“Raoul“ et “Philippe“ marchent dans la nuit, en file indienne, sur la route qui mène à Peyrelevade, dans la montagne limousine. Le premier, un gaillard portant béret et grosses lunettes, sent battre contre sa cuisse le Mauser 6,35 qui gonfle la poche droite de sa canadienne. Le second, râblé et plus jeune, porte à l’épaule un fusil de chasse de marque Robust chargé de chevrotines. Dérogeant à leurs habitudes, ils ont délaissé les sendarous et les coursières pour éviter de se casser pieds et jambes dans des fondrières cachées sous la neige.
Philippe demande si on approche de Plazanet. “C’est que j’ai les guibolles en compote, moi. - Les miennes sont raides comme des triques, répond Raoul. Je crois qu’au bout de cette ligne droite, après le virage et une seconde ligne droite...“
Ils poursuivent leur marche en silence. Autour d’eux, des pâtures dont les pentes enneigées, éclairées par la lune, brillent comme de l’ivoire. Plus loin, sur les hauteurs du plateau de Millevaches, les silhouettes noires des bois et des taillis se découpent sur le ciel clair, presque transparent. “Tu sais l’heure qu’il est ? demande Philippe. - Quatre heures du matin, répond Raoul. Il faut se grouiller si on veut être chez Chazalnoël avant le jour.“
Ils pénètrent dans le village fait de maisons trapues, soudées entre elles et alignées le long de la rue, d’où ne filtre aucune lumière. La neige prise en glace crisse sous leurs bottes. Soudain, au carrefour de la route d’Ussel, l’éclat aveuglant d’une torche électrique :
Halte ! Vos papiers ! Gendarmerie de Sornac !
Deux flics sortent de l’ombre. Leurs visages, rosis par le froid, émergent de capotes boutonnées jusqu’au col. Raoul sort son Mauser. Philippe a déjà mis en joue les deux hommes.
Doucement les gars. Doucement.
Ahuri, l’un des gendarmes, apparemment le plus gradé ou le moins pétochard, balbutie :
Vous allez à la chasse ? À quatre heures du matin ?
Et vous ? répond Philippe. Vous chassez quoi ? Le boche ou le Français ? Le vichyste ou le communiste ?
On est là pour loger un trafiquant de marché noir, bredouille le second flic, un efflanqué au visage maigre qui ne peut s’empêcher de trembler et de remuer les bras.
La ferme, intervient Raoul. C’est moi Guingouin, l’instituteur dont la photo orne les murs de votre commissariat. Le communiste que vous avez ordre d’arrêter sous prétexte qu’il veut débarrasser la France des nazis et des collabos. Ouvrez bien vos oreilles, les gars. On pourrait vous désarmer et même vous descendre. Mais comme j’ai idée que vous êtes de braves types et peut-être même de futurs patriotes, on écrase le coup. On ne vous a pas vus, vous ne nous avez pas vus. Ça vous plairait que vos chefs apprennent que vous m’avez laissé filer ?
Et n’oubliez pas que si vous faîtes les marioles, je vous aligne à la prochaine occasion, ajoute Georges Cueille dont le visage a gardé, dans sa rondeur, quelque chose de l’adolescent farceur qu’il était encore il y a trois mois, lorsqu’il s’est enfui de chez lui en courant, devant les flics venus arrêter son père. Restez les mains en l’air jusqu’à ce qu’on ait disparu.
Là-dessus, les deux hommes se carapatent.
Tu crois qu’ils la fermeront ? demande Cueille lorsque, leur sprint achevé, il reprend son souffle.
Va savoir, dit Guingouin. Mais j’espère qu’on leur a suffisamment fait peur pour qu’ils la bouclent. Sinon, dès le lever du jour, ça va être la corrida.
Ils reprennent leur marche, pressant le pas, la poitrine nouée par une inquiétude qui ne les lâche pas mais dont ils ne disent rien. Brusquement, la neige qui avait cessé depuis deux jours s’abat en lourds flocons mêlés à un brouillard épais comme de la ouate. “T’y vois quelque chose ? dit Cueille. - Que dalle“, répond Guingouin.
Jean-Pierre Le Dantec, Un héros. Vie et mort de Georges Guingouin,