Carte postale d’une visite chez des ami.e.s, après la révolution, au bord de la guerre.
Qu’il peut paraître loin le bruit de la guerre parfois ! Et comme il est obsédant pourtant même jusqu’ici, où on n’entend guère que le bruit des exercices du camp de la Courtine, les jours où le sens du vent l’amène vers nous ! Je reviens tout juste du Liban, après des semaines, des mois, comme beaucoup d’entre nous, à regarder par les petits écrans du quotidien l’enchaînement des nouvelles toujours plus accablantes de la guerre menée par l’État israélien dans la bande de Gaza, des nouvelles aussi des répercussions de cette guerre à la frontière entre cet État et le Liban qui a déjà produit des centaines de morts et des milliers de déplacés.Mon voyage était prévu depuis longtemps, avant même la date couperet du 7 octobre, et l’enchaînement de massacres qu’elle a ouvert. Je l’avais repoussé une première fois devant le risque « d’embrasement régional » comme disait la presse, aux alentours de l’attaque de missiles inédites lancée par l’État iranien contre le territoire de l’État israélien. Après quelques tergiversations, nous décidons de nous y rendre tout de même pour quelques jours avec la ferme intention d’y retourner plus longtemps plus tard.Nous voulions aller rendre visite à des ami.e.s, croisé.e.s parfois de longue date autour de questions agricoles, de reproduction et d’échanges de semences paysannes, mais aussi de solidarité avec les exilé.e.s de la contre-révolution en Syrie, tant ici qu’au Liban. Cette visite était comme une promesse, après ces années à vibrer ensemble au rythme des mobilisations populaires d’un côté à l’autre de la Méditerranée, celle de ne plus se quitter, de se tenir informé.e.s, de se rendre visite, d’échanger tout ce qui pourrait l’être, de se rendre proches malgré la distance, de pouvoir approcher nos situations respectives à travers les yeux de l’ami.e plutôt que ceux des media : une forme d’internationalisme de proche en proche.
Bourse d'échange de semences maraîchères et céréalière à Saïda
Le Liban a connu une histoire récente qui ressemble à un long naufrage. À peine sorti de quinze ans de guerre civile et d’autant d’années d’occupation par le régime syrien, le pays a connu un bref âge d’or libéral, avant de retomber comme il était monté. La répartition du pouvoir entre les différentes factions confessionnelles issues de la guerre civile a produit un régime de clientélisme structurel et une forme d’immobilisme politique propice à une forme aiguë de capitalisme sauvage. Tout se côtoie à touche-touche dans ce petit pays : les immeubles de bureaux flambants neufs, les ruines anciennes de la guerre civile ou celles toutes récentes encore de l’explosion criminelle du port de Beyrouth en 2020. Les réfugié.e.s syriennes dépourvu.e.s de tous droits, la misère la plus crasse, à côté de la richesse la plus ostentatoire. L’accueil le plus chaleureux au milieu du règne de milices toutes plus réactionnaires les unes que les autres.À partir du 17 octobre 2019, alors qu’on émergeait à peine ici du mouvement des Gilets jaunes, éclatait au Liban, pour des raisons très proches, une série de manifestations de masse, qui ont amené à la démission du gouvernement au bout de 13 jours. Cette séquence est connue par tous et toutes comme « la révolution » libanaise. La jeunesse du pays, toutes confessions confondues, venait signifier son congé à la classe politique corrompue qui avait amené le pays au bord du gouffre économique. Elle se faisait écho du Hirak algérien, ces manifestations monstres qui avaient fait trembler le pouvoir algérien, tous les mois précédents.Comme ailleurs, ensuite, le confinement avait fait rentrer chacun.e chez soi, étouffant ce qu’il restait du mouvement. En août 2020, à peine sortis du confinement, une gigantesque explosion soufflait une partie du port et du centre-ville de Beyrouth, faisant près de 235 morts et des milliers de blessés. L’explosion accidentelle est survenue dans un entrepôt du port de marchandises qui stockait depuis des mois de gigantesques quantités de nitrates d’ammonium, ce composant d’engrais agricoles mais aussi d’explosifs, dont l’usage et la provenance sont restés longtemps mystérieux. Dès les premiers jours suivants la catastrophe, les responsabilités de la classe politique dans son ensemble et particulièrement celle du parti-milice chiite, Hezbollah (Parti de Dieu), étaient pointées du doigt, menant à de nouvelles manifestations massives et déterminées prenant d’assaut les représentations du pouvoir. Mais les