Cette invasion déclarée est largement consentie et espérée par les « réseaux de résistance et de rébellion, les personnes honnêtes qui résistent dans tous les coins de la planète »1. Aux côtés de très nombreux territoires, collectifs, et organisations de toute l’Europe d’« en bas à gauche », une invitation a été faite à la délégation à venir sur la Montagne limousine. Si la visite de nos compañeros, compañeras, compañeroas, est incertaine, certaines s’activent ici depuis plusieurs mois à préparer ces possibles rencontres et à accompagner ce voyage, un voyage « à la recherche de ce qui nous rend égaux » (1).
Ce qui nous rend égaux ? D’abord : Nous sommes en vie, sur Terre, et sous les étoiles. Ensuite : Nos vies, la Terre, et jusqu’aux étoiles, sont menacées de destruction et dévastées par un même ennemi, le capitalisme.
De l’autre côté de l’océan, le peuple de racine maya, en résistance dans les montagnes du Chiapas, peuple zapatiste insurgé et rebelle, ne s’est pas soumis. Pas plus aux conquistadors, aux princes et marchands qui pour s’enrichir ont répandu la terreur, la maladie, la mort sur « le nouveau monde », qu’aux princes et marchands du monde moderne qui, après avoir découvert la totalité de la planète, sont toujours animés par la seule soif de profit et continuent de semer la terreur, la maladie, la mort.
Le premier janvier 1994, dans le Sud-est mexicain, l’Armée zapatiste de libération nationale est descendue des montagnes pour dire : « Ya Basta ! », « Ça suffit ! ». Depuis ce jour, malgré les menaces, les attaques et les assassinats perpétrés par l’État fédéral mexicain, les paramilitaires, les narcotrafiquants, les industriels et les financiers, les communautés zapatistes n’ont cessé de résister et de lutter. Elles se sont organisées de manière autonome en partageant le travail et les fruits de la terre, les connaissances et les apprentissages, les arts et les sciences, l’éducation, la santé, la justice. Elles n’ont cessé de se renforcer, de s’élargir, d’écouter, d’apprendre et de construire. Elles n’ont cessé de faire grandir la résistance et la rébellion, d’encourager les réseaux de solidarité nationaux et internationaux. Elles n’ont cessé de s’adresser à tous les mondes du monde. Parce qu’« un rêve qui n’englobe pas le monde entier est un petit rêve ». 2
Cinq siècles après la soi-disant « conquête » d’un continent baptisé par ses colonisateurs « Amérique », le voyage se fait donc en sens inverse... Tout recommencer, tout retourner et tout reprendre à l’envers, pour mettre à l’endroit ce monde qui marche sur la tête, qui marche sur nos corps et nos cœurs, tanguer sur les mers pour pouvoir nous tenir debout, opérer un tour complet sur nous-mêmes, faire ce mouvement dont le point de retour coïncide avec le point de départ : la révolution.
Nous voici au printemps 2021. L’invasion a commencé.
L’escadron 421, composé de 4 femmes, 2 hommes, et d’1 autre, est l’avant-poste et navigue actuellement sur les vagues de l’océan Atlantique à bord du bateau La Montaña. L’accostage est envisagé pour la mi-juin dans le port de Vigo, province autonome de Galice, Espagne. Cette autre, une personne transgenre, sera la première de l’équipage à débarquer, signifiant ainsi qu’il est temps d’en finir avec les catégories de sexe et de genre, conçues par et pour le système hétéro-patriarcal-capitaliste.
