“Le cadenas et la gendarmerie“ : ce pourrait être le titre d’une fable. Une fable qui tourne à la farce... Pourtant, tout commence par un drame. Dans la nuit du 25 au 26 octobre 2014, lors d’une manifestation contre le barrage de Sivens (Tarn) Rémi Fraisse est tué par les gendarmes sous le coup d’un tir de grenade militaire qui lui sectionne la moelle épinière et lui perfore le poumon. Il avait 21 ans. Botaniste bénévole à Nature Midi-Pyrénées, il était venu soutenir pacifiquement le combat mené sur ce site. La violence policière responsable de sa mort a donné lieu à une forte émotion parmi la population. Lors d’une réunion organisée sur le Plateau dans les jours qui suivent, un appel est lancé, proposant une action symbolique en réaction à ce qui vient de se passer. Il s’agit de se rendre en masse devant les commissariats, gendarmerie et casernes, afin d’y bloquer “par tous moyens nécessaires les sorties des uniformes globalement inutiles, malfaisants et régulièrement assassins qui les peuplent.“
C’est ainsi que le samedi 8 novembre 2014 vers midi, à la fin du marché d’Eymoutiers, un groupe de personnes s’est rassemblé sous la halle de l’ancienne mairie, puis s’est dirigé en cortège vers la gendarmerie, saluant la mémoire de Rémi Fraisse et qu’un cadenas est posé sur la porte de la gendarmerie. Après le départ des manifestants il n’aura pas fallu une demie-heure aux gendarmes pour se débarrasser du verrouillage symbolique et restituer les lieux à leur usage. Mais l’affaire n’en reste pas là. La police judiciaire mène l’enquête, passant au crible les traces matérielles, réquisitionnant les opérateurs téléphoniques, identifiant et fichant les personnes présentes. Un des participants à la manifestation est accusé d’être l’auteur de la pose du cadenas et inculpé pour “infraction consistant à avoir fait entrave au mouvement de personnel ou de matériel militaire en vue de nuire à la défense nationale“(voir encadré). Le 3 septembre 2015, il comparaissait devant le tribunal d’instance de Guéret. 150 à 200 personnes étaient là pour le soutenir. Le procureur a requis 1000 € d’amende avec sursis. Le jugement sera rendu le 8 octobre 2015.
Ce qui est stupéfiant dans cette affaire, outre la disproportion entre l’accusation et la réalité des faits, c’est l’analyse policière qui est faite du contexte social et politique dans lequel elle se déroule. Le plateau de Millevaches serait un dangereux repaire de “terroristes“ manipulateurs... C’est du moins ce qui ressort de l’extrait du rapport de gendarmerie que nous publions ci-dessous. Et nous laisserons à un habitant de ce Plateau si sulfureux le soin d’analyser cette curieuse fantasmagorie...
- Procès-verbal de gendarmerie concernant le contexte de l’affaire sur le Plateau
Le 18 mai 2015
« Nous soussigné Major D. XXXXX, Officier de Police Judiciaire en résidence à la SR de LIMOGES
Vu les articles 16 à 19 et 75 à 78 du Code de Procédure Pénale.
Nous trouvant au bureau de notre unité à LIMOGES 87000, rapportons les opérations suivantes :
Depuis la mort du militant écologiste Fraisse Rémi intervenue lors d’affrontement avec les forces de l’ordre à SIVENS (81) le 26 octobre 2014, la mouvance anarcho-libertaire d’extrême gauche installée sur le Plateau des Millevaches (Limousin) était de plus en plus active dans sa lutte insurrectionnelle par l’organisation de réunions, rassemblements, distributions de tracts, collages d’affiches, blocages des brigades de gendarmerie et déplacements sur des lieux stratégiques (construction aéroport de Notre Dame des Landes, barrage de Sivens, ligne THT du Cotentin, train nucléaire Castor...).
Dans ce contexte, au cours de la nuit du 07 au 08 novembre 2014, cinq brigades de gendarmerie du Limousin faisaient l’objet d’un blocage par la pose de chaînes et de cadenas sur leurs portails d’accès (brigades de SORNAC et BUGEAT en Corrèze, d’Eymoutiers en Haute-Vienne, de Royères de Vassivières et Gentioux Pigerolles en Creuse). Cet épisode était suivi d’une manifestation non déclarée devant la brigade d’Eymoutiers le 08 novembre 2014 au cours de laquelle les portails de cette unité étaient une nouvelle fois entravés et de la peinture rouge déversée sur la voie publique. S’en suivait également la mise en ligne sur le net d’une vidéo appelant à l’insurrection dans laquelle entre autres, des scènes de « cadenassage » de brigades de gendarmerie étaient visibles sous fond de réponse aux prétendues violences policières commises à l’encontre de manifestants avec l’aval du pouvoir en place.
