Il convient ici de raconter brièvement les différentes étapes du mouvement communal à Lyon, en soulignant les différences avec celui, plus connu, de Paris. Le premier point – essentiel – est lié au calendrier. L’insurrection de Paris dura du 18 mars 1871 à la « Semaine sanglante » du 21 au 28 mai 1871. À Lyon, elle se déroula en trois phases : on pourrait même dire qu’il y eut 3 Communes de Lyon. Très brèves, mais aussi très espacées : une tentative de prise de contrôle de la mairie le 28 septembre 1870, une reprise de l’agitation dans la violente journée du 20 décembre 1870, puis la véritable émeute du 30 avril 1871. On peut donc considérer que la Commune de Lyon fut triple, mais aussi – a contrario – qu’elle fut unique, puisque les mouvements communalistes ne cessèrent jamais leur activisme dans les intervalles. Autre différence : au contraire de Paris, les nouvelles autorités républicaines, contrôlant fortement la police, ne quittèrent jamais ni les lieux, ni le pouvoir. On pourra aussi relever l’importance accrue de deux mouvements politiques, certes présents à Paris, mais pris dans un ensemble plus vaste : l’AIT (Association Internationale des Travailleurs, créée en 1864, où dominent alors les Marxistes, dite « Ière Internationale ») et le groupe des amis de Bakounine, anarchistes, à cette époque toujours membres de l’AIT Bakounine arriva à Lyon le 14 septembre, venant de Suisse, où il était réfugié. Deux autres points sont à souligner à Lyon, et c’est étonnant. S’il a bien existé une Commune, elle fut dominée par des partisans de Blanqui, socialistes révolutionnaires, et elle se déroula … AVANT la première insurrection du 18 septembre. Dès le 4 septembre, la ville était dirigée de fait par des groupes révolutionnaires se rattachant à différentes branches du mouvement ouvrier, mais où tant l’A.I.T que les partisans de Bakounine étaient minoritaires. Durant deux semaines, le pouvoir fut aux mains d’un Comité de Salut Public, dissout sous l’influence des républicains modérés. Pour un éclairage complet, on pourra consulter le livre Les communards à Lyon de Mathieu Rabbe (Editions Atelier de Création Libertaire, 2015).
Depuis des décennies, les Limousins étaient traditionnellement très nombreux dans la population ouvrière lyonnaise : maçons, plâtriers, paveurs, fumistes, charpentiers… Ils venaient surtout du sud et sud-est de la Creuse, notamment des Combrailles, un peu moins de Corrèze et Haute-Vienne.
Une grande partie avait déjà choisi une installation définitive dans la région. Jean-Luc de Ochandiano (Lyon, un chantier limousin 2011, lire IPNS n° 16, 2006) donne des chiffres de plusieurs milliers. Lorsque j’ai commencé cette recherche, je pensais trouver de nombreuses traces de la présence des Limousins dans l’insurrection communale. Ainsi, M. Rabbe cite-t-il 430 communards condamnés à la suite des événements – on remarquera l’écart énorme avec les chiffres de Paris (11 500). Nous parlons bien ici des condamnés, et non des inculpés, Rabbe ayant choisi de se focaliser sur les premiers. 77 % provenaient de la région lyonnaise, dont 50 % de la ville-même. Seulement 84 étaient originaires du reste de la France (dont 8 Auvergnats), et 15 étrangers. AUCUN limousin. Or, il y avait bien une tradition de luttes sociales dans les corporations de maçons limousins, beaucoup avaient soutenu la grève des canuts en 1831, leurs revendications étant les mêmes. Jean Huguet, de Beaumont, fut ainsi condamné pour « rébellion ». D’autres encore, lors de la grande grève d’avril 1848, ou des barricades de 1851. Vingt ans plus tard : RIEN. Ce constat est désarmant, à tel point qu’il faut bien lui trouver une ou des explications. Aucun des deux auteurs de référence n’a remarqué ce paradoxe, mais par contre, ils fournissent des arguments « entre les lignes ». Il faut être très attentif au calendrier et à la chronologie.
C’est une remarque de Martin Nadaud (Mémoires de Léonard, ancien garçon maçon) qui peut nous mettre la puce à l’oreille. Il signale que les maçons « lyonnais », contrairement aux « parisiens », avaient la réputation de montrer peu d’intérêt pour la politique. Comme Ochandiano, je pense qu’il faut nuancer cette image. Elle repose sur un quiproquo : la politique est-elle nourrie de revendications sociales (salaires, conditions de travail) ou démocratiques (régime politique, droit de vote). Pour certains, les deux étaient liées, pour nos Limousins, il est clair que les premières motivations primaient. En voici l’explication.
