C’est un lundi, milieu de matinée. Le camion du Magasin Général de Tarnac entre dans Le Rat, l’un des 21 hameaux qui parsèment le territoire que dessert l'épicerie ambulante. Après un coup de klaxon au son bien caractéristique, il s’arrête devant une bâtisse agrémentée d’une petite cour. Arrive alors Madame Rebière, l’une des clientes de cette tournée en campagne du véhicule « épicerie ». À 82 ans, alerte et tout sourire, sa petite liste de courses en main, son allant semble faire peu de cas de sa date de naissance.Un jour, nous avons fait plus ample connaissance autour d’un café, dans sa petite cuisine chauffée par un poêle… imposant. « Un cadeau de mon fils, précise-t-elle, l’hiver le thermomètre posé sur la cheminée indique 30°. »
Née Micheline Lacroix, elle a vu le jour en juillet 1942 à Chavigny-Bailleul, dans une petite ferme de l’Eure, que ses parents exploitaient à bail. Le foyer comptait alors quatre membres, Liliane, la sœur aînée, arborant fièrement ses six ans. Trois années plus tard, en 1945, la famille de cultivateurs abandonne les vaches normandes pour adopter leurs consœurs limousines au terme d’un long voyage qui les conduit en terre corrézienne à Chouzioux, sur la commune de Peyrelevade, à la tête d’une exploitation également louée à bail. Un itinéraire qui n'est pas unique, ces années-là et jusqu'aux années 1960, voyant l'arrivée sur le Plateau d'agriculteurs venus de régions plus peuplées comme la Normandie, les Pays de la Loire et même les Pays-Bas. De Chavigny-Bailleul, Micheline garde quelques souvenirs qui ont marqué ses trois ans : « C’était la guerre. On a reçu des Américains chez nous. Ils nous ont donné une belle couverture, bien chaude, et des bonbons… Mais je n’ai aucun souvenir de la maison ! » Elle se rappelle néanmoins « le grand-père sur la huche et… l’absence de la grand-mère ! » Mais aussi la visite du cimetière américain de Colleville-sur-Mer : « Ah ! Toutes ces croix blanches et cette paire de gros souliers qui dépassaient d’une toile recouvrant sans doute un corps… »
Pour exploiter l’outil de travail qui s’est agrandi, trente vaches sont achetées ainsi qu’une centaine de moutons. « Mon père était revenu désespéré de la foire, se remémore sa fille. Les gens ne parlaient qu’en patois… Mais sur quoi est-ce qu’on est tombés ? » Et il a fallu se mettre à défricher une bonne partie de la surface acquise, peu entretenue jusqu’alors, avec deux vaches et une chaîne en utilisant un Bec de Corbin, afin d’arracher les racines des genêts.« Je gardais les vaches, Liliane les moutons. On faisait le travail de la ferme. Je tassais la charrette en vrac et Liliane râtelait avec les parents. André, le petit frère venu compléter la fratrie en 1948, jouait. C’était de son âge. On se retrouvait avec les copines qui faisaient comme nous. On pêchait à la rivière à la bouteille. C’est qu’on en attrapait des vairons, à l’époque ! Et quand on n’était pas au bord de l’eau, on était dans les arbres ! Une période vraiment heureuse. »Le début des années 50 va apporter un grand changement. Les fermiers deviennent propriétaires en achetant une ferme à Chamboux, à six kilomètres de Peyrelevade, avec une maison en dehors du village, « Ce que voulaient nos parents. » Avec sa sœur, Micheline continue à « garder les bêtes, il n’y avait pas de barbelés, et on tricotait des pulls et des chaussettes, on reprisait aussi. Et le dimanche, on avait le droit de lire La Vie en Fleurs », une revue de l’époque à connotation sentimentale. C’est alors, qu’âgée d’une dizaine d’années, une scène va mettre à mal sa sensibilité et lui faire découvrir un trait de sa personnalité : « Un jour, une vache a dû partir pour l’abattoir. Je la revois à genoux, elle