Ces faits étaient à mettre sur le compte d’individus formant la frange radicale de la mouvance anarchiste précitée et regroupés autour d’une organisation auto-baptisée « Assemblée Populaire du Plateau de Millevaches ».
Historique de la mouvance anarchiste du Limousin
Dans les années 90 jusqu’au début des années 2000, des individus affiliés à des mouvements libertaires d’ultra-gauche s’installaient en Haute-Vienne, notamment dans les communes de Nouic, Blond, Cieux et surtout Bussière-Boffy. Ces installations accompagnées d’implantations de yourtes engendraient une profonde discorde avec les élus et la population.
A partir de 2008 et suite à la médiatisation de l’affaire «des inculpés de Tarnac», de nombreux membres se revendiquant des milieux anarcho-autonomes rejoignaient le « Plateau des Millevaches » situé aux confins des trois départements de la région du Limousin pour se rassembler autour de leur leader charismatique et idéologue, le nommé Julien COUPAT (mis en examen et incarcéré dans l’affaire citée supra relative à des actes de terrorisme sur les lignes du TGV français). Ces nouveaux arrivants bénéficiaient alors d’appuis de certains élus locaux et de personnes déjà installées et ralliées à leur cause. Au fil du temps, émergeait alors une structure clandestine dont la finalité portait sur des opérations de déstabilisation de l’État par des actions violentes menées au cours des manifestations d’importance.
Cette communauté anarchiste se regroupait finalement dans un mouvement baptisé «L’assemblée populaire du Plateau de Millevaches». Son observation permettait de mettre en évidence que celle-ci était régulièrement fréquentée par de nombreux sympathisants Belges, Suisses, Italiens et Allemands ainsi que par de jeunes activistes originaires de différentes régions de France. Très méfiants, les membres de cette mouvance adoptaient une attitude de délinquants d’habitude. Au delà de ce mode de vie qui s’apparentait à la théorie prônée par COUPAT Julien et QUADRUPPANI Serge (considéré comme l’un des fondateurs), ces individus affichaient une volonté d’agir de manière concertée avec comme seul but de porter atteinte à l’État, à l’autorité de celui-ci et à ses infrastructures. Ils obéissaient ainsi à une doctrine « philosophico-insurrectionnaliste », tel qu’il était mentionné dans un pamphlet intitulé « l’insurrection qui vient ».
De ce fait, ils s’agrégeaient systématiquement à des mouvements de mécontentement écologistes, altermondialistes, anti-nucléaires etc... prenant systématiquement pour prétexte certaines initiatives gouvernementales qu’ils baptisaient de «grands projets inutiles et imposés par le gouvernement ou les collectivités territoriales ». La violence à l’égard des forces de l’ordre avec la volonté de pour atteinte à leur intégrité physique apparaissait toujours dans les slogans de ces individus.
La mort de FRAISSE Rémi donnait alors une nouvelle tribune à ces activistes et servait d’argument aux fins de mener des actions violentes contre les intérêts de l’État et ses représentants. Ils espéraient ainsi entraîner dans leur sillage les lycéens, écologistes, anticapitalistes etc.. souhaitant défendre cette cause et dénoncer la position du gouvernement. »
- Le délit d’ “entrave à la circulation de matériel militaire en vue de nuire à la défense nationale“ est entré dans le code pénal par une ordonnance du 4 juin 1960, en pleine guerre d’Algérie. Avant cela, il était passible du tribunal militaire. L’historienne Vanessa Codaccioni, dans son livre Punir les opposants - PCF et procès politiques (1947-1962), retrace le fil de cette incrimination. Une incrimination qui fut inventée pour se substituer au crime de sabotage passible de mort sous Vichy et lui fournir une version convenant aux temps de “paix“, c’est-à-dire en l’espèce à la guerre froide. Car après 1947 et l’expulsion des communistes du gouvernement, le PC multiplie les manifestations et les actions directes contre la guerre d’Indochine, puis au début de celle d’Algérie, et se trouve même par moment débordé par une base qui n’a pas oublié la résistance. Il faut trouver des qualifications juridiques à même de mater ce retour de l’antimilitarisme et l’anticolonialisme. Le délit d’entrave est l’une de ces qualifications. Ainsi, les “10 de la Bocca“, des dockers de Marseille qui avaient jeté à la mer des rampes de lancement de V2 en 1950, seront-ils condamnés pour “entrave à la libre circulation de convois de matériels de guerre“. Il y aura des dizaines de procès pour des délits semblables entre 1947 et 1957 ; c’est le temps d’Henri