Nous ne pouvons faire l’économie de cette question : d’où vient le nom si célèbre de « Croquants »? S’il faut l’être, soyons révisionnistes. Crocq est cette petite ville du plateau des Combrailles, un des plateaux limousins (IPNS n° 73). Vous trouverez dans beaucoup d’écrits qu’elle a servi à dénommer les paysans révoltés aux XVIé et XVIIè siècle. Voyons précisément ce point de vocabulaire historique.
« Il n’est pas certain que la Révolte des Croquants, à la fin du XVIème siècle, qui ravagea la région jusqu’en Périgord, se soit enflammée à Crocq, comme ont pu déduire certains historiens de la parenté étymologique des deux noms ; mais cette révolte a été dure et mortellement matée, sur tout le plateau et ses abords ». G.Chatain1
Les révoltes populaires ou paysannes ont été plus nombreuses qu’ailleurs, dans le sud-ouest du royaume de France. Il n’est guère d’année où on n’en rencontra pas ici ou là. Le terme de Croquant a fini par devenir un nom commun, alors qu’il était à l’origine très localisé. Leur première révolte de 1594 s’inscrit dans le cadre des guerres de religion et marque l’apparition du terme. Or, la sédition se développa vers le sud et l’ouest, en Quercy et Périgord, pas dans la Marche. Un tel phénomène se reproduisit en 1620, puis 1637, son origine étant à chercher dans une situation de misère grandissante. Les révoltes mêlaient des contestations du pouvoir royal (explosions anti-fiscales, principalement contre des impôts nouveaux) mais aussi des « émotions » dirigées contre les abus du pouvoir seigneurial. Et tous les historiens nous disent que ces gens-là, « nos » Croquants, étaient essentiellement du Périgord (d’où la perpétuation du terme jusque dans le roman Jacquou le Croquant2. En effet, nulle trace de la ville de Crocq dans tout ça.
Alors, d’où vient l’erreur?. Eh bien, à mon sens, le fautif a pour nom amalgame. Y-eut-il l’équivalent des Croquants en Combrailles ? Du même genre, sans doute, mais nommés ainsi, sûrement pas. Il est à remarquer qu’aucune chronique du temps n’en parle. Le grand spécialiste de la question, Yves Marie Bercé3, l’écrit explicitement : aucune trace de Croquants à Crocq. Une autre preuve irréfutable : aucune raison de soulèvement anti-fiscal dans le Franc-Alleu, où se situait Crocq, les habitants étant dispensés de tout impôt.
On objectera que les habitants du Crocq actuel sont bel et bien appelés Croquant(e)s. Pour moi, il s’agit d’une pure homonymie. L’endroit tire son nom d’une déformation du latin « crux » (croix), celui des révoltés était utilisé de manière injurieuse par les puissants envers les révoltés, ceux qui voulaient les « croquer » (attraper avec des crocs, bâtons munis d’un crochet, très utilisés dans les campagnes). Jamais les révoltés ne se sont désignés par ce nom. Ils avaient selon les régions, leurs propres dénominations : les Pitauts, les Chasse-voleurs, les Tard-Avisés, les Tuchins (tue-chiens !) …
Révolte anti-fiscale, contre les nouveaux privilégiés, occupation de l’espace public, manifestations plus ou moins violentes, répression. Rien de nouveau sous le soleil. Voilà bien des points communs, que nous évoquerons plus loin.
« Nos » Croquants étaient en réalité de la Basse-Marche et du Bas-Limousin. Il n’y en avait pas partout. Aucune révolte populaire n’a jamais été nationale avant 1789. Pour eux le problème principal, parmi des impôts multiples, était la gabelle, impôt honni sur le sel, et aussi la dîme, due au curé. Aujourd’hui, c’est l’essence, et l’impossibilité de s’en passer. C’est bien sûr ce côté incontournable que les gouvernants appuient depuis toujours pour nous faire « cracher au bassinet ». Les gouvernements d’Henri IV puis Louis XIII poussaient loin la contrainte quand il s’agissait de financer la guerre. 1594 : guerres de religion, guerres civiles. 1637 : la France est entrée dans la Guerre de Trente Ans, première guerre européenne.
Les Croquants appelés par le tocsin se rassemblaient près de l’église, qui n’était pas attaquée, bien que privilégiée. La communication passait aussi par la rumeur, le bouche à oreille, un envoyé spécial à cheval, des formes de réseaux sociaux à l’ancienne.
En général, la révolte n’avait pas le temps de gagner même Limoges ou Bordeaux. Mais sur place ou en chemin, la populace était cruelle. Parcourant la campagne armés de crocs, de faux emmanchées à l’envers, de bâtons, d’épées même, les « régiments populaires du Tiers-État » tuaient et massacraient sans réserve ce qui pouvait ressembler à un « gabeleur ». En réalité, une horreur, à côté de laquelle les incendies de greniers à sel, des maisons bourgeoises, parfois des châteaux de « collabos » (anachronisme, mais il convient bien), ces destructions donc paraissaient légères.
