Depuis près d’un demi-siècle, les profondes mutations économiques, sociales et agricoles qu’a connues l’Europe ont littéralement bouleversé les relations entre l’homme et son environnement. Elles ont progressivement conduit, d’une part à une concentration des activités humaines et à une surexploitation des milieux les plus productifs et les plus facilement accessibles, d’autre part à l’abandon des milieux les moins productifs, les moins accessibles et les plus difficilement exploitables.
En France, les zones humides sont aujourd’hui particulièrement menacées par cette évolution. En un demi-siècle, les deux tiers des zones humides ont disparu en France. Pourtant, ces milieux constituent un véritable réservoir de biodiversité et jouent un rôle fondamental dans le cycle de l’eau. L’altération de ces milieux résulte à la fois de l’abandon des pratiques et usages traditionnels qui s’y exerçaient (pâturage) en les laissant évoluer spontanément, se fermer et se banaliser, et de l’intensification des activités humaines (drainages, plantations, remblaiements, etc).
Les conséquences de ces changements sur les communautés animales et végétales qui dépendent de ces milieux sont multiples. D’une part, en se dégradant, ces milieux présentent des capacités d’accueil altérées pour les espèces qui en dépendent : les communautés ont alors tendance à s’appauvrir et à être constituées d’une proportion croissante d’espèces banales. D’autre part, la réduction progressive de la surface des habitats et leur fragmentation entraînent une augmentation des probabilités d’extinction locale et régionale des espèces. En effet, dans un environnement fragmenté, certaines espèces spécialistes peuvent disparaître de certains sites, mais ces derniers peuvent être recolonisés à partir de populations voisines. Les probabilités de recolonisation (et par conséquent de maintien des espèces au niveau régional) seront d’autant plus faibles que la fragmentation des milieux sera importante et que les capacités de dispersions des espèces seront faibles. Hélas, les espèces spécialisées dans des milieux rares et dispersés se caractérisent généralement par des possibilités de dispersion limitées.
La vipère aspic atteint dans le massif central sa limite sud de répartition. Elle est susceptible d’être particulièrement sensible aux changements combinés de ses milieux de vie et du climat. La vipère photographiée ici a été capturée dans un tube plastique semi-rigide avant d’être relâchée. Cette technique de capture évite les risques de morsure pour l’expérimentateur. Photo M. Guillon
Par conséquent, les programmes d’étude et de conservation des espèces et des espaces naturels patrimoniaux devraient intégrer ces différents facteurs (dégradation des habitats, fragmentation) et ces différentes échelles d’analyse (locale et régionale) pour optimiser l’efficacité des mesures conservatoires. Cependant, en France, la conservation de la biodiversité passe par la mise en œuvre de plans de gestion et de pratiques conservatoires centrés généralement sur un site, ne prenant en considération ni la qualité du paysage avoisinant ni les futurs changements de climat. Ces derniers sont pourtant susceptibles d’avoir de fortes répercussions sur ces milieux sensibles, dépendant en partie de l’existence de conditions climatiques froides et humides.
Enfin, la valeur patrimoniale des sites naturels est déterminée localement par le recensement de groupements végétaux ou d’espèces considérées comme patrimoniales. Les espèces animales prises en compte sont essentiellement des vertébrés emblématiques. En effet, alors que ces derniers ne représentent que 2/100ème des espèces animales en France, 60 % d’entre elles présentent un statut de protection ou de conservation alors que moins de 1% des 36 000 espèces d’invertébrés connus en France en bénéficient. Ces disproportions ne témoignent pas d’un meilleur état de santé des communautés d’invertébrés, mais plutôt de l’étendue de notre ignorance et de notre désintérêt à leur égard. Pourtant, la biodiversité, c’est eux, et ils jouent des rôles clés dans le fonctionnement des écosystèmes. Enfin, l’efficacité des pratiques de gestion développées au bénéfice des milieux et des espèces considérées comme patrimoniales est rarement évaluée en ce qui concerne les invertébrés. Ils possèdent d’ailleurs des caractéristiques écologiques les rendant sensibles à des facteurs rarement pris en compte dans les plans de gestion des milieux naturels (structure de la végétation, conditions micro-climatiques etc.).