Martin, des “vingt de Roanne“, des “9 de Nantes“, du “complot des pigeons“ qui voit Jacques Duclos emprisonné suite à la manifestation de 1952 contre “Ridgway-la-peste“. C’est aussi l’époque de “l’affaire de La Villedieu“ : le 7 mai 1956, des rappelés de la guerre d’Algérie, après avoir fait arrêter leur train au Palais-sur-Vienne, sont acheminés en fourgon jusqu’à La Courtine. Sur la route, à La Villedieu, ils parviennent à détruire la paroi qui les séparent du chauffeur ; ils le cravatent, font arrêter le camion, sortent du fourgon en hurlant “la quille ! La quille“ et des chants protestataires. La population de La Villedieu fraternise. Le docteur Fraisseix, maire communiste d’Eymoutiers, René Romanet, le maire communiste de La Villedieu et Fanton l’instituteur communiste de Faux-la-Montagne appuient le mouvement. Le lendemain matin, le village est pris d’assaut par les gendarmes. Fanton et Romanet, anciens des maquis de Guingouin, et dans une moindre mesure Meunier de Tarnac, seront tenus pour coupables des faits “d’entrave violente à la circulation de matériel de l’armée“. Fanton sera emprisonné huit mois au fort du Hâ. Ils passeront en procès le 2 avril 1957 devant le tribunal militaire de Bordeaux. Ce jour-là, l’Écho du Centre titre : “Fanton, Romanet et Meunier aujourd’hui devant le tribunal militaire de Bordeaux / Grève hier des populations à Faux-la-Montagne et La Villedieu pour exiger l’acquittement“. Les temps ont bien changé ; mais l’arsenal judiciaire anticommuniste, lui, reste intact. Fanton et Romanet seront condamnés à trois ans de prison avec sursis et révoqués de leurs postes d’instituteur et de maire. Il reste surprenant qu’un substitut de procureur de Guéret, en retenant cette qualification tombée en désuétude depuis cinquante ans, ait tenu à nous rappeler que, de leur côté, ils n’oubliaient pas. Cela tombe bien : nous non plus.
Métaphysique du cadenas
A la suite d’une enquête de flagrance ouverte pour “terrorisme“, prolongée par une enquête préliminaire, un jeune habitant du Plateau de Millevaches est aujourd’hui assigné en correctionnelle. Il est soupçonné d’avoir posé un cadenas sur les grilles d’une gendarmerie. L’acte qui lui est attribué fut accompli au cours d’une de ces manifestations qui se sont tenues dans plusieurs villes de France, suite à la mort de Rémi Fraisse. C’était à Eymoutiers (87), le 8 novembre 2014. Des habitants du village et de ses environs ont voulu y dénoncer avec les moyens à leur portée, l’homicide par les forces de police du jeune écologiste, tué par un tir de grenade sur le site du barrage de Sivens. Ayant connaissance du dossier par son avocate, l’accusé y découvre la qualification de l’acte retenu par l’institution judiciaire. L’incrimination initiale de “terrorisme“ n’a été abandonnée que pour être remplacée par celle non moins surréaliste “d’entrave au déplacement de personnels et de matériels militaires, visant à nuire à la défense nationale“. Pris au pied de la lettre, l’extrême ridicule (qui lui, c’est sûr, ne tue pas !) du chef d’accusation laisse donc penser que l’administration française qui s’entend si bien à doter ses forces de maintien de l’ordre d’armes redoutables, n’a toujours pas pensé à équiper ses gendarmeries d’un élémentaire coupe-boulon !
Il faisait beau ce jour-là à Eymoutiers, c’était un samedi, jour de marché. Il y avait foule. Une centaine de personnes s’étaient rendues aux portes de la gendarmerie du bourg, pour y improviser un pique-nique, des chants, d’innocentes réjouissances et y exprimer leur colère. Le tout était bon-enfant : des gens de tous âges, des familles et leurs gamins, des bébés en poussettes. Quand les manifestants se sont retirés, fait indéniable, un cadenas avait été posé par un esprit assez diabolique pour paralyser nos forces de défense.
L’affaire portée en justice ne serait qu’une péripétie, à laquelle tout citoyen s’expose désormais dès qu’il consent à s’éloigner de son écran de télévision pour s’occuper des affaires du monde où il habite, si le contenu de l’acte d’accusation ne visait également une mystérieuse «“assemblée populaire de la montagne limousine“. Cette entité s’y voit décrite par les fonctionnaires de justice comme “une organisation clandestine d’inspiration libertaire, visant à déstabiliser l’Etat“. Une de ces formules paranoïdes dont est tissé le discours policier, comme toute la propagande ultra-sécuritaire des gouvernements successifs depuis la fameuse fable des “Irlandais de Vincennes“. Un “copier-coller“ emprunté aux documents que le Parquet consacre à l’“affaire de Tarnac“.
