Parce que quatre mois de grève totale et ininterrompue, suivie par les trois quarts du personnel, c’est rare.
Parce que, même si par beaucoup d’aspects le conflit apparaît daté, il a des résonances très actuelles concernant l’école, l’éducation, la pédagogie, l’autogestion.
Parce que les grévistes ont utilisé des formes d’action originales qui ont pu faire qualifier le conflit de “Lip limousin“ (1).
Parce que le soutien a été très vigoureux de la part de la CFDT et de larges fractions de la population régionale (travailleurs sociaux, enseignants) ; et aussi parce que les médias, tant limousins que nationaux, en ont répercuté l’écho.
Enfin, parce qu’il illustre les difficultés d’intégration sur un territoire de nouveaux habitants animés par des préoccupations, une culture et un mode d’existence qui bousculent les habitudes de vie et de pensée locales.
Felletin et son maire emblématique : dans les années 70, Jean Mazet, maire de Felletin depuis 1956, est tout-puissant dans sa commune. Patron de la plus grosse entreprise (bâtiment), sans opposition au conseil municipal, bénéficiant de l’appui des responsables de l’École des Métiers du Bâtiment (EMB), cet ami de Pompidou, Chirac et Pasqua contrôle toute la vie économique et sociale de sa commune. À l’instar de ce que fait Jacques Chirac en Haute-Corrèze, il décide au début des années 70 de créer un IME (Institut médico-éducatif, établissement pour handicapés) à Felletin : cela va créer des emplois, principalement féminins, et c’est sans risque financier pour la commune.
Paul Vallaeys, le directeur choisi par l’association gestionnaire, l’Urapei (parents d’enfants inadaptés), vient de l’école d’éducateurs de Limoges où il occupait un poste de professeur de psycho-pédagogie. Il recrute une équipe de jeunes éducateurs qui partagent ses conceptions éducatives. Tous ont envie de confronter au terrain les principes pédagogiques en honneur dans beaucoup de formations universitaires de l’après 68, particulièrement la pédagogie institutionnelle.
L’arrivée à Felletin de ces jeunes passionnés par leur travail et coutumiers des comportements contestataires de l’après mai 68 va susciter des étonnements et parfois des remous.
Felletin n’a pas connu de grèves en mai 68. L’EMB, qui recevait alors environ 1000 élèves, était protégé de la “chienlit“ par une discipline très rigoureuse mise en place par des encadrants souvent retraités de l’armée. En 1973, les élèves, mineurs (la majorité était à 21 ans), ne pouvaient sortir de l’école sans surveillant. Alors, voir les jeunes de l’IME, catalogués “débiles“ ou “fous“ aller librement en ville étonnait une partie de la population. Cette étrangeté a nourri les rumeurs les plus malveillantes.
Quant à M. Mazet, il comprenait que l’IME échappait à son contrôle, d’où sa volonté de reprendre en main l’établissement.
Janvier 1973 : ouverture de l’IME, géré par l’Urapei. La pédagogie anti-autoritaire pratiquée et le fonctionnement à visée autogestionnaire surprennent une partie de la population et irritent la municipalité.
Septembre 1977 : reprise en main par la municipalité avec la création d’une nouvelle association gestionnaire, l’Apei, avec une présidente aux ordres et nomination d’un nouveau directeur, en remplacement de Paul Vallaeys, licencié en même temps que 5 autres membres du personnel.
Avec l’appui des parents d’élèves et des syndicats CFDT et CGT, la grande majorité des salariés demande l’annulation des licenciements et le maintien de la pédagogie mise en œuvre depuis le début de la création de l’IME.
Après 4 jours de grève d’avertissement, du 3 au 6 octobre, les trois quarts des salariés entament une grève illimitée à partir du 2 novembre.
7 novembre 1977 : rassemblement à Aubusson des personnels de l’enfance inadaptée de la région. Près de 300 personnes défilent devant la sous-préfecture puis se rendent à Felletin où le cortège parcourt le centre-ville avant les prises de paroles sur la place centrale.
En novembre et décembre 77, puis en janvier et février 78, les grévistes multiplient les réunions publiques, les débats sur le handicap, les conférences de presse, les galas de soutien, les manifestations et les distributions de tracts.
