Afin de mettre sur le marché un substitut aux combustibles comme le charbon fossile, le projet d’usine CIBV propose de produire chaque année 45 000 tonnes d'une forme “innovante“ de “charbon de bois“ appelée pellets torréfiés, à partir de la collecte de 113 000 tonnes annuelles de bois vert sur un rayon de 80 km autour de Viam.
La production de combustible envisagée par CIBV repose centralement sur un procédé expérimental. Elle s'inscrit dans le cadre des recherches actuelles visant à trouver un substitut au charbon fossile à partir de bois vert, qui ont également été effectuées par le CEA-“EA“1 et par AREVA, et peuvent être rapprochées des recherches de fabrication de “biocarburants“ à partir de la même ressource menées à proximité de Bure, également portées par le CEAEA - projet Syndièse2.
Nous sommes donc avant tout en plein dans la “transition énergétique“, du moins telle qu'elle est portée par l'Union européenne et ses État membres, dont le principal effet “sur le terrain“ est une importante augmentation de la convoitise sur la “ressource bois“ : l'UE a prévu de consacrer au bois-énergie, à l'horizon 20203, autant de bois que la totalité de ce qui a été coupé dans l'Union en 2013 tous usages confondus.
Un premier problème apparaît d'emblée : la ruée actuelle vers la biomasse s'inscrit dès le départ en concurrence avec tous les autres usages possibles du bois. Vu sous cet angle, le projet CIBV devient immédiatement autre chose qu'une petite production locale aux incidences raisonnées : c'est la déclinaison locale (la première de ce type au sein d'une mode déjà bien installée) d'une politique générale qui vise à “extraire“ des quantités croissantes de “matière“ ensuite exportées, dont la combustion permettra aux pays membres d'améliorer leurs pourcentages “d'énergies vertes“. En l'occurrence, près de 80 % de cette production (devenue même 100 % dans les déclarations du promoteur le 29 avril 2018 dans La Montagne) servira à fournir la Compagnie parisienne de chauffage urbain, pour chauffer des logements à Saint-Ouen, à 600 km de Viam.
Hormis la question de l'exportation systématique du produit fini, se pose la question du bilan carbone total et de son éventuel avantage comparatif. Apparaît alors un deuxième problème : si l'on refuse de s'en tenir aux garanties de “meilleur rendement calorifique“ avancées par l'industriel, il semble que le bilan de l'ensemble du processus soit bien moins intéressant qu'annoncé. Abattage et transport de matière première, broyage et torréfaction puis exportation finale produisent des émissions de carbone largement négligées. En outre, l'augmentation de l'exploitation forestière et le prélèvement des souches et branchages devraient être considérés pour ce qu'ils sont : la suppression de puits de carbone. Sur ces questions, les études effectuées par l'association FERN 4 montrent que “le futur développement de la biomasse ne compensera pas les émissions résultant de sa combustion“ et pointent le fait que “l’investissement actuel de l’UE dans la bioénergie constitue donc une stratégie d’atténuation des effets du changement climatique qui n’est ni valable ni efficace“.
CIBV prévoit de s'approvisionner sur un rayon de 80 km autour de Viam. Sous prétexte de débarrasser les forêts de leurs “déchets“ et de “valoriser“ ce qui est “improductif“, l'industriel convoite les souches et les rémanents, mais aussi les parcelles à l’abandon. Il s’agit tout d’abord d’une grave mise en danger des sols qui ont besoin de ces “déchets“ pour se régénérer, mais aussi d’une sérieuse menace pour les taillis qui sont de futures forêts de feuillus déjà en voie de disparition.
Or prélever ces ressources à moindre coût nécessite un accès facile et massif à celles-ci. Cela encourage donc le modèle des coupes rases, qui fait déjà beaucoup de ravages, qui est déjà largement remis en question5, et qui s’accompagne d'une monoculture intensive à grand renfort d’intrants chimiques.
Le territoire d'approvisionnement, dont nous sommes les habitants, ne risque-t-il pas de ressembler toujours plus à une succession de champs d’arbres que l’on moissonne comme les blés ? Quoi qu'en dise le PNR, aucune “charte des bonnes pratiques“ ne peut être compatible avec la rentabilité économique la plus basique d'un tel projet, puisque celui-ci exige de concentrer les prélèvements : nous pourrions bientôt nous réveiller au milieu d'une sorte de “Beauce forestière“ conquise parcelle après parcelle...
Enfin, n'oublions pas qu'une fois l’usine “en marche“, il faudra bien l’alimenter en bois vert, d’ici ou d’ailleurs, avec son cortège de grumiers et d'abatteuses, et même avec l'éventuelle extension de sa surface d'approvisionnement au nom de la “sauvegarde des emplois“ : cauchemar d'un projet adossé aux politiques et aux aides publiques directes ou indirectes6, qui finirait par s'étendre encore et justifier même un plan de sauvetage pour ce qui était dès le départ une idée fumeuse !
Cette emprise sur les forêts locales génère in fine une concurrence entre ceux qui comptent “créer de la valeur“ à partir de la commercialisation de forêts devenues “biomasse“, et ceux qui entendent vivre de et avec la forêt, tant pour l’autosuffisance locale en bois–énergie7 que dans le cadre des métiers locaux liés plus ou moins directement à la forêt : petites scieries au savoir-faire du “sciage de gros“, forestiers pratiquant la “sylviculture douce“ et conseillant une gestion en “forêt continue“ ou futaie jardinée, tourisme et accueil de séjours “nature“, production de matériaux d’isolation, réhabilitation de maisons en bois, etc.
Au-delà d’un impact environnemental localisé, ce projet d’exploitation industrielle pose la question de nos rapports au monde et à l'économie locale. Il promeut la monoculture plutôt que la diversité, le dessouchage plutôt que la restauration des sols déjà épuisés, la coupe rase plutôt que le prélèvement raisonné arbre par arbre, l’exploitation forestière pour la biomasse plutôt que pour la construction ou le bois de chauffage, le travail aliéné plutôt que l'indépendance. C’est la concentration des ressources et des profits dans les mains de quelques industriels et financiers, quelles qu’en soient les conséquences locales, plutôt que la multiplicité des usages de la forêt, considérés depuis chaque bout de territoire avec ses besoins et ses particularités.
L’enjeu selon nous, qui dépasse le cadre de notre association, est celui de réinterroger collectivement notre relation avec cette entité vivante qu’est la forêt. Comment nous l’habitons et comment elle nous habite, quel avenir pour notre forêt. C’est une “autre culture“ de la forêt qu’il s’agit de revendiquer, mais avant cela il est nécessaire de la penser collectivement, de produire un “commun“. La forêt n’est pas un gisement, un énième minerai, ni même seulement un espace recouvert d’arbres. C’est un territoire où nous habitons, et où nous voulons vivre. “C’est une réalité sensible, une façon singulière d’agencer le monde, de l’imaginer, de s’y attacher“ (J-B Vidalou, Être forêts, 2017).
Association Non à Montagne-pellets
1 Eh oui, depuis quelques années, le Commissariat à l'Énergie Atomique s'est mis à bégayer : il s'est doté d'un second doublet « EA », comme... énergies alternatives !
2 Voir par exemple http://www.cea.fr/presse/Pages/dossiers/2013/projet-syndiese.aspx
3 Voir par exemple https://ec.europa.eu/agriculture/forest/strategy/communication_en.pdf et http://fern.org/sites/default/files/news-pdf/briefingnote%20bioenergy_french.pdf
4 Voir à nouveau la note du FERN (http://fern.org/sites/default/files/news-pdf/briefingnote%20bioenergy_french.pdf), qui a également réalisé une courte vidéo visant à sonner l'alarme sur la question de la biomasse (http://fern.org/playingwithfire)
5 Pour ne citer que quelques sources, mentionnons les contributions des entreprises « Arbogeste » et « Forêt continue » à l'enquête publique sur CIBV, ou même la nouvelle charte du PNR...
6 M. Gaudriot et certains élus ont beau jeu de répéter à qui veut les entendre que CIBV ne profite d'aucune subvention : il s'agit en fait d'avances remboursables, à hauteur de 3 M€ de la part de la Région et de 4 M€ de l'ADEME. Des « prêts à l'innovation » qui sont connus pour encourager la prise de risques financiers, quitte à ne jamais être remboursés par la suite.
7 Pour référence, en 2014, la DRAAF recensait 233 000 m3 de bois-énergie récoltés sur les trois départements du Limousin. Selon qu'on se base sur la masse volumique moyenne des résineux (0,65 t/m3) ou sur celle des feuillus (0,89 t/m3), les 113 000 t convoitées par CIBV représenteraient entre 54 % (sur 207 370 t « théoriques » de feuillus) et 74 % (sur 151 450 t « théoriques » de résineux) de ce total (la valeur juste étant sans doute située entre les deux, soit environ les deux tiers).
En effet, malgré tous les arguments apportés par les habitants du territoire et les associations environnementales lors de l’enquête publique, la question de l’approvisionnement, qui dépasse un simple problème de nuisances causées au voisinage immédiat du site de Bugeat-Viam, a été délibérément mise de côté. C’est pourtant bien la pratique forestière que cette usine va impliquer à l’échelle de tout un territoire qui pose problème.
C’est la raison pour laquelle nous pensons qu’il faut décentraliser la contestation et l’étendre à tous les lieux qui subiront directement les nuisances causées par l’approvisionnement : le dessouchage après coupes rases, les plates-formes intermédiaires de broyage, la circulation accrue des poids lourds, les dégâts causés sur les routes, tout ce sur quoi il n’a pas été jugé bon de consulter les habitants.
Par ailleurs, les contributions à l’enquête publique ont montré que le territoire était clairement divisé ; division qui ne s’est pour autant pas retrouvée parmi les élus, puisqu’ils soutiennent quasi unanimement le projet. Ils ont fait là la démonstration qu’ils ne représentaient plus une partie de leurs administrés. Cette soumission à un pouvoir arbitraire extérieur qui voudrait imposer un modèle de type extractiviste et colonial, dicté par les besoins des métropoles, pose au grand jour la question de la légitimité des habitants des territoires concernés à décider de leur avenir.
Partant de ces constats, nous pensons que la contestation doit maintenant prendre une autre dimension en multipliant ses moyens d’intervention, au-delà des actions de Non à la montagne-pellets, et tirer les conséquences des méthodes employées pour nous imposer un projet au mépris de la contestation et de l'exigence d'un débat éclairé. Il ne s’agit plus seulement de s’opposer séparément à chaque nouveau projet néfaste, mais d’envisager quel type de rapport social s’oppose au modèle industriel prédateur présenté comme inéluctable. C’est pourquoi nous appelons les habitants des territoires concernés à créer des comités locaux autonomes et/ou à prendre les initiatives qui leur sembleront pertinentes, non seulement pour lutter contre CIBV à travers des actions concrètes, mais aussi pour mener des réflexions plus générales sur la forêt, pour répondre à la question de la dépossession de nos espaces de vie, pour sortir de l’impuissance et dépasser le stade de l’indignation sans conséquence.
Ces comités, ces initiatives pourraient notamment s’intéresser aux usages locaux de la forêt, mettre en place des ateliers de réflexion à partir des autres thèmes soulevés depuis le début de la contestation (emploi, désertion et repeuplement du territoire, propriété, usages, etc.), organiser des rencontres, s'intéresser aux chantiers forestiers sur leur commune.
Le rassemblement estival que nous sommes en train de mettre en place pourrait être une première occasion d'étendre les perspectives ouvertes par ces comités locaux et ces initiatives, de mettre en commun nos réflexions et nos idées d’actions à mener contre CIBV... et son monde !
Au mois de septembre 2018, la Fête de la Montagne limousine pourrait aussi être un moment de convergence et de mise en partage pour tout ce qui aura commencé à se structurer d’ici là. C’était d’ailleurs un des objectifs qui avaient émergé de la thématique forêt lors de la Fête de la Montagne 2017.
Association Non à Montagne-pellets