La Dolomède est une des 256 espèces d’araignées récoltées dans les tourbières limousines. Typique des zones humides, elle va être soumise en laboratoire à des cycles climatiques imposés afin d’évaluer l’impact des changements climatiques futurs sur sa physiologie. Photo F. Lagarde
C’est à partir de ce constat que l’association Le Champ des Possibles (Lachaud) et le Centre d’Etudes Biologiques de Chizé - CNRS développent un programme de recherche sur le long terme, financé actuellement dans le cadre du plan Loire Grandeur Nature avec le soutien du Parc Naturel Régional de Millevaches. Les objectifs de ce programme de recherche visent à comprendre comment les caractéristiques de l’environnement sont susceptibles de conditionner la qualité des communautés animales des landes et tourbières limousines et comment les modes de gestion développés pour la restauration des sites sont susceptibles de limiter les effets des changements globaux. Les espèces indicatrices retenues pour cette étude sont des organismes ectothermes (à sang froid), dont le métabolisme les rend particulièrement sensibles aux effets des changements climatiques. Plusieurs groupes (reptiles, araignées, carabes, criquets et sauterelles) sont donc pris en considération afin justement d’examiner si les réponses des différents groupes aux changements globaux convergent ou sont multiples.
En 2007, un premier échantillonnage a été conduit sur 30 sites tourbeux avec le soutien du PNR de Millevaches en Limousin. Pour l’instant, seules les données relatives aux araignées sont disponibles et ont été analysées étant donné le temps nécessaire à l’identification des espèces récoltées. 22 971 araignées adultes, représentant 256 espèces différentes ont été identifiées dont une trentaine nouvelles pour la région. Ces inventaires nous ont permis de comprendre ce qui détermine la richesse biologique d’un site. Ainsi, les espèces présentes sur un site dépendent à la fois de la qualité du site tourbeux qui les héberge mais aussi du nombre de tourbières voisines et de la prédominance des milieux forestiers et des plantations de résineux périphériques. Ces derniers peuvent constituer de véritables barrières à la dispersion libre des espèces, empêchant ainsi toute recolonisation de certains sites enclavés après extinction locale. Ces résultats montrent l’importance d’aborder la conservation de ces milieux patrimoniaux en incluant non seulement la gestion des sites tourbeux eux-mêmes, mais aussi la structure des paysages périphériques.
Un piège à invertébré est positionné dans la tourbière de Négarioux Malsagnes. Il s’agit d’un simple gobelet dans lequel vont tomber les invertébrés se déplaçant au sol. Il sera relevé tous les 15 jours pendant toute la bonne saison et son contenu sera identifié. 1200 pièges de ce type ont été déployés en 2007 sur 30 sites tourbeux du plateau de Millevaches. Photo F. Lagarde
En 2008 et 2009, le travail de recherches s’est concentré sur le site de Lachaud. La maîtrise dont l’équipe bénéficie concernant la gestion de cette exploitation agricole permet d’envisager des études d’écologie fines et des expérimentations grandeur nature nécessitant des investissements humains et matériels importants. Ainsi, depuis 2008, les études menées sur ce site visent à cerner les exigences écologiques et climatiques des espèces. Pour cela, un réseau de 300 pièges et enregistreurs de températures est aujourd’hui à l’œuvre. Il permet en outre d’examiner comment les changements du climat général se répercutent sur les microclimats nécessaires à la survie des espèces animales étudiées. En effet, le climat enregistré dans une station de Météo France, à 1 mètre du sol, sous abri, n’a pas grand-chose à voir avec celui auquel est soumis n’importe quelle espèce animale de petite taille. Le volet d’expérimentations qui va être développé sur le site de Lachaud visera justement à tester différentes techniques de restauration des landes et tourbières par le pâturage notamment, afin d’examiner quelles sont leurs répercussions sur les micro-climats. Le but ultime de ce travail sur le long terme, réalisé en étroite collaboration avec le Conservatoire des Espaces Naturels du Limousin, est d’imaginer des techniques de gestions des milieux susceptibles de contrecarrer les effets des changements globaux, généralement néfastes à la biodiversité.
Pour comprendre l’impact des changements globaux sur les communautés animales, il est nécessaire d’inventorier la biodiversité sur de nombreux sites différents de façon synchrone et répétée. Ici un piège à invertébré est relevé dans la tourbière de Négarioux Malsagnes. Photo J. Corbin
Frédéric Lagarde