Et bien évidemment, cette organisation issue des ténèbres, à laquelle on prête un extravagant pouvoir “déstabilisateur“, serait en fait l’inspiratrice de toute l’affaire, selon le schéma inusable qui inspire tout bon film de James Bond : nos “démocraties“ à l’occidentale aux prises avec l’Esprit du Mal. L’acte d’accusation fait bien sûr état d’une sorte de commandement bicéphale, des “leaders“ qui, pour la circonstance, ne sont pas un, mais deux ! En outre, une quarantaine de participants au démoniaque pique-nique d’Eymoutiers, ont l’honneur de figurer dans le document, avec photos et identités.
Sous cet échafaudage d’affabulations malveillantes, le problème est que cette “assemblée populaire“ - qui se contenterait volontiers du centième des desseins qu’on lui prête – n’a pas été inventée ; elle existe bel et bien et tout laisse penser, qu’anticipant depuis longtemps les largesses de la récente loi sur la surveillance, la police et autres officines du renseignement s’y intéressent depuis longtemps de fort près.
En effet, un nombre plutôt remarquable d’habitants du plateau de Millevaches, prolongeant des traditions de solidarité ancrées de longue date dans ce territoire, ont pris l’habitude de se réunir en “assemblées“. Une pratique collective plus qu’une “structure“, qui se déploie en marge des institutions officielles et de toutes autres organisations réputées compétentes pour traiter des questions publiques. En ce sens, et en ce sens seulement, le qualificatif de “libertaire“, que par ailleurs peu de gens revendiqueraient ici explicitement, n’est pas complètement erroné.
Cette “assemblée populaire“ ou plutôt ces assemblées populaires qui inquiètent tant les services de l’Etat, qui puisent en partie leurs racines dans le tissu associatif local, et à qui il arrive selon l’objet ou la saison de changer d’appellation (Assemblée du Plateau, Assemblée populaire de la Montagne limousine, Comité Montagne…), sont tellement “clandestines“ qu’elles se réunissent au grand jour dans les locaux des municipalités avec l’aval des mairies.
Assez indifférente aux étiquettes politiques que les commentateurs voudront lui coller, c’est un fait, la pratique de l’assemblée sur la montagne limousine a gagné en vitalité au fil des années, au rythme où surgissent les conflits de société qui agitent notre époque : mouvement des retraites en 2010, luttes antinucléaires après Fukushima, lutte contre les projets d’aménagement délirants : Notre Dame des Landes, TGV Lyon-Turin, Sivens…
Mais ce volet que d’aucuns considéreront comme “militant“ n’en constitue qu’un aspect. On y traite également, assez librement, de toutes sortes de questions relatives à la vie du territoire : le mode d’exploitation de nos forêts, la production d’énergie, les enjeux liés aux pratiques agricoles… Bref, de tout ce qui peut contribuer à une reprise en mains de la vie locale par ceux qui y habitent. On y organise moult moments festifs, maintes conférences qui nourrissent la réflexion et la construction d’une culture commune ; qu’elles traitent de la vie du territoire ou de la marche du monde. Certaines municipalités ont été jusqu’à faire de cette pratique de l’assemblée un principe de fonctionnement, sous forme d’assemblées communales d’habitants.
Il reste à comprendre ce qui peut porter un fonctionnaire de justice à construire des chefs d’accusations si délirants, projetés à dix années-lumière de la réalité. Qui peut dire si les rédacteurs de ce genre d’actes, croient réellement aux fables qu’ils construisent, ou s’ils se conforment avec cynisme aux injonctions politiques formulées à l’appareil judiciaire ?
C’est que la forme politique contemporaine de l’Etat-nation, pris dans les rouages de la mondialisation, est en décrépitude. La population lui retire son crédit. Tout comme en Grèce aujourd’hui, il n’est pratiquement plus personne pour croire que ce “Pouvoir politique“ possède la moindre marge de manœuvre face aux quelques organisations internationales qui règlent la marche du monde et à l’immense puissance financière des banques et fonds d’investissement. En ce sens, l’Etat subit réellement un processus de “déstabilisation“, il ne l’a pas inventé. Les puissances mondiales qui concourent à sa destruction lui laissent un temps encore ses prérogatives sécuritaires. Les fonctions de police constituent sa dernière source de légitimité. La situation très critique où il se trouve est le terreau où se forgent ses cauchemars ; le moteur caché de ses politiques ultra-sécuritaires. Le désordre réel ou fictif l’aide à survivre, le justifie. Au besoin il le suscite.
Mais il doit s’interdire de nommer ce qui est en train de le détruire, il lui faut s’inventer des ennemis à qui il fait endosser le dessein qu’il est en train de subir.
Même un simple cadenas dans un petit bourg de province doit en faire les frais…
Daniel Denevert. Retraité
habitant de la Montagne limousine