“Partout (…) dans la République désemparé c’est une marée lourde et visqueuse de la réaction, qui monte dans les cœurs et dans les cerveaux (…). Un peuple ainsi affolé, ainsi abêti par la peur (…) se méfie de la justice et de la liberté comme d’un piège, de l’idéal comme une duperie.“ (Jean Jaurès).
C’était le 10 mai 1912. Jean Jaurès dénonçait alors la campagne de panique et de peur déclenchée par la presse suite à une série d’attentats anarchistes sanglants. C’est à ce même scénario de réaction, au sens figuré comme au sens propre qu’aujourd’hui nous sommes confrontés. Un scénario orchestré par le duo Hollande-Valls engagé dans une dérive sécuritaire tout autant opportuniste qu’autoritaire.
Opportuniste, car notre duo est convaincu que l’exploitation des peurs peut déstabiliser leurs adversaires de droite et leur apporter une plus value politique tout en rassurant les citoyens. Autoritaire, car au motif d’une situation d’exception le gouvernement inflige au pays une extension de dispositions législatives liberticides qui déroge à l’État de droit et musèle la société française. L’exigence de sécurité étouffe l’exigence de liberté et de démocratie. L’affaire est très sérieuse. Soyons clairs : si face au terrorisme aucun angélisme n’est de mise, l’État d’urgence constitutionnalisé et son corollaire la réforme du code de procédure pénale, qui donnent un fondement légal renforcé à un régime d’exception et policier, à des dispositifs répressifs liberticides, placés hors d’atteinte du parlement et du citoyen, sont inacceptables. On n’est plus dans le droit commun et on glisse vers une société du contrôle généralisé, où le rôle de la justice se trouve marginalisé. Il y a déjà l’article 16 de la constitution qui accorde les pleins pouvoirs au chef de l’État. Avec l’État de siège et l’État d’urgence (loi de 1955) cela fait trois régimes d’exception qui sortent du droit commun ! En voulant constitutionnaliser l’État d’urgence pourvu de nouvelles atteintes aux libertés publiques, le gouvernement aggrave les dispositions d’une législation déjà très liberticide. Il s’ensuit un renforcement des services policiers. Les équilibres fondamentaux d’un État de droit où les pouvoirs exécutif, législatif, judiciaire se limitent mutuellement et réciproquement, sont rompus.
Avec l’État d’urgence on est dans un dispositif où l’exécutif doté d’un pouvoir exorbitant capte le pouvoir normatif et met à l’écart le pouvoir judiciaire. C’est la porte ouverte à toutes les dérives d’un État arbitraire où les pouvoirs des parquets, préfets et policiers sont notablement renforcés au détriment des compétences du juge d’instruction, du juge des libertés, de la démocratie. Déjà, prétextant “un risque de trouble à l’ordre public“ des manifestations, des réunions ont été interdites sur des critères aussi flous qu’un “comportement suspect“, des milliers de perquisitions ont été menées, des centaines d’assignation décidées. Pour des résultats dérisoires. Cette fuite en avant liberticide et inquiétante – il faut le souligner – va de pair avec un autoritarisme grandissant du gouvernement. Depuis 2012 ne s’emploie-t-il pas à réduire au silence toute forme de contestation sociale et politique ? Citons : utilisation du 49-3 pour un passage en force au parlement (loi Macron) ; restriction de l’expression syndicale dans la loi sur le dialogue social ; rejet du discours de l’explication (Valls). Une ligne politique mortifère pour l’État de droit et pour la démocratie où le parlement et le mouvement social sont malmenés. Cette mise sous tension délibérée où l’exceptionnel est voué à durer est l’expression d’une option à droite toute.
Avec la déchéance de nationalité le gouvernement valide les propositions de la droite extrême et de l’extrême droite. Il crédibilise ainsi l’idée que le FN est légitime pour exercer le pouvoir. Il est sidérant de voir un gouvernement dit de gauche batailler et faire une violente pression sur ses élus nationaux pour imposer une mesure xénophobe et identitaire. Mesure qui revient à punir non pas en fonction du crime mais selon l’origine. Distinguer “français de souche“ et “nés français binationaux“ revient à créer une catégorie de “français à part“. Une inégalité dans la constitution. Cela constitue une rupture de fait avec l’identité républicaine, la république étant une et indivisible. Une rupture donc qui divise là où il faudrait rassembler alors même que la république pour tous est la seule réponse progressiste à la menace terroriste de division de la société française.
En outre, la déchéance de nationalité est une mesure absurde puisque d’aucune efficacité pour freiner les velléités terroristes et “un protectionnisme de l’épuration nationale qui est aussi illusoire que mortel pour les dérives qu’il ouvre.“ (Pierre Rosanvallon). Cela participe d’une survalorisation de la gestion identitaire au détriment de celle de l’égalité. L’extrême droite en fait ses choux gras.
Dans ce contexte, rien ne sert d’invoquer la république et l’unité nationale. La république doit être refondée sociale et participative c’est à dire avec une mise en œuvre concrète et durable de ses valeurs donc en rendant espoir et dignité aux couches populaires de notre pays. Quant à la gauche, la question désormais est de reconstruire, avec une réelle implication citoyenne, du local au global, un projet alternatif.
Roger Fidani