Elle dira : « Au nom des femmes, des enfants, des hommes, des anciens et, bien sûr, des zapatistes autres, je déclare que le nom de cette terre, que ses naturels appellent aujourd’hui “Europe”, s’appellera désormais : SLUMIL K’AJXEMK’OP, ce qui signifie “Terre insoumise”, ou “Terre qui ne se résigne pas, qui ne défaille pas”. Et c’est ainsi qu’elle sera connue des habitants et des étrangers tant qu’il y aura ici quelqu’un qui n’abandonnera pas, qui ne se vendra pas et qui ne capitulera pas. » (3)
Si certains continuent de penser que la lutte féministe est une lutte secondaire, les zapatistes la placent au premier plan de leurs discours et de leurs pratiques. Une montagne en haute mer et tous les communiqués qui ont suivi font une large place aux violences et aux injustices imposées aux femmes, désignant la domination sexiste comme un mécanisme premier et essentiel de la domination capitaliste. Le communiqué d’octobre indique que « les délégations zapatistes seront formées majoritairement par des femmes. Pas seulement parce que de cette manière elles veulent rendre l’embrassade qu’elles ont reçue durant les rencontres internationales antérieures. Aussi, et surtout, pour que les hommes zapatistes, nous faisions clairement savoir que nous sommes ce que nous sommes, et que nous ne sommes pas ce que nous ne sommes pas, grâce à elles, pour elles, et avec elles. » Il est attendu que la force de ces positions soit comprise par tous les « visages pâles hétéropatriarcaux »3 qui considèrent encore aujourd’hui que les femmes sont une minorité, et que leur lutte est accessoire, au mieux subsidiaire.
La violence et l’injustice des rapports entre les genres, tant dans les structures coloniales et modernes que dans les communautés indigènes traditionnelles, ont conduit l’EZLN à placer au premier plan de sa lutte la question de la domination patriarcale et, dans un Mexique mutilé par les féminicides, les zones zapatistes se distinguent aujourd’hui sans conteste du reste du pays. Ceci est le fruit d’un travail politique et culturel mené sans relâche, depuis la Loi révolutionnaire des femmes de 1993, jusqu’aux Rencontres internationales de femmes qui luttent de ces dernières années réunissant des milliers de femmes de tous les continents venues partager leurs douleurs, leurs révoltes, leurs combats, leurs espoirs et leurs rêves.
En écho aux luttes des zapatistes, ce sont ici des femmes qui se sont réunies pour envisager une rencontre avec la délégation sur la Montagne limousine et qui lui ont adressé une invitation. Comme l’a dit l’une d’entre elles : « Nous ne pouvions pas laisser une poignée d’hommes accueillir toutes ces femmes ! » L’héritage culturel fait que ce sont largement des hommes qui s’emparent des questions politiques, qui prennent la parole, les initiatives et les directions. Ce geste inédit exprime un besoin pour les femmes d’affirmer leur légitimité dans le domaine politique, de prendre la place que nombre d’entre elles disent encore se voir refuser. Il est apparu plus que jamais évident qu’il fallait rompre avec les pratiques habituelles qui font qu’il y a d’un côté ceux qui parlent et qui tracent les lignes, et d’autre part celles qui écoutent et qui suivent.
La préparation de l’invitation en non mixité a amené à mettre ici aussi la domination masculine et les violences sexistes au centre des réflexions, un travail collectif a commencé pour tenter d’identifier les mécanismes de domination et les démanteler.
Au sein des différents collectifs de vie ou de lutte, de communautés qui se prétendent pourtant émancipatrices, des inégalités, des injustices, des agressions sexuelles ont encore lieu. Dans les cas de viols, les réponses apportées par le système judiciaire étatique ne sont pas satisfaisantes : la parole des femmes victimes de ces violences est rarement écoutée et respectée, les agresseurs bénéficient d’une large impunité et quand ils sont condamnés, ils se retrouvent soumis à l’univers carcéral qui ne fait que renforcer le système de domination patriarcale, la loi de la force et de la brutalité. D’autres réponses à ces situations peuvent être apportées, des réponses élaborées selon des besoins, des critères et des valeurs communes, établis de manière autonome. Si les rencontres avec la délégation zapatiste ont lieu, l’un des souhaits est de partager les expériences respectives de justice communautaire, les tentatives, les échecs et les réussites. Il y a beaucoup d’inspiration à tirer de la justice autonome des zones zapatistes : bien loin d’une justice de spécialistes avec ses codes et ses sanctions, les communautés ont mis en place des instances de médiation et d’écoute qui s’efforcent de réparer les torts subis et permettent la poursuite d’une vie collective pacifique.
