L’histoire de la propriété familiale du Lombarteix est des plus classiques. L’installation de la famille remonte au moins au début du XVIIe siècle. La trajectoire paraît ensuite assez banale. La tradition orale (mon grand-père et mes grands-oncles) permet de décrire la situation à la fin du XIXe siècle : une dizaine d’hectares, un troupeau de brebis broutant les communaux, quelques vaches, un grand jardin bien fumé par les animaux puis chaulé avec l’arrivée du chemin de fer, des champs et prés éventuellement irrigués ou drainés. Comme cela a été le cas général, les moutons ont laissé place aux bovins et à l’élevage de veaux de lait à l’étable. Rien d’original donc et qui ne soit évoqué dans les écrits d’agronomes, d’historiens et de forestiers du début à la fin du XXe siècle. Le travail acharné de mon grand-oncle et de ses aides familiaux (mes grands-parents) a permis de doubler la superficie de la propriété. L’exploitation n’a toutefois pas pris le tournant de la mécanisation après la guerre et, à la retraite de mon grand-oncle, mes parents ont acquis en viager les bâtiments et les terrains.
La décision a alors été prise de louer en bonne partie les prés et les champs et de boiser le reste. Ce type de trajectoire a eu des motivations à la fois économiques et psychologiques. Une valorisation économique des terres a été recherchée, largement alimentée par des représentations et des espérances, plus que par des données objectives. Les motivations psychologiques sont analysées dans de multiples écrits expliquant la génération de la forêt de petits propriétaires et de petites parcelles, en timbres-poste, des plateaux limousins. La génération précédant la mienne a voulu garder ses souvenirs en l’état, les figer, ainsi que les paysages agricoles. Le résultat : 60 % de boisement alors qu’il n’y avait pratiquement pas d’arbres quand ils sont nés dans les années 1920, montre à quel point c’était illusoire.
Les plantations des années 1960 ont concerné une dizaine d’hectares. Une part importante des plants a été fournie par le Fonds forestier national ; la main-d'œuvre a été pour l’essentiel familiale. Quelques parcelles ont été plantées plus tardivement, la dernière au début des années 1990. Les conseils et consignes dispensés par les pouvoirs publics ont été suivis. La plupart des parcelles ont donc été plantées de manière homogène en épicéa, deux en douglas et le reste en mélange incluant des pectinés et quelques rares mélèzes. Quelques pectinés ont également été plantés sous des chênes. La plus grande partie des plantations a été effectuée dans des prés qui venaient d’être abandonnés par la pâture et qui étaient donc des terres relativement riches. Il en est résulté une croissance immédiate et vigoureuse des ronces et des genets. Assurer la survie des jeunes plants jusqu’à ce qu’ils dominent cette végétation adventice a nécessité un travail conséquent d’autant qu’à cette époque on ne disposait pas de débroussailleuses mécaniques. En revanche il n’y a eu aucun souci avec le gibier, le chevreuil étant à cette époque rare sur le plateau de Millevaches.
Après avoir été mobilisé contre mon gré pendant mon adolescence pour débroussailler les plantations nouvellement effectuées (souvenirs de vacances pourries par la corvée plus ou moins obligatoire de débroussaillage), j’ai commencé à m’intéresser aux bois à l’approche de la cinquantaine. Mon père m’a alors dit qu’il n’effectuerait plus de nouvelles plantations. Quand j’ai commencé à m’occuper de cette douzaine d’hectares, j’avais en face de moi 6 ha de plantations homogènes d’épicéas âgés d’environ 25 ou 30 ans, 1 ha de douglas bien venus, du même âge, 1 ha de jeunes douglas (5 ans), 2 ha de résineux en mélange, 2 ha de futaie et de taillis feuillus, d’ accrus et de délaissés, et deux petites parcelles en herbe dont la vocation est fixée par le zonage agriculture/forêt.
Cette saga familiale finit par croiser ma trajectoire professionnelle. J’ai passé toute ma vie professionnelle à m’occuper d’environnement. Mon travail a débuté au sein de l’équipe fondée par Ignacy Sachs à l’Ecole des études en sciences sociales : le CIRED. Les idées foisonnantes de Sachs, les demandes des administrations françaises, les opportunités offertes à l’international m’ont conduit à travailler sur une variété de sujets émergents ou à l’examen critique de thématiques classiques. À cette époque je n’ai pas vraiment accroché par rapport au mouvement néo-rural des années 1970 vis-à-vis duquel j’avais un certain scepticisme. La rencontre avec les thématiques forestières trouve en fait son origine dans le processus de décentralisation qui sur le plan intellectuel avait débuté bien avant la victoire de François Mitterrand en 1981. Avec plusieurs membres de l’équipe du CIRED j’ai été conduit à m’occuper de décentralisation et de développement local.