Plusieurs tentatives de négociations ont lieu mais n’aboutissent pas. En janvier 78, nomination d’un nouveau directeur issu de l’éducation nationale.
Le 1er mars 78, la Commission paritaire régionale de conciliation du ministère du Travail propose un protocole de conciliation qui annule 2 des 4 licenciements d’éducateurs stagiaires et autorise la poursuite de la logique éducative antérieure. Les délégués du personnel acceptent cet accord.
Le 2 mars 78, reprise du travail, démission du directeur nommé par l’Apei et de sa présidente.
Dans les mois qui suivent, l’arrivée d’un nouveau directeur, Joseph Sardou, permet à tous de reprendre le travail dans de bonnes conditions. L’arrivée de l’Alefpa (Association laïque pour l’éducation et la formation professionnelle des adolescents) en remplacement de l’Apei en 1981 consolide l’indépendance de l’établissement face à la mairie.
Pour bien comprendre ce qui a pu nourrir la détermination des grévistes, reportons nous aux textes publiés à l’époque.
Par exemple, le communiqué de l’UIS CFDT Aubusson-Felletin, publié dans une brochure de 16 pages diffusée à partir d’octobre 1977 :
“Ce qui est en cause…. deux conceptions du pouvoir et de la pédagogie :
Dans la même brochure, voici quelques titres de paragraphes extraits de l’article “Une pédagogie qui dérange“.
“C’est une pédagogie active,
c’est une pédagogie individualisée,
c’est une pédagogie anti-autoritaire.
La pédagogie de la liberté que nous essayons de pratiquer ne peut pas se confondre avec le laisser-faire, ou avec la soumission aveugle au désir de l’instant... Il s’agit au contraire d’une capacité à faire des choix, à s’engager d’une manière responsable.“
Dans le même texte nous lisons : “Cette pratique pédagogique ne peut se concevoir sans un mode de fonctionnement entre adultes qui aille dans le même sens :
Ainsi, l’assemblée générale réunissait toutes les catégories de personnel.
La pédagogie institutionnelle, une des références majeures de l’équipe éducative, signifiait notamment que tous les salariés de l’établissement, de la lingerie à l’infirmerie, et du cuisinier à l’homme d’entretien, avaient un rôle éducatif auprès des jeunes. Ce qui impliquait que ces catégories de personnel (les “services généraux“) puissent participer sur leur temps de travail aux assemblées générales et bénéficier des mêmes congés que les éducateurs. Ces avancées par rapport à la convention collective ont été validées dans le protocole d’accord du 1er mars.
Dans les efforts anti-hiérarchie, une tentative de redistribution des salaires fut engagée, les plus haut salaires versant une contribution redistribuée aux plus faibles rémunérations. La participation s’effritant, il fut mis fin à cette tentative au bout de quelques mois.
La taille de l’établissement (une cinquantaine de salariés) permettait de réunir sans difficulté la totalité des grévistes dans la salle de réunion de l’IME. La tenue d’une assemblée générale quotidienne s’instaure très rapidement ; échange d’informations, répartition du travail, débat sur la stratégie alimentaient largement les réunions. Qui va répondre aux demandes des journalistes ? Qui se charge d’organiser tel ou tel gala de soutien ? Quel mandat donner aux délégués du personnel appelés à la table de négociation ? Qui se charge des contacts avec les parents ? Qui rédige et qui tire les tracts, qui les distribue et où ? Les tâches ne manquaient pas, le dynamisme des grévistes se maintiendra tout au long du conflit, avec toutefois une lassitude perceptible le dernier mois.
Rompus à l’exercice de la décision et de l’action collective, les grévistes ont montré leur savoir faire et leur efficacité.
Parmi les manifestations les plus marquantes, les galas de soutien avec des artistes connus ont largement contribué à la popularisation du mouvement. La verve de Henri Tachan à Guéret, de Gilles Servat à Limoges et Monluçon, de Font et Val en Corrèze devant des salles combles permettent à chaque fois aux porte-parole des grévistes de rappeler le sens du conflit. Des artistes à l’audience plus régionale, comme le corrézien Jean Alambre, les musiciens “trad“ “Tontons pinardiers“ et beaucoup d’autres, apportent avec talent leur contribution à la diffusion de l’information sur le conflit.