manifestations furent cette fois sévèrement réprimées et la classe politique, toute divisée qu’elle est entre ses différentes factions, a tenu bon face au peuple insurgé. Depuis, la révolution a comme battu en retraite, et le quotidien de privations, de galères, pour la plupart, est revenu. Ceux et celles qui ne sont pas encore parti.e.s pensent à comment ils vont pouvoir partir, et la classe politique se refait une santé en attisant le ressentiment des libanais.e.s à l’encontre des deux millions de réfugié.e.s syrien.nes que compte le pays et qui font un bouc émissaire évident. Alors même que nous parcourons le pays, une campagne très violente à l’égard des réfugié.e.s syriennes est menée par les milices tant chrétiennes que chiites, qui font monter la pression au moment des négociations avec l’Union Européenne, sur leur participation financière à la prise en charge du fardeau « des refugié.e.s syrien.ne.s ». Résultat des courses, 1 milliard d’euros concédé. Aucun.e des Libanais.e.s que nous avons croisés ne doute qu’ils finiront en quasi-totalité dans les poches des différents partis au pouvoir.Au milieu du chaos, malgré les annonces de tirs de missiles israéliens quotidiens en différents endroits du pays, tout le monde fait plus ou moins comme si de rien était. La vie dans certains quartiers pourrait paraître encore douce. Les restaurants, les bars et les boîtes de nuit de Beyrouth sont toujours ouverts. Tout au plus soupçonne-t-on que la fréquentation n’est plus celle d’antan.De la révolution, il reste juste quelques traces visuelles, des tags, des pochoirs, même si elle revient dans toutes les conversations, passées les premières politesses.
Nos hôtes à Beyrouth, à Saïda, dans la plaine de la Bekaa, sont de celles et ceux qui ont participé au soulèvement populaire et qui ont nourri l’espoir d’un changement radical dans le pays. De celles et ceux aussi qui ne lâchent rien, et continuent jusque dans leur quotidien à construire un autre Liban, qui n’attend aucun après, ni de la guerre, ni de la révolution : une auberge de jeunesse autogérée, queer, féministe et LGBTQR+ à deux pas des locaux des milices chrétiennes d’extrême-droite des Forces Libanaises, une coopérative maraîchère et semencière tenue par des Libanais.e.s, des Français.e.s et des Syrien.ne.s dans la vallée de la Bekaa, un jardin partagé en agrobiologie expérimentale en pleine ville côtière tenu par une quarantaine d’habitant.e.s, un réseau naissant de paysan.ne.s en agroécologie, en transition ou en installation, des réseaux d’entraide mutuelle entre habitant.e.s touché.e.s par la crise qui mettent en leur cœur la question de la souveraineté alimentaire, Megaphone un media en ligne indépendant en langue arabe, à Beyrouth encore une coopérative de cinéastes indépendants…
Voilà quelques-uns des collectifs que nous avons pu rencontrer lors de ces quelques jours à arpenter les routes montagneuses du Liban. Ces projets qui germent aux quatre coins du pays, malgré la guerre et la dévastation écologique (quasiment toutes les forêts du pays ont été rasées, les cours d’eau sont pollués et la ressource en eau très largement privatisée), sont nés du soulèvement populaire. Réuni.e.s dans le sillage de la révolution de 2019, à l’appel du « mouvement du basilique », ces personnes et ces groupes, appelaient à des actions pour ensemencer des parcelles, pour dénoncer la spéculation foncière, à des actions contre des coupes rases du peu de forêts qui restent encore debout. Passé le temps chaud du soulèvement, ces groupes se rencontrent régulièrement autour des questions de souveraineté alimentaire - dont la succession des crises a révélé la centralité - pour échanger des semences, des techniques, des moyens.
Lors de notre passage à Saïda, ville côtière au sud de Beyrouth, nous avons pu assister à un de ces temps de rencontre entre une partie de ces collectifs qui construisent un autre Liban. Assis à l’ombre d’amandiers et de bananiers plantés au milieu d’une zone maraîchère urbaine en devenir, une bonne centaine de personnes discutent, s’échangent graines et techniques. Des drapeaux palestiniens flottent sur tous les stands. Par une chaleur et une humidité accablantes pour nous autres pauvres montagnards, nous avons pu assister à la présentation des différents projets grâce à d’aimables traducteurs.trices improvisés. Une des questions qui ouvrait ce temps de rencontre vous paraîtra peut-être familière : comment la question de la souveraineté alimentaire et celle du mode d’organisation sociale sont elles liées ?