contrebas de la porte du four. Nous commençons à nous recouvrir d’une fine couche de cendre et je commence à voir les gouttes de sueur perler sur le front de ma partenaire. Je propose alors de la relayer pour le balai et je peux ainsi éprouver la partie la plus physique de la journée. Charlie finit le travail avant de refermer la porte du four pour laisser la chaleur s’arrondir. Ce qui nous octroie quelques minutes pour aller chercher les deux grandes planches de pâtons et retraverser la cour dans l’autre sens.
J’observe attentivement Charlie qui vérifie la température du four avec le fameux test de la feuille de papier journal : si elle s’enflamme dans le four en moins de dix secondes, le four est trop chaud et il faut attendre qu’il refroidisse un peu ; si elle est juste brunie par la chaleur, c’est bon !
Puis c’est une danse à deux qui commence pour enfourner les 44 kg de pain de la fournée du jour : mettre les pâtons sur la pelle d’enfournement, grigner, fariner, poser au bon endroit ; humidifier de temps en temps ; il faut également que tous les pains trouvent leur place, les gros au fond, les seigles avant les blés, garder de l’espace pour les petits devant. Humidifier, fermer la porte, faire le joint avec les restes de pâte.
- Pas mal, il est 15h54, on les laisse 40 minutes et on viendra voir ce que ça donne. On s’offre un thé ?
- C’est vrai que le Pain levé projette de quitter Bellevue ?
- Tout à fait. Tu as vu par toi-même que les conditions pour faire du pain ici sont loin d’être idéales : le fournil, le four et le point d’eau sont dispersés au quatre coins de la cour. Sans parler du four, qui nécessite beaucoup de bois ! Et puis notre association n’est que locataire, ce qui signifie que nous ne pouvons pas faire de travaux.
- Alors vous allez acheter ailleurs ?
- Pas exactement. Nous allons nous installer sur un lieu associatif créé à Gentioux, à la Villatte, par quelques un.es de nos boulanger.es, avec une forme de mise à disposition d’un bâtiment au Pain levé. La décision de déménager n’a pas été facile à prendre : notre fonctionnement fait que nos moyens financiers sont limités. Quant à savoir si nous aurions suffisamment d’énergie pour construire ensemble un four et un fournil... Nous avons longtemps tourné cette question dans tous les sens. C’est finalement le goût de faire du pain comme nous le faisons qui nous a poussé.es à choisir de poursuivre l’aventure du Pain levé.
Charlie jette un œil sur l’horloge de son téléphone : les quarante minutes de cuisson se sont écoulées. Nous retournons au four. La porte s’ouvre sur une farandole de magnifiques pains dorés. Pour s’assurer qu’ils sont bien cuits, Charlie tape sur un pain avec un index replié comme s’iel frappait à une porte. Le son est mat : le pain est cuit. Les pains défournés sont entreposés sur les planches, avant d’être ramenés vers le fournil. Nous les répartissons dans des panières à coté des fiches de commande des boulanger.es et des mangeur.euses. Nous n’avons pas fini, que déjà une personne rentre pour récupérer son pain. « Hmm ! Ca sent bon ici ! » s’exclame-t-elle. Dans sa panière, elle trouve un pain à la croûte bien brune. « Ce qui me plaît avec le Pain levé, c’est que le pain n’est jamais tout à fait le même ! »
Gageons que le Pain levé nous réservera à la Villatte encore bien des surprises.
Des boulanger.es heureux.ses