Les médias ne sont pas en reste, qu’il s’agisse des journaux, radios ou télé régionaux ou de titres nationaux, puisque le Monde, Libération, le Canard Enchainé dépêchent des journalistes à Felletin.
Les interventions des grévistes auprès des différentes instances (Conseil régional, Parti socialiste, Conseil économique et social régional) aboutissent à des motions de soutien plus ou moins vigoureuses, qui alimentent la chronique de la grève.
Au cours de ces 4 mois, le soutien actif et sans faille de la CFDT (UIS et Union régionale) ne s’est jamais démenti et a certainement été déterminant. L’Union régionale a constamment mis ses moyens matériels et humains au service du mouvement (organisation de réunions de soutien, publications, tirage et diffusion de tracts) . La majorité des grévistes adhérait à ce syndicat qui défendait alors l’autogestion comme revendication centrale.
L’existence d’une petite section au sein de l’établissement permit d’afficher le soutien de la CGT.
Tout ce travail de popularisation a permis d’alimenter la caisse de grève et de redistribuer 40 à 75 % de leurs salaires habituels aux grévistes, en proportion inverse de celui-ci. Par ailleurs, des agriculteurs sympathisants ont fait des dons en nature (légumes, fromages, yaourts, fruits) qui ont amélioré l’ordinaire des salariés en lutte.
De prime abord, beaucoup d’aspects de ce mouvement apparaissent datés, et même souvent dépassés. Ainsi le soutien de la CFDT à un mouvement se réclamant de l’autogestion et de l’anti-autoritarisme apparaîtra bien incongru aux adhérents de 2015. L’affaire Lip, même si des livres et un film l’ont rappelé à notre souvenir, est manifestement une affaire ancienne. Il convient aussi de souligner que le chômage de masse n’était pas encore une préoccupation dominante des citoyens et des médias.
Mais il apparaît aussi que les principales questions de fond soulevées par le conflit restent actuelles.
D’abord, la critique du modèle dominant d’éducation n’a pas cessé depuis cette période, même si on entend plutôt dans les médias les critiques réactionnaires appelant à un retour à une mythique école d’autrefois. Les débats sur l’éducation alternative, et quelquefois sur une alternative à l’éducation, se poursuivent et même reprennent de la vigueur ces dernières années, aboutissant parfois à des expérimentations, comme le collège associatif.
La critique a toutefois du se déplacer du combat anti-autoritaire à la lutte contre la technicisation de l’enseignement : invasion de l’évaluation, celle des projets individuels ou collectifs, omniprésence du numérique, ainsi que la prétention technocratique à tout maîtriser dans la relation éducative doivent être combattues car elles s’opposent à la multiplicité et la diversité des expériences et des interventions éducatives permises par la pédagogie institutionnelle. La critique actuelle doit aussi s’attaquer à la prééminence des préoccupations gestionnaires qui se réalisent souvent au détriment de l’action éducative.
Ensuite, il ne faut pas croire que l’aspiration autogestionnaire soit morte. En effet, même si la CFDT a déserté ce terrain, si le PSU (2) n’existe plus, elle reste bien vivante, même si elle apparaît quelquefois comme marginalisée.
Sur notre territoire, Ambiance Bois, à Faux la Montagne, depuis plus de 25 ans, Court-Circuit à Felletin depuis 5 ans, et de multiples autres réalisations associatives ou coopératives montrent que l’autogestion n’est pas morte et qu’elle peut rassembler des couches importantes de notre société.
Presque 4 décennies après ce mouvement, que reste-t-il des organisations contestataires des grévistes ?
Dans l’établissement, peu de chose. Les exigences normatives de la tutelle, les préoccupations gestionnaires de plus en plus prégnantes, la perte d’espoir dans la puissance du collectif ont contribué à banaliser le fonctionnement de l’établissement. Il en subsiste néanmoins une qualité relationnelle entre adultes et jeunes qui est généralement remarquée par les visiteurs.
Quant aux acteurs de la grève, majoritairement à la retraite maintenant, ils se sentent très à l’aise dans le foisonnement d’initiatives alternatives, coopératives ou associatives qui se développent sur notre territoire, et ils essaient souvent d’y prendre part.
Jean-François Pressicaud