(citation du célèbre blairologue Bernard Tlob)
“Le blaireau est une bête craintive, dit-on. C’est sans doute vrai, et sans doute de tous les blaireaux suis-je le plus craintif. La moindre brise dans les feuillages, le plus petit craquement de feuille ou de bois sec me paralysent. Et, justement, la semaine dernière, une tempête épouvantable a mené un bal d’enfer trois jours et trois nuits durant, sans une pause, me clouant au plus profond de mon terrier. J’étais affamé ; il me fallait à tout prix sortir, partir à la quête d’une musaraigne, d’une grenouille, d’un lézard, voire de quelques baies ou d’une tendre racine. Et voilà qu’à peine dehors – c’était le soir, la nature avait retrouvé la paix qui me sied – un fumet bien agréable me chatouille la truffe, m’attire et m’entraîne impérieusement, toute prudence oubliée, jusqu’à une passée tout à fait inhabituelle...
Imaginez les empreintes d’un blaireau qui aurait la taille d’un de ces grands braques braillards qui débusquent et courent le sanglier. J’étais d’autant plus surpris que l’odeur qui en émanait généreusement était celle d’une blaireaute que ses phéromones alpagueurs dévoilaient en proie à de violents désirs amoureux. Ainsi me trouvais-je obligé, quoi qu’il arrive, de jouer le film jusqu’à sa fin.
Suivant obstinément la voie, je parvins bientôt à un talus sur le flanc duquel s’ouvrait un terrier coquet et fort bien tenu, ma foi. Les empreintes y pénétraient. Nul doute, donc : ma grande tessonne devait m’y attendre, brûlante d’impatience dans sa chambre nuptiale. Hélas, je ne m’y étais pas précipité qu’un claquement sec, juste sur mes talons, m’indiqua que je venais de tomber dans un piège : une trappe de fer fermait désormais l’entrée ! Au bout d’un long boyau aux parois bizarrement lisses, je parvins à la chambre saturée de cette odeur provocante qui m’avait aliéné : pas d’amoureuse gémissante et offerte, pourtant, mais, plantée dans la terre meuble, un simulacre géant, en bois de hêtre : une patte de blaireau, ses longues griffes dressées vers le plafond.
Depuis plus d’une semaine je vais et je viens dans cette prison. Chaque matin, on me jette, par une étroite cheminée, des choses appétissantes, du miel même. Toutefois je m’ennuie à mourir. Et puis, surtout, j’éprouve une sensation insupportable : celle d’être observé à chaque instant, jusque dans la logette à déféquer ! Meles taxus captif, je voudrais redevenir moi-même en retrouvant ma peureuse liberté !“
Hier, 12 novembre 2010, un blaireau mâle, de l’espèce Meles taxus, a suivi la laissée que nous avions imprimée le matin et dans les traces de laquelle nous avions instillé, à l’aide de notre burette, de l’essence de phéromones quintessenciées des secrétions recueillies sur les organes sexuels de femelles en chaleur.
Corpus évidemment insuffisant : nous attendions une horde qui nous aurait permis d’observer d’éventuels comportements remarquables susceptibles de révéler une hiérarchie tribale, des postures d’allégeance et de domination, la transmission aux petits, qui sait, de conduites sociales et prédatrices. Nous n’avons eu qu’un individu craintif, trop effrayé pour effectuer sur lui des observations pertinentes. Nous allons le relâcher sans tarder.
Bernard Blot et Alain Freytet, Chroniques de Creuse, Les Ardents éditeurs, 2015, 176 pages, 23 €.