Le 9 juin 2024, au soir des élections européennes, la Corrèze, comme plus de 90% des communes françaises, mettait en tête la liste du Rassemblement national (RN). Ce même jour, le département commémorait les 80 ans du massacre de Tulle, commis par la division SS Das Reich à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Cruel retour de flamme de l’histoire. Dans la foulée, le président de la République annonçait la dissolution de l’Assemblée nationale, plongeant le pays dans la stupeur et la frénésie d’une folle campagne éclair. Le 7 juillet 2024 au soir, une partie de la France retrouvait son souffle, soulagée du succès du barrage républicain, qui a davantage profité à la majorité sortante, et de l’absence de majorité pour le RN à l’Assemblée nationale. Pourtant, sur le terrain, les plaies sont encore intactes, et nous craignons de n’avoir simplement qu’acheté du temps. La gauche, à travers le Nouveau Front populaire (NFP), est apparue comme la principale force politique en capacité d’endiguer la menace d’extrême droite. Si elle maximise ses scores dans les zones urbaines denses et quelques bastions, elle atteint son plafond de verre dans de nombreux territoires péri-urbains et ruraux.
J’ai suivi de près la campagne électorale en Corrèze pendant trois semaines. J’ai sillonné les routes et les fêtes de village, j’ai discuté avec les élus locaux, les militants, les citoyens, les responsables associatifs. Je voulais en avoir une autre approche que celle plus sensible, personnelle, subjective que j’en ai depuis plus de trente ans.Le premier élément qui m’a marquée, c’est à la fois l’incompréhension face aux scores du RN pour une grande partie de mes interlocuteurs, combinée à une forme d’indifférence de la part de la plupart des personnes non engagées, qui continuaient leur vie comme si de rien n’était. Quand des explications m’ont été fournies, elles ont pris régulièrement appui sur le « ras-le-bol », les difficultés du quotidien, le pouvoir d’achat. Une rapide analyse des résultats aux élections législatives pourrait accréditer cette idée, le RN amplifiant sa progression en périphérie des villes, notamment sur la deuxième circonscription de la Corrèze (Brive-la-Gaillarde) et le long des principaux axes routiers, notamment l’autoroute A20.Pour nombre de Corréziennes et de Corréziens, la baisse du pouvoir d’achat n’est pas un slogan désincarné. Elle se matérialise au quotidien dans le prix des courses, le coût des déplacements contraints en voiture, la hausse des taux d’intérêt des emprunts, la stagnation des salaires… même si paradoxalement l’électorat RN a été plus sensible à la baisse de la TVA qu’à la hausse du Smic et des bas salaires. C’est le cas de ce jeune trentenaire rencontré devant un bureau de vote d’une commune de la première circonscription (bassin de Tulle), qui a dû repousser son projet de construction de maison avant de pouvoir le concrétiser récemment, qui exerce un métier manuel comme beaucoup d’hommes de ces territoires, à plusieurs dizaines de kilomètres en voiture qu’il faut parcourir chaque jour. En ce dimanche après-midi, il a l’air visiblement épuisé. Il passe beaucoup de temps sur la route. Il faut aussi faire le « taxi » pour sa fille qui souhaite poursuivre les activités culturelles et sportives auxquelles elle avait auparavant accès à Brive-la-Gaillarde.Je pense à d’autres histoires de vie qui ne sont pas très éloignées, mais générant un comportement électoral stable dans le temps, avec un vote viscéralement de gauche, comme cette aide soignante en Ehpad. Elle travaille de nuit, parce qu’elle peut avoir plus de temps pour prendre soin des résidents. À la débauche, elle s’occupe de ses trois filles, avant d’aller dormir quatre ou cinq heures et d’enchaîner la journée.Il y a aussi ces familles avec des enfants en situation de handicap qui ne peuvent pas être scolarisés n’importe où, ou avec un proche souffrant d’une grave maladie, ou encore qui doivent prendre soin de leurs aînés, en plus de tout le reste. Je garde aussi en tête ces employés municipaux tant caricaturés, payés au Smic depuis des années, qui ne sont pas toujours à temps plein faute de moyens ou de besoins, et qui font pourtant tourner nos petites communes.Quels sont les responsables politiques qui parlent aujourd’hui de leurs situations concrètes, qui comprennent leurs conditions d’existence, qui se mettent à hauteur de leur rythme de vie ? Et comment comprendre qu’à partir de caractéristiques a priori semblables les électeurs adoptent des comportements divergents ? Ces différences de vote sont-elles vouées à perdurer ? La gauche a-t-elle encore quelque chose à perdre ? C’est en tous cas l’hypothèse que nous ne devons pas écarter et que corrobore cet échange que j’ai pu avoir avec une électrice socialiste de longue date me confiant qu’« ils ne disent pas que des bêtises au RN ».Cette percée continue de l’extrême droite interroge nécessairement les acteurs locaux, à commencer par les élus de terrain, qui ne ménagent ni leur temps ni leur énergie pour améliorer le quotidien et trouver des solutions avec les moyens disponibles. Certains se demandent si ces sacrifices valent encore le coup et s’ils vont repartir en 2026. Ils savent pourtant que ces résultats n’empêcheront pas leur réélection la prochaine fois.
Sur le terrain, la dépolitisation est palpable. Les repères traditionnels ont largement disparu. Les élus locaux, les entrepreneurs, les responsables associatifs ont fait évoluer leur discours. Certains lieux de sociabilité et de formation des consciences collectives ont disparu depuis longtemps. Les listes aux élections municipales sont trans-partisanes, voire a-partisanes. Les appareils politiques, les syndicats, les associations ont perdu de leur force d’influence.J’ai aussi croisé des parents impuissants face à des adolescents captivés par des vidéos de Jordan Bardella qu’ils s’échangent ou regardent ensemble dans la cour du collège ou du lycée, quand ma génération avait été choquée par l’accession au second tour de l’élection présidentielle de Jean-Marie Le Pen en 2002. Que s’est-il donc passé en vingt ans ?Le poids des sociabilités locales semble toujours déterminant dans les dynamiques politiques de chaque commune. C’est l’observation fine de deux communes que je connais bien à l’occasion de ces élections qui m’a fait prendre conscience de ces influences décisives.D’un côté, cette petite commune de moins de 500 habitants de la deuxième circonscription dans la zone d’influence de la ville de Brive-la-Gaillarde, et qui peine à maintenir ouverte son école. Il faut dire que les parents préfèrent parfois mettre leurs enfants dans le secteur privé « à la ville ». La nouvelle équipe municipale, peu politisée, essaie pourtant depuis des années de remettre de la vie dans le bourg, d’organiser des festivités, de diffuser l’information, d’instituer un petit marché le samedi matin toutes les deux semaines, un city stade pour les jeunes… Il y fait a priori bon vivre, comme dans le reste du département. Le cadre de vie est agréable. On y entend pourtant des phrases comme « on ne veut plus de paysans », « ils font tout pour qu’il n’y ait plus d’habitants dans les campagnes », « on est vraiment le trou du cul du monde ». Dans cette commune, quelques électeurs se sont présentés au bureau de vote avec le bulletin du candidat du RN bien visible en main, comme une évidence.Dans une autre commune rurale de moins de 1500 habitants, à la tradition de gauche bien ancrée, dans la première circonscription, aucun comportement de ce type n’a pu être constaté. Cela n’empêche pas le RN de progresser aussi d’élection en élection. Pourtant, une équipe municipale plus politisée comme un tissu associatif solide animé par des sympathisants de gauche façonnent d’autres attitudes sociales et dessinent d’autres frontières entre le dicible et l’indicible. Compte tenu de la taille de ces communes, il est possible d’aller chercher les voix une à une, de créer une relation de confiance, de favoriser des discussions apaisées, d’apporter concrètement des solutions, notamment pour le logement. Mais tout le monde ne sait pas faire, n’y pense pas spontanément ou n’en a pas le temps. Certains, plus éloignés des structures militantes, considèrent aussi que ce n’est pas leur rôle. Cela ne suffit pas toujours d’ailleurs, a fortiori quand l’entreprise de normalisation du RN a produit de puissants résultats, remplacée par la diabolisation d’une partie de la gauche et l’effet repoussoir de certaines figures médiatiques ou de comportements jugés excessifs et irrespectueux.
S’il doit y avoir un enseignement des dernières élections, c’est que l’actuelle stratégie de la gauche a atteint ses limites. Les résultats électoraux en demi-teinte, les réactions sur le terrain, comme la difficulté à proposer une solution rapidement dans la période politique inédite que nous traversons, devraient la conduire à revoir ses cadres de pensée et d’action si elle entend élargir son champ d’influence sur la vie politique française et endiguer efficacement la poussée du RN. Elle fait aujourd’hui face à un quadruple défi d’offre politique, de langage, d’incarnation et de structuration. Il lui faudra faire le pari d’un travail long, collectif et minutieux de reconquête.