pleurait à grosses larmes, et ils lui tapaient dessus pour qu’elle se relève. Je ne l’ai pas supporté, et je n’ai jamais oublié. » Tristesse encore lorsqu’il a fallu se séparer de Bill et Buffalo, deux bœufs attelés pour acheter un… premier tracteur : « On a beaucoup travaillé, mais on les a aussi fait marner, ces braves bestiaux. »« Le jeudi, jour sans école, je nettoyais la porcherie et cuisais les pommes de terre dans la chaudière pour la semaine. Je ramassais des betteraves et des rutabagas pour les bovins… et pour le pot au feu, qu’on ne fait surtout pas sans mettre des « rutas » dedans, tandis que Liliane coupait des topinambours en petits morceaux destinés aux agneaux. Notre père avait aussi un concasseur pour faire sa farine. »
C’est en 1960, alors âgée de 17 ans et demi, que notre agricultrice se marie, avec Pierre Rebière : « Il faut croire que les pommes de terre m’ont poursuivie, explique Micheline. On s’est rencontrés dans un champ de tubercules… Le lendemain du mariage, sur incitation de ma belle-mère, j’ai aidé à faire la vaisselle de la fête, et le surlendemain, je suis allée avec Pierre planter des… pommes de terre ! C’était notre voyage de noces. » Ils s’installent dans la maison des parents du marié, au Rat. « La fille, elle allait chez le mari, avec ses beaux-parents. »De leur union, naîtront deux enfants, Christiane et Gilles. Perdant successivement son beau-père devenu aveugle, sa belle-mère puis son mari, Micheline a pris sa retraite en 2002, non sans avoir exercé, après une formation adéquate, le métier d’assistante maternelle en plus du travail de la ferme, puis occupé un poste à la maison de retraite de Peyrelevade durant une dizaine d’années à partir de 1981, et enfin à la crèche du même lieu durant deux ans.
À l’évocation de sa scolarité, l’ombre d’un regret se fait jour dans les yeux de notre agricultrice. « J’aimais l’école et j’aurais voulu être institutrice. Je suis allée passer mon certificat d’études à Sornac avec les copines dans la bétaillère du boucher. Mais ma famille n’avait pas les moyens de me laisser partir au collège. » Cependant, lorsque le domicile de Chamboux est de nouveau évoqué, les souvenirs reviennent en force : « Elle symbolise mon enfance, ma jeunesse. On ne se rend pas compte des bruits d’une ferme. Dans mon cœur, même si je l’ai quittée à 17 ans et demi, c’est toujours ma maison. »Du Rat toutefois, elle gardera les images du tournage du film Mademoiselle avec Jeanne Moreau en 1965, l’actrice jouant le rôle… d’une institutrice qui met le feu aux maisons et empoisonne les abreuvoirs : « Les décors qu’ils ont installés étaient incroyables, et puis mon mari a pu être figurant. » Conservées également en mémoire, les Fêtes de la Saint-Roch où le prêtre baptisait les chiens.Quant à l’évolution du monde agricole qui a été le sien durant plus de trois quarts de siècle, Madame Rebière l’observe avec une certaine nostalgie : « Il n’a rien à voir avec ce que j’ai vécu. De mon temps, les paysans étaient beaucoup plus nombreux et ils échangeaient des coups de main réciproques. On faisait de tout, on n’achetait pas. L’hiver, on allait aux veillées d’un village à l’autre, toujours à pied avec la lanterne. Les gosses nous suivaient partout… Maintenant, ils ont du matériel, c’est la course au plus gros tracteur, mais ils n’ont plus le temps de rien. Finalement, ils ne sont pas plus libres que nous. »
À l’heure où un drone sait repérer la moindre adventice dans un champ de céréales, et transmettre ses informations à un tracteur qui peut, sans chauffeur, aller la traiter avec une précision millimétrique, effectivement, c’est un écart abyssal avec le monde ci-dessus décrit, à la fois si loin… et si proche.