Si Jacques Ellul était profondément chrétien et Bernard Charbonneau agnostique, ils se retrouvaient dans l'essentiel : la critique radicale de la société techno-industrielle.Après l'affiliation en 1934, de leur groupe de discussion, au mouvement Esprit, ils publient ensemble en 1935 des Directives pour un manifeste personnaliste, où ils développent la thèse de l'impuissance de la politique partisane face à l'emprise technicienne, quelque soit le régime : capitaliste, fasciste ou communiste. Ils rédigent un diagnostic en 39 points : Origine de notre révolte, qui précède les 50 propositions de « direction pour la construction d'une société personnaliste ».Par la suite, le dialogue entre les deux auteurs bordelais ne sera jamais rompu, même lorsqu'ils seront séