Ce matin là, quand Jean a ouvert les yeux, tout semblait normal. Comme tous les jours, après un rapide café réchauffé vite fait, il est allé voir ses bêtes. C'était son rituel personnel. Accueillir le jour naissant, s'éveiller de la torpeur de la nuit avec elles...
Mais, ce matin là, le champ était désert, le silence… Ce matin-là, les bêtes étaient mortes, ou parties.
En voyant arriver Pierre, tout agité, il comprit que son cas n'était pas isolé.
Les autres ? Pareil. Plus de cheptel. Le JT confirma la situation, partout les bêtes crevaient, disparaissaient. Les experts s'exprimèrent, les politiques compatirent et promirent, le public s'émut, les partisans s'affrontèrent, les impôts épongèrent chichement, les firmes technologiques flairèrent le marché émergent… et le silence s'installa dans les prairies.
Après des mois d'agitation et de bataille de chiffres, de réquisitoires et de discours, les éleveurs durent finir par admettre que, finalement, on n'avait pas tant que ça besoin d'eux. Les solutions existaient, l'ingénierie était là pour ça. Enfin, des solutions… disons que ça faisait tourner l'économie, en repoussant le problème.
Et puis, il restait les criquets pour faire du bruit dans les prairies… pour le moment.
95 % de perte. C'est le premier résultat non exhaustif d'une enquête rapide auprès d'éleveurs du Limousin. Sur 760 ruches recensées, 729 sont vides en ce pas si joli mois de mai. Oui, nous parlons d'abeilles. Nous parlons d'apiculteurs consternés, pourtant habitués à voir la population de leurs ruches malmenée depuis 30 ans. Mais 2018 restera dans leur mémoire comme une année noire : jamais une telle hécatombe ne s'était produite. Et non, il ne s'agit pas d'un phénomène isolé, dû, comme certains aimeraient le faire admettre, à l'incompétence des apiculteurs. Même si le varroa, parasite acarien “importé“, fait des ravages, cela ne suffit plus à expliquer une telle hécatombe. Une mortalité massive comme le rapporte La Montagne dans son édition du 14 avril 20181, ou le site actu.fr qui fait état de la mobilisation des apiculteurs bretons qui ont perdu 20 000 colonies2, ou encore, dans l'Aisne où le Syndicat Apicole de l'Abeille constate une mortalité de 80 à 100 %3… On pourrait en citer d'autres.
Mais ce n'est que la partie visible de l'iceberg. La Montagne, encore elle, se fait l'écho d'une autre alerte, celle de la LPO (Ligue pour la Protection des Oiseaux)4 : un tiers de la population d'oiseaux a disparu en quinze ans5. Et que dire de l'étude du journal scientifique Plos One qui révèle que 80 % des insectes ailés ont disparu en Europe6. Notons, pour l'amour de la précision, que les relevés de cette étude ont été faits dans des zones protégées. Nul besoin d'être biologiste ou écologue pour comprendre que ces extinctions sont liées, et qu'elles vont avoir de lourdes conséquences, et pas seulement économiques.
Cessons là les références, il suffit d'utiliser un moteur de recherche sur Internet pour en trouver en pagaille. Ces alertes reviennent d'ailleurs si régulièrement, depuis quelques décennies, qu'elles en deviennent banales. Et on s'habitue petit à petit à l'idée que la campagne se transforme en désert productif, voué à une économie dont le seul dessein semble être de continuer à tourner, pour elle-même, en s'auto-justifiant.
Quoiqu'on en dise, on a beau réfuter les études par des arguments de plus en plus fallacieux, les résultats pointent tous dans la même direction : les pesticides. L'usage des pesticides n'est pas nouveau : dès l'Antiquité on utilise le souffre, l'arsenic ou différentes plantes pour lutter contre parasites et maladies. La chimie minérale au XIXe siècle et la chimie de synthèse, dès 1930, vont permettre un essor considérable de l'usage de pesticides à grande échelle, surtout depuis les années 1990 (et 1994, avec l'arrivée en France des néocotinoïdes). Aujourd'hui, ils sont partout, dans l'agriculture bien sûr, mais aussi dans le jardin, la maison, les matériaux, les tissus, les animaux de compagnie, etc. Mais l'agriculture (élevage, cultures, arboriculture… et apiculture) a le défaut de se pratiquer en pleine nature. Ses pratiques ont donc un impact direct sur la faune et la flore sauvages, même si les autres sources de pollutions ne doivent pas être dédouanées. De même que nos habitudes de consommation, qui encouragent ou, du moins, entretiennent les habitudes de production. Les plans gouvernementaux (Grenelle, Ecophyto) échouent systématiquement à inverser la tendance haussière de l'utilisation de pesticides7. Le 29 mai 2018 l'Assemblée nationale a repoussé l'interdiction du glyphosate à 2021... Alors coupables, les agriculteurs ? Ou juste, comme tout le monde, soumis aux routines, aux influences mercantiles, aux diktats économiques… Les agriculteurs et leur famille, ne l'oublions pas, sont les premiers à subir les conséquences sanitaires de l'usage des pesticides. Il importe sans doute plus de se demander pourquoi nous en arrivons là, et surtout pourquoi nous nous obstinons à continuer dans la même voie, tous ensemble, citoyens, producteurs, consommateurs...
Bonne question. Car il va bien falloir réagir. Il va bien falloir “faire quelque chose“ de plus que l'éternel constat que tout va de plus en plus mal. Peu importe l'avis des experts. Nous avons tous assez de discernement pour comprendre que nous sommes face à un désastre écologique. C'est comme cela que s'est formé ces dernières semaines le Collectif des Citoyens d'Ici, qui regroupe localement, autour d'apiculteurs, des personnes qui veulent tenter “quelque chose“. Au cours de nos échanges, nous avons réalisé que tous, agriculteurs, éleveurs, forestiers, arboriculteurs, apiculteurs, consommateurs, nous étions portés par les mêmes intérêts. Personne, non, personne, ne peut se contenter de voir disparaître insectes et oiseaux, en accusant la fatalité. Aussi, loin de nous l'idée de nous dresser les uns contre les autres. Mais plutôt de nous permettre de dégager des pistes de coordination entre les différents acteurs et de faire de la bonne santé de notre territoire une cause commune. Tout en sachant que des divergences apparaîtront inévitablement, nous restons convaincus qu'il est possible de trouver et développer des points de convergence.
Une idée est en train de germer : lancer, dès le printemps 2019, des micro-territoires de collaboration, espaces de quelques centaines d'hectares, adaptés à la distance de vol d'une abeille. Ces terrains s'apparenteraient à des lieux d'observation privilégiés. Pas question ici de conservatoire ou de sanctuaire, il faut, au contraire, qu'ils soient représentatifs de l'activité locale : ferme, élevage, exploitation forestière, agriculture… et apiculture. Des comptages réguliers d'insectes domestiques et sauvages seraient effectués. Nous pourrions alors observer l'évolution des populations en lien avec les exploitants en activité sur le secteur. Et nous pourrions mettre en commun les savoirs et compétences des uns et des autres, en y incluant des scientifiques et naturalistes. Cela nous permettrait d'avoir une vision globale à la fois des impératifs écologiques et des enjeux sociaux et économiques. Nous tenons le pari qu'il est encore possible, en quelques années, et grâce à l'échange et au dialogue, d'inverser la tendance mortifère actuellement à l'oeuvre et qui a provoqué ces ravages du printemps 2018.
Le Collectif Citoyens d'Ici