Membres d’associations de sylviculture, de collectifs de défense des forêts, bûcherons, élagueurs, gestionnaires forestiers, charpentiers ou habitants de territoires forestiers : les participants et participantes sont réunis autour d’un cercle. La parole circule de manière fluide, chacun apportant sa vision et son expérience pour nourrir la discussion.
“Comment faire émerger des propositions alternatives ?” commence un charpentier du plateau de Millevaches. Il poursuit son intervention en pointant l’importance de se réemparer des questions économiques : “On a laissé tomber ça, et du coup, on se retrouve totalement désarmé pour faire des propositions alternatives à l'industrie [...] pourquoi on n’est pas beaucoup plus affûté sur ces questions d’économie ? Tant qu'on ne le sera pas, on reproduira tout simplement les schémas capitalistes de domination et de non-partage de la valeur.”En forêt, se jouent en effet des rapports de dominations et d'inégalités de conditions sociales entre personnes aux métiers et statuts bien différents : les propriétaires, les gestionnaires, les bûcherons, les débardeurs, les conducteurs de camions, les scieurs, etc. Pour créer une filière locale et juste, il faudrait donc porter attention au travail de tous les acteurs de la chaîne pour s’assurer que tous les travailleurs soient correctement payés.Au cours de la discussion, plusieurs propositions émergent pour favoriser le partage de la valeur : limiter les intermédiaires pour que chacun ait droit à un peu plus de valeur ajoutée ? Privilégier la collectivisation : recréer du commun forestier ? Un membre d’une association de formation en sylviculture et bûcheronnage insiste sur la nécessité de développer une “écoute empathique” entre les acteurs de la filière comme les gestionnaires forestiers et les bûcherons par exemple : “j’entends surtout du bashing entre les deux” constate-t-il, en pointant l’importance des hiérarchies sociales dans le fonctionnement du système capitaliste. Il s’interroge sur la manière de rompre avec ces hiérarchies et ces rapports de domination économique : “comment fait-on pour que les gestionnaires assument de faire travailler des bûcherons très bien payés dans de la futaie irrégulière ? [...] Et qu’ils assument de dire au propriétaire : “tu vas baisser ton revenu” et que chaque étape soit plus socialisée et équilibrée dans les répartitions ? ”.
Selon plusieurs participants, un meilleur partage de la valeur pourrait passer par le fait de décloisonner les différents métiers de la forêt : ainsi, chaque travailleur aurait conscience des enjeux des uns et des autres, ce qui rendrait les chantiers beaucoup plus fluides et justes pour tous. Ils proposent aussi que les tâches les plus pénibles soient collectivisées.Une personne membre de l’association corrézienne Faîtes et Racines propose par exemple de généraliser la pratique collective du débardage ou d’impliquer les débardeurs dans d’autres étapes de l’exploitation forestière : “ le débardeur, il ne faut pas le laisser que débardeur. Moi non plus ça ne me vend pas du rêve quand on me dit : « y’a personne pour le faire » et qu’on va débarder.” Elle ajoute que le débardeur pourrait également assister au marquage (c’est-à-dire la sélection des arbres à abattre) car il pourrait ainsi communiquer directement ses contraintes et difficultés : “on choisit les arbres qu’on va couper, sauf que le débardeur, il arrive derrière et nous dit : “je m’en sors comment moi ? ”.
Enfin, se réemparer des questions économiques permet également de penser la valeur intrinsèque de la forêt : quelle est la valeur de la forêt aujourd'hui ? Comment l'inclure dans les réflexions économiques sur un modèle sylvicole alternatif ? Un bûcheron ardéchois invite par exemple à se questionner sur la pertinence de l'utilisation des arbres de la forêt, au-delà de l'aspect purement financier : “ y’a aucune raison d’exploiter une forêt si on n’en a pas besoin. Il n’y a aucune raison de couper un arbre si le résultat est de faire une palette avec : donc on ne prend pas d’arbres en forêt si on n’a pas un projet derrière.”
Ces discussions autour des alternatives forestières, pointent un fait majeur : malgré leurs efforts pour inventer de nouvelles pratiques, ces travailleurs et travailleuses de la forêt constatent leur marginalité. Un participant évoque l’ambition “d’être réellement quelque chose qui existe dans la filière et pas juste une marge folklorique”.Plusieurs problématiques se dressent devant le développement d’une filière alternative, plus respectueuse du vivant et des travailleurs. L’une des principales est la concurrence des acteurs industriels : “Nous, on scie 500 mètres-cubes par an : c'est ce que Piveteau [la scierie d’Egletons] scie en ½ journée” témoigne un membre de Faîtes et Racines.Pour se démarquer, certains misent sur des secteurs où l’industrie ne peut pas répondre à une demande : que ce soit en termes de qualité du bois ou parce qu’un acheteur cherche un produit bien spécifique.Néanmoins, des obstacles demeurent. Un participant cite par exemple l'accès difficile au foncier forestier et aux machines/outils qui permettent d’exploiter la forêt “sans se ruiner la santé et sans être complètement hors-jeu par rapport aux réalités économiques capitalistes”. Malgré leurs pratiques diamétralement opposées au modèle dominant, ceux qui tentent de créer un modèle alternatif se voient en effet imposer des normes de tarifs et de valeurs définies par l’industrie. Mais certains s’opposent à cette recherche de compétitivité : “la référence des prix par rapport à l’industrie : on n’en a rien à foutre, c’est de l’esclavage !” affirme un participant venu d’Ardèche.Mais renoncer à se calquer sur les prix bas imposés par l’industrie soulève également des interrogations : une participante résume son dilemme ainsi : “quel est le sens si le prix est tellement élevé qu’on doit vendre à des personnes à très haut niveau de revenu ? ”.Enfin, un membre du RAF soulève ce qu’il pense être un impensé des discussions autour de la filière alternative : “ il ne faut pas oublier que l’État subventionne l’industrie et la gestion industrielle des forêts : c’est aussi pour ça qu’on s'épuise à essayer de se calquer sur eux ”.Le modèle de gestion industriel des forêts reçoit effectivement une part importante d’argent public. On peut citer par exemple la subvention de 650 000 euros accordée par la région Nouvelle-Aquitaine pour aider à l’installation de l’usine à pellets Biosyl à Guéret.
Pour sortir de la marginalité, et développer une sylviculture douce, des participants à la discussion pointent la nécessité de changer en profondeur les imaginaires. Selon l’un d’entre eux, cela passe avant tout par le fait de “se dépolluer” par rapport au modèle capitaliste : “Y’a un problème dans notre manière de parler : on est pollué par l’industrie (...) ! Donc tant qu’on reste pollué, on n'arrive pas à trouver de bonnes solutions : RAF ça veut dire Réseau pour les alternatives forestières. Une alternative, c’est donc autre-chose que ce qui est proposé. Allons-y : faut oser, tenter des choses ! ”.Une personne membre du collectif « méga scierie non-merci » exprime quant à elle le “besoin de nouveaux récits” : la nécessité de relater par exemple des expériences de collectivisation de forêts, de coopératives où l’on cherche à réduire la division du travail. Selon elle, “ ces systèmes sont très éloignés des réalités des gens et comportent donc un gros facteur d’inconnu pour eux : ça peut dissuader à se lancer ”. Elle estime donc que le partage de ces expériences le plus largement possible permettrait de lever un frein à des changements de pratiques chez de nombreux propriétaires et travailleurs forestiers.