Quelques années plus tard après l’effondrement du bloc de l’Est, ma collègue Krystyna Vinaver m’a embarqué dans des opérations de coopération entre les Parcs naturels régionaux français et leurs homologues polonais. Les territoires concernés à l’est de la Pologne (la forêt de Bialowiecja) et le Parc naturel régional des Vosges du Nord avaient en commun de vastes forêts d’une qualité exceptionnelle. Lors d’une visite de Polonais en Alsace, nous avons eu l’occasion de rencontrer un membre de la famille de Turckheim chargé de la gestion de la forêt De Dietrich que nous avons pu visiter. Celle-ci a fait l’objet d’une gestion aboutissant à un mélange d’essences diversifiées (feuillus et résineux) associant sur un même espace des arbres d’âge et de taille variées objets de prélèvements limités mais fréquents. Ce type de conduite forestière a été décrite par Brice de Turckheim et a été à l’origine du mouvement Pro Silva, une association de forestiers visant une gestion mettant davantage à profit les mécanismes naturels. Ses tenants font valoir de nombreux avantages par rapport à la monoculture de parcelles de résineux homogènes qui s’est implantée sur le Plateau de Millevaches : avantages environnementaux (biodiversité), maintien de la fertilité des sols (absence de coupe rase et d’exportation de petits bois, ou de mécanisation à outrance) une meilleure résistance au risque tempête, aux maladies (on pourrait sans doute ajouter au changement climatique) et une récupération plus rapide, mais aussi une productivité plus forte et un meilleur rapport financier.
J’ai lu l’ensemble des documents y afférant, qui m’ont paru raisonnables et en phase avec mes travaux. Toutefois il y a une grande différence entre la gestion d’une forêt de plus d’une centaine d’années en régime de croisière et la conversion de peuplements homogènes de résineux. La phase de transition implique des manières de procéder qui ne sont pas forcément explicitées dans les documents de Pro Silva (par exemple la gestion des adventices1 lors des replantations), ce qui laisse un certain nombre de problèmes à résoudre. Quant aux perspectives économiques alléchantes, elles relèvent clairement du long terme. La superficie de la forêt constitue également une autre différence. Il est peut-être plus facile d’organiser une gestion de ce type (passage tous les 17 ans et récolte d’une part limitée du bois) sur un massif forestier que sur quelques parcelles en timbres-poste.
Une telle démarche renvoie également à un autre ordre de réflexion, très personnel. Quelles sont les motivations et les bénéfices que l’on trouve à s’occuper de ses bois ? Ceci conditionne naturellement les choix dans la gestion et les options stratégiques.
Je ne peux guère m’empêcher de sortir en pleine nature chaque jour à moins d’intempéries sérieuses. La chasse, la pêche et les bois sont les points d’ancrage de cet impératif. J’ai en revanche peu d’intérêt pour les pratiques gratuites et « sans effet visible, immédiat et concret » comme le sport ou la marche qui sont censés maintenir l’individu en forme. Les occupations forestières ont l’avantage de me fournir un minimum d’exercice physique, pas trop pénible car je délègue les tâches les plus ardues et présentant des risques pour les amateurs inexpérimentés (abattage d’arbres à partir d’une certaine dimension…).
J’ai plus de mal à rendre compte d’une seconde motivation qui a trait à l’inscription de l’individu dans la longue durée. Il m’est difficile d’envisager de laisser à l’abandon un territoire dont la famille s’est occupée au fil des siècles, depuis bien longtemps même si la durée est indéterminée ; je ne peux accepter d’être le premier à abandonner.
Les considérations environnementales viennent se greffer sur cette motivation, à la fois sous la forme d’ impératifs (contribution au maintien de la biodiversité, à la transition énergétique, aux puits de carbone) ou sous forme de questions : comment gérer la forêt dans un contexte de changement climatique ?
Enfin, les objectifs économiques ne sont pas totalement absents de ma démarche. Non que je compte sur les bois pour assurer un complément substantiel à ma retraite : la majeure partie des coupes de la première génération d’arbres a déjà été effectuée. Par contre, les opérations de gestion dégagent des quantités de bois de chauffage bien supérieures à ce que je peux utiliser, même pour chauffer une grande maison, d’autant plus que je ne l’occupe pas en plein hiver, et ceci constitue un apport financier appréciable.