Après les rassemblements, la pression montait durant plusieurs jours, les cibles principales étant les fonctionnaires royaux, les juges, les bâtiments représentant le pouvoir monarchique, l’ État en résumé, les « messieurs de Paris ». Et tout ce qui ressemblait à des exploiteurs, des nantis. On a pu entendre: «les bourgeois ne se soucient pas de la ruine du pauvre peuple, parce que cette ruine fait leur richesse». Nous verrons les résonances actuelles. Et la noblesse qu’on pourrait comparer à nos modernes privilégiés. Eh bien localement, elle prenait souvent le parti de la rébellion, du moins les hobereaux. Pas forcément par humanisme, mais parce que si le peuple n’avait plus rien après les impôts, il avait du mal à régler les redevances seigneuriales. On a aussi compté beaucoup de prêtres à la tête des révoltés. Mais était-ce vraiment le peuple qui se révoltait ? On peut dire que la masse réunissait surtout des artisans, boutiquiers, paysans aisés, en quelque sorte nos modernes « classes moyennes ». Passés les moments de folie et d’espoir, on retombait vite dans une certaine misère.… Une rengaine4.
Parlons répression. Le type même du « vrai » Croquant est le célèbre Jean Petit, un notable de Villefranche-de-Rouergue, héros de la chanson enfantine, jean petit qui danse. Le malheur est qu’il « dansait » bien, mais sous l’effet des coups mortels reçus sur la roue en 1643 ! L’homme était un chirurgien, mi-médecin, mi-rebouteux, un notable tout de même. Certainement pas un paysan, bien qu’affublé du terme Croquant. En 1637, l’armée était à l’œuvre, et ne faisait pas dans la dentelle. Les Croquants limousins eux ont « seulement » été pendus. Tout juste mettait-elle plus longtemps à arriver, à cheval ou à pied, vous pensez !
Depuis le XVIIè siècle, les taxes et impôts se sont modernisés, multipliés, diversifiés, prélevés à la source : TVA, contributions de toutes sortes, inflation des cotisations. Les raisons de protester aujourd’hui sont sans doute beaucoup plus variées, chaque groupe social a sa propre haine des charges et factures. Mais le plus fort, c’est la position « anti-système » (terme jamais utilisés en XVIIè).
Aujourd’hui, c’est l’essence et l’impossibilité de s’en passer. C’est sur ce côté incontournable que les gouvernants appuient depuis toujours pour nous faire « cracher au bassinet ». Ce fut ainsi le point de départ du mouvement des Gilets Jaunes.
Voyons un premier point : où se rassembler ? Aux Croquants la place du village et les abords de l’église. Aux Gilets Jaunes les légendaires ronds-points, de temps en temps les centres des grandes villes, et surtout les marchés. Rappelons-nous cette invitation : « Samedi, jour de marché : enfin l’occasion de discuter. Retrouvons-nous sur les marchés, gilet sur le dos ! On est encore là !»
Ronds-points – marchés et foires : voici une même logique. Des lieux que tout le monde connaît, parfaitement identifiables et visibles. Alors comment sait-on que la moutarde monte ? Aujourd’hui, tout va très vite grâce aux médias divers et réseaux sociaux. La nouvelle de la révolte allait aussi très vite dans le passé, beaucoup plus qu’on ne pourrait le croire, une sorte de « téléphone croquant ».
Voyons les cibles de la colère et des « émotions » : à peu de choses près les mêmes, exploiteurs et nantis pour simplifier. Mais alors que les révoltes anciennes étaient de véritables boucheries, de part et d’autre, aujourd’hui, on brûle des pneus, on s’attaque au mobilier urbain. Ne serait-ce pas en fait un progrès ? Bien sûr, la répression est un point capital. De nombreux Gilets Jaunes ont été salement amochés par des violences policières (que Macron 1er a reconnues du bout des lèvres). Tout de même, on n’entendait jamais « mort au roi », qui échappait à toute critique, ni « Richelieu ta gueule ». Il me paraît évident que la violence a changé de nature et de degré.
Je ne me lancerai pas dans une comparaison sociologique des profils de révoltés (il faudrait des données très précises) si ce n’est cette opinion : ce ne sont pas les plus pauvres qui agissent, et coordonnent les mouvements. Ensuite, les conséquences sont à observer de près : jamais le pouvoir n’a fait les moindres concessions avant les révolutions. Les révoltés n’avaient pas grand chose à gagner, mais beaucoup à perdre. Mais « trop, c’est trop », aujourd’hui comme hier. Il existait chez les révoltés une certaine fierté, celle d’être des fers de lance, représentatifs. D’où un certain affichage. Pour les Croquants, on ne connaît aucun signe de reconnaissance particulier, hormis les armes, sans doute quelques drapeaux, et des plumes au chapeau, une bravade. Pas de couleur, pas de vêtement particulier, alors qu’on connaîtra plus tard les « bonnets rouges bretons » (1675).
Vous remarquerez qu’on a peu parlé de Crocq et d’un certain esprit de clocher, une forme de solidarité de toutes les époques, « poujadisme » ou « populisme » diraient certains. Se revendiquer des luttes anciennes, de la résistance, c’est se reconnaître un héritage, qu’on pourrait attribuer à tous les Limousins du passé, sur leur « terre de révolte » (G. Châtain). Et surtout ceux de là-haut sur la Montagne. Qui se sont illustrés bien d’autres fois, et encore, et encore, et il n’y a pas si longtemps.
Michel Patinaud