Les « cahiers de doléances » émanent du dispositif de démocratie participative du « Grand débat national » institué par Emmanuel Macron début janvier 2019, dans une séquence sociale mouvementée : celle des Gilets jaunes. L’objectif alors affiché est de recueillir l’avis des Françaises et Français sur quatre thématiques : fiscalité et dépenses publiques, organisation de l’État et des services publics, démocratie et citoyenneté, transition écologique. Dans une lettre mise en ligne le 13 janvier 2019, le chef de l’Etat s’adresse personnellement aux Français et établit un contrat de communication en les enjoignant, en retour, à apporter leur contribution. Ce qu’ont fait de nombreux citoyens en participant à plusieurs dispositifs interactionnels : des assemblées citoyennes, une plateforme en ligne… Et des cahiers mis à leur disposition dans les mairies durant plusieurs semaines. Cahiers en réalité nommés « cahiers citoyens et d’expression libre » par le gouvernement. Je préfère les nommer cahiers « de doléances », car c’est le plus souvent sous cette appellation que les citoyen.ne.s y font mention, en référence aux cahiers de l’Ancien Régime, et en particulier aux tous derniers cahiers de doléances qui ont précédé la Révolution de 1789. Par ailleurs, il ne faut pas omettre que ce sont des groupes de Gilets jaunes en premier qui ont pris l’initiative d’ouvrir des cahiers de doléances sur des lieux de rassemblement comme les ronds-points. Initiative suivie par l’Association des Maires Ruraux de France (AMRF) qui a, fin 2018, également ouvert des cahiers dans ses mairies, qu’elle a ensuite remis au président de la République.
On estime à environ 220 000 le nombre de textes individuels produits, répartis dans environ 20 000 cahiers (ce qui représente environ 20 000 communes participantes). Les doléances ont été rédigées pour la plupart en mairie, sur des cahiers aux formats divers : petits cahiers d’écoliers, grands cahiers à spirales, feuilles libres agrafées entre elles… Certaines contributions ont été tapées à l’ordinateur, puis imprimées et collées dans les cahiers par leurs rédacteurs. Dans tous les cas, l’étude des textes témoigne d’un réel effort réflexif et d’une élaboration argumentative de la part de leurs rédacteurs.Emmanuel Macron avait promis une restitution et une mise en ligne des cahiers via une plateforme numérique. Mais la restitution qui était prévue le 15 avril 2019 n’a pas eu lieu en raison de l’incendie de Notre-Dame de Paris ce même jour. Notons que la synthèse des données (dont le traitement a été confié à des prestataires privés, en dépit des recommandations de la Commission Nationale du Débat Public qui préconisait le recours à des laboratoires spécialisés en statistiques textuelles) n’a pas non plus été reportée à plus tard. Quant à la mise en ligne des cahiers, il n’en est rien aujourd’hui. Les données qui ont été numérisées et archivées aux Archives nationales, ne seront accessibles qu’en 2069 en raison du délai légal qui s’applique sur des documents susceptibles de nuire à l’anonymat. Paradoxalement, il demeure toutefois possible de lire les cahiers physiques dans les services d’Archives départementales où ils demeurent. C’est ce que j’ai fait en me rendant aux Archives de la Creuse, à Guéret.
Je me suis penchée sur les cahiers creusois d’abord en tant que scientifique, puisque je suis linguiste, spécialisée en analyse du discours. Mais aussi en tant que citoyenne également habitante de la Creuse : je suis enseignante-chercheuse à Cergy Paris Université, mais je vis principalement près de La Souterraine, où je passe beaucoup de temps. Cette proximité avec la Creuse m’a permis de me rendre à plusieurs reprises aux Archives départementales en 2022. J’ai pu consulter les cahiers sur place et les ai pris en photo, afin de pouvoir ensuite les transcrire, condition indispensable pour les analyser informatiquement. Ce travail étant très chronophage (on peut passer plusieurs heures à transcrire une doléance manuscrite de plusieurs pages), j’ai pu compter sur la participation de citoyens bénévoles qui m’ont aidée à décoder les textes. Ma recherche n’aurait pas pu voir le jour sans leur aide. En cela, il s’agit d’un réel projet de recherche participative, qui faisait d’autant plus sens qu’il a permis de redonner l’accès aux cahiers à certain.e.s citoyen.ne.s. Je n’avais pas d’idée préconçue sur ce corpus, mais était très intéressée de savoir ce qu’il allait livrer.