Au début de mon implication, aucune éclaircie n’avait été effectuée sur les peuplements homogènes d’épicéa et de douglas plantés une trentaine d’années plus tôt. Je songeais à corriger cela quand s’est produite la tempête de 1999. Son impact a été très différent selon les types de parcelles : des trouées dans deux parcelles d’épicéa alors que les autres, mieux protégées, n’ont pas été touchées ; une parcelle de douglas a été victime du déracinement d’une haie de vieux hêtres situés sur un talus en surplomb ce qui, par un effet de château de cartes, a déraciné 50 % de cette parcelle pourtant protégée des vents. Il est notable que dans l’un et l’autre cas, les arbres ont été déracinés et non pas cassés par le milieu comme cela a été le cas par exemple dans la forêt de la Feuillade à Faux-la-Montagne.
On s’est occupé rapidement de redresser les jeunes arbres couchés par le vent. Remis debout, ils ont été attachés avec de la ficelle au sujet épargné le plus proche. Ce bricolage s’est avéré efficace : tous ont survécu et ils ont apparemment développé à nouveau un système racinaire équilibré. La question reste encore posée de savoir si les quelques sujets malingres (hauteur de l’ordre de 10 m) qui ont séché des années après ou ont été à nouveau renversés par le vent doivent cela aux effets à plus long terme de la tempête.
Le volume de bois tombé sur le Plateau lors de cette tempête a très largement excédé les capacités de traitement des exploitants et la demande du marché. La mécanisation était alors faible ; on a fait venir des abatteuses de pays du Nord de l’Europe ; ces engins ont été employés en priorité sur les parcelles de grande taille. De toute façon, les parcelles sinistrées ne se prêtaient pas forcément bien à une exploitation entièrement mécanique (troncs enchevêtrés etc.) et l’intervention de bûcherons s’avérait souvent nécessaire. Cette main-d'œuvre était également débordée. Il a donc fallu attendre, mais cette attente n’a pas eu d’incidence notable sur la qualité des bois exploités. En revanche dans une telle situation, les acheteurs étaient en position de force et cela s’est ressenti sur les prix, même si nous avons eu une chance relative puisque les troncs n’étaient pas cassés (sauf exception) ce qui réduit la valeur du bois à néant, mais simplement déracinés.
Pour le reboisement on a essayé de mettre à profit au maximum le peu de régénération naturelle déjà présente. Sur un faible nombre de placettes cela a donné de bons résultats. La condition déterminante a été la taille initiale de la repousse qui devait être de l’ordre de 50 cm pour avoir des chances de triompher des adventices.
Par ailleurs les effets de la tempête avaient à cette époque conduit à la préconisation d’une diversification des essences et de plantations moins denses. La première préconisation entrait en résonance avec mes idées, la seconde avec la nature d’un terrain encombré par les rémanents et m’arrangeait bien (moins de travail de plantation). J’ai donc planté à la fois des résineux qui sont venus de façon irrégulière et des hêtres bien espacés qui ont eu tendance à se développer latéralement ce qui n’augure pas d’une belle futaie à venir et nécessite des élagages palliatifs fréquents.
Les effets d’une tempête continuent à se faire sentir pendant plusieurs années. Les arbres qui ont chuté, au-delà de faire tomber directement leurs voisins en déstabilisent d’autres de façon visible ou non. On peut d’abord voir des arbres penchés ou dont le système racinaire a été soulevé ; lors du dégagement des chablis, ils sont coupés car on est sûr qu’ils ne se stabiliseront pas. D’autres dégâts sont plus insidieux. Les systèmes racinaires des arbres en lisière des trouées peuvent être endommagés ou déséquilibrés, ce qui avec une exposition nouvelle en bordure se traduit par des chutes ou de la casse les années suivantes.
La tempête a également révélé une relative inadaptation des plantations d’épicéa (préconisées en leur temps par le Fond forestier national) à un grand nombre de stations aux altitudes de l’ordre de 700 m. Le traitement des chablis d’épicéa a permis de constater les atteintes de fomès : un champignon qui détruit le cœur de l’arbre à partir de sa base et n’est pas détectable à l’œil nu par une personne non avertie (le renflement de la partie basse du tronc constitue un indice...). Les parties contaminées des sujets touchés sont laissées simplement sur place ou destinées à la papeterie en deçà d’un certain seuil de dégâts. On peut toutefois nuancer le regret du choix de l’épicéa dans la mesure où les jeunes plantations ont permis la cueillette d’importantes quantités de cèpes qui, pendant toute une période, ont été vendus à des prix élevés notamment sur le marché italien. Ceci, avant que de nouvelles filières en provenance des pays de l’Est ne se mettent en place, a généré des revenus largement comparables à ceux de la forêt ; ils n’ont pas toujours bénéficié aux propriétaires.
Jean-Paul Ceron