Si cette justice autonome peut s’appliquer, c’est parce que l’ensemble de la communauté lui accorde sa confiance et reconnaît sa légitimité, confiance et légitimité dont l’État fédéral mexicain ne bénéficie pas, le caractère raciste, répressif et massivement corrompu de celui-ci étant largement admis. Cette situation fait qu’il y a une place, matérielle et symbolique, pour des organisations collectives autonomes. Les conditions historiques en France sont très différentes : il n’y a plus de peuple autochtone... il n’y a peut-être même plus de peuple du tout… peut-être n’y a-t-il plus que des « citoyens », rendus si dépendants des institutions de l’État, de ses structures d’éducation, de santé, de justice, de ses allocations, de ses subventions, que l’emprise de celui-ci n’est plus perçue pour ce qu’elle est, ici aussi : une colonisation. Malgré ces différences de géographie et de calendrier, nous sommes nombreux à sentir et à savoir la nécessité de nous défaire d’un certain sentiment d’impuissance, la nécessité de nous organiser localement et de porter en nos propres formes d’organisation la confiance et la légitimité que nous accordons encore trop volontiers à l’État. C’est l’un des partis à tirer du voyage zapatiste, des réflexions et échanges qu’il suscite et ce que nous pouvons espérer des rencontres à venir : qu’elles renforcent notre détermination et élargissent notre voie vers l’autonomie, que nous prenions la mesure de notre lien de dépendance à l’État et à l’ensemble des institutions publiques, que nous osions imaginer ce que nous pouvons construire en défaisant ce lien, que nous considérions ce que nous sommes prêts à risquer, ce que nous sommes prêts à gagner.
Des femmes continuent à se rencontrer en non mixité pour échanger et débattre, mais la préparation d’un accueil possible de la délégation s’est ouverte largement. Des assemblées mixtes rassemblent une centaine de personnes du Plateau, et les rencontres se préparent au sein d’une coordination régionale qui réunit, avec le groupe de femmes du Plateau, le Syndicat de la Montagne limousine, des camarades de la Coopération Intégrale du Haut-Berry, des militants de Limoges, Tulle, Tours, Orléans. L’invitation qui a été faite propose des rencontres sur cinq jours pendant les mois de juillet, août ou septembre. Il y aurait des journées consacrées au thème de la justice communautaire, avec des moments en non mixité et d’autres en mixité, et des journées d’échanges entre les différents collectifs locaux et régionaux pour questionner et continuer d’élaborer ces formes d’organisation. Les obstacles au voyage zapatiste sont multiples : aucun gouvernement n’a intérêt à laisser débarquer ces insurgés révolutionnaires qui affirment haut, fort, et clair « s’être engagés à lutter, partout et à toute heure (…) contre ce système jusqu’à le détruire complètement. »5 La seule certitude aujourd’hui est l’arrivée sur les côtes européennes des 7 compañeros, compañeras, compañeroas de l’escadron 421. D’autres rejoindront le continent par avion s’ils peuvent surmonter les barrières douanières et administratives qui se dressent entre les peuples.
Leur venue sur la Montagne limousine est donc encore incertaine mais malgré l’absence de réponse à ce jour, il est nécessaire de préparer l’accueil, des appels à dons et contributions ont été lancés en ce sens4.
La perspective de l’invasion zapatiste a suscité tant d’enthousiasme et d’envies qu’une coordination à l’échelle nationale et européenne s’est vite montrée nécessaire. C’est aussi l’un des enjeux de ce voyage : donner corps et consistance à la Sexta internationale, l’Internationale de l’espoir, unir ces réseaux de résistance et de rébellion. « Tout simplement parce que ce monde n’est possible que si toutes, tous, touTes, nous luttons pour le mettre debout. »1