Le premier constat est que les thématiques abordées par les rédacteurs sont sensiblement les mêmes que celles portées par les Gilets jaunes : précarité, critique des élites politiques, quête de plus de représentativité et de contrôle des décisions politiques avec l’instauration d’un référendum d’initiative citoyenne (RIC)… Mais peut-être plus qu’ailleurs, il y a des thématiques propres à l’hyper-ruralité comme l’isolement géographique et la disparition des services publics et de médecine générale/spécialisée. Les mots lexicaux (on exclut les mots grammaticaux) les plus fréquents du corpus en témoignent : “retraite(s)”, “service(s)”, “vie”, “public”, “fiscal”, “commune(s)”, “rural”... Certaines expressions récurrentes témoignent d’un mode d’habiter commun, c’est-à-dire d’une relation (réelle ou tout du moins perçue) similaire au territoire : “ici en milieu rural”, “être les oubliés”. La surreprésentation de collocations lexicales avec les adjectifs “petit(s)” et ‘grand(s)” est assez emblématique d’une opposition binaire entre deux pôles. D’un côté les “grands centres urbains”, les “grandes régions”, les “grandes multinationales”, les “grandes exploitations polluantes”… De l’autre les “petits”. Les petites “communes”, les petites “entreprises”, les petits “agriculteurs”, les petits “salaires”, les petits “hôpitaux”...Dans une de vos publications scientifiques, vous définissez l'opération comme un « dispositif participatif dépolitisant ». Qu'entendez-vous par là ?Il est important de rappeler que les dispositifs de démocratie participative sont le fruit d’expériences nées dans les années 1960 dans le cadre de luttes ouvrières, urbaines ou environnementales. Mais, il faut aussi noter qu’à compter des années 1990, la participation rentre progressivement dans une logique d’offre : des fonctionnaires, des élus, mais aussi des prestataires privés inventent des dispositifs qui définissent les nouvelles modalités du débat public. Le grand débat national et ses cahiers de doléances n’échappent pas à cette tendance. Tout en l’ayant institué, le gouvernement cherche paradoxalement à éviter l’espace de médiation propre au débat politique. Les paroles citoyennes sont en effet recueillies individuellement sur des supports dont la publication, bien que promise, n’a pas été assurée. Plus encore, aucune conséquence politique n’a été tirée des propositions versées aux cahiers.
Pour autant, les citoyen.ne.s se sont emparées du dispositif...
Alors-même qu’ils jugent parfois très sévèrement les cahiers de doléances (cf. ces extraits : « une opération disons “théâtrale” », « ce que j’appelle un questionnaire pré rempli », « Grand débat = débâcle ou bla-bla », « leurre manifeste qui confirme que la démocratie est bafouée dans notre pays »), des citoyens s’en sont tout de même saisis pour y figer leurs revendications. Comment expliquer ce paradoxe ? L’analyse approfondie des contributions éclaire les raisons qui ont poussé des citoyen.ne.s à se rendre en mairie pour y écrire leurs doléances. Deux grands pôles propres à la politisation se dégagent des écrits : la conflictualisation (désignation de responsables, attentes explicites, prises de positions individuelles, expression des injustices, identification à un groupe…) et la spécialisation (montée en généralité, maîtrise des codes politiques, référence à des acteurs politiques…). La spécialisation politique la plus manifeste est sans nul doute celle qui relève des dynamiques de programmation de l’action publique. Il s’agit d’inciter les représentants politiques à agir selon un programme d’actions désirables, souhaitables, attendues, ou qu’il s’agit au contraire de modifier ou de proscrire : “Annulation de la taxe carbone, Rétablir l’ISF, Revalorisation des salaires dans le public et dans le privé…”. Cette classe d’écrits se rapproche du discours politique traditionnel qui est traversé d’énoncés qui programment l’action publique, particulièrement en contexte électoral : les candidats dressent (dans leurs professions de foi, clips de campagne…) la liste des mesures qu’ils s’engagent à mettre en place en cas d’élection. En cela, les participant.e.s au grand débat national repolitisent un dispositif pourtant intrinsèquement dépolitisant.