Il convient de bien observer les événements du printemps 1870 - précédant la guerre franco-allemande - ainsi que les premiers jours de la République. Les maçons, où les Limousins étaient majoritaires, s’étaient mis en grève en mai 1870, avec pour revendications : journée de 10 heures et augmentation du salaire horaire de 40 à 50 cts. Le refus des patrons (parmi lesquels de nombreux Limousins !) durcit la grève. Sur 7 membres de la commission de grève, on trouvait 3 Creusois, 2 Hauts-Viennois et elle était présidée par un nommé Leclair, 35 ans, de Nedde. Cette omniprésence des Limousins dans la lutte est remarquable ; ils formaient avec les Auvergnats 75 % de la profession. La principale mesure de grève est « le retour au pays », on prive ainsi les patrons de leur main d’œuvre. 1 000 maçons sur 3 000 font ce choix. Après plusieurs semaines de conflit, les grévistes obtiennent les 10 heures journalières et 45 centimes. La plupart ne reviendront qu’au printemps suivant. Ces travailleurs, comme les mobilisés de la guerre, étaient par définition absents en septembre. Et pour ceux qui étaient restés, l’avènement de la République apporta une solution à saisir. La guerre continuait, les Prussiens étaient arrivés en Saône-et-Loire. Les nouvelles autorités considérèrent qu’il fallait d’urgence renforcer le système de défense de la ville, constitué essentiellement de forts. Des ateliers publics furent mis en place, proposant 15 000 emplois. Pour les Limousins restés sur place, c’était une aubaine. Durant le mois de septembre 1870, marqué par une très forte agitation, les maçons travaillaient ! Tout simplement parce que durant la dure et longue grève de mai-juin, ils n’avaient pas été payés. Beaucoup de travailleurs saisonniers étaient encore présents, mais en décembre, ils étaient repartis passer l’hiver dans leurs villages. En avril 1871, ils étaient tout juste revenus. Voilà pour l’explication « temporelle ». En réalité, c’est plus compliqué que cela.
Il est à noter que très peu d’entre eux étaient engagés dans des mouvements comme l’AIT, créée en 1864 (dite Ière internationale), ou encore la Libre Pensée ou la Franc-maçonnerie. Si la majorité de nos Limousins était déjà gagnée au socialisme, ils avaient plutôt comme référence Pierre Leroux. À Lyon s’affrontaient grosso modo – au risque de caricaturer – trois tendances : les républicains modérés - ceux qui suivaient Gambetta - , les révolutionnaires de l’AIT qui se déchiraient entre marxistes et anarchistes (Bakounine était accouru depuis la Suisse), et enfin les blanquistes, très représentés dans le mouvement lyonnais. Et la République alors ? il est évident que les gars du bâtiment étaient républicains, mais beaucoup avaient été échaudés par la répression de juin 1848 (lire Les révoltés d’Ajain de Michèle Laforest, éditions Albin Michel, 2001). Une forte tendance pacifiste existait aussi. Au contraire du gouvernement de Défense Nationale, elle souhaitait l’arrêt de la guerre. Allait-on se battre aux côtés de gens qu’on ne comprenait pas (les anarchistes), pour une cause incertaine (la nouvelle république) ? L’origine géographique a beaucoup d’importance. Jusqu’aux années 1870, les Creusois les plus nombreux venaient de l’est du département, pour simplifier des Combrailles, partie la plus cléricale et la plus modérée politiquement. Il faut donc compter avec l’influence de la religion et des grands propriétaires (où dominaient les royalistes). Ce n’est qu’à partir des années 1880 que les travailleurs issus des Combrailles délaissèrent Lyon, pour devenir mineurs (découverte des mines de charbon dans l’Allier et le Cantal). Ils furent alors suppléés par l’arrivée massive de gens de l’ouest du Plateau, en général plus radicaux (catégorie qui est la mieux connue aujourd’hui). Enfin, il ne faudrait pas oublier la question identitaire. Les Limousins étaient réputés très fermés, vivant en communauté, notamment à La Guillotière, beaucoup plus qu’à Paris, où ils étaient dispersés. Bien sûr, c’est dans ce cœur de Lyon que bouillonnaient les idées communardes, et on pouvait y fréquenter les petits artisans, boutiquiers ou compagnons plus politisés. La position a priori curieuse des Limousins me semble relever de cette question : « on y va tous ou aucun », d’autant que la majorité d’entre eux n’était plus là. La Commune : ce n’était pas vraiment leur combat. C’est aussi bête que ça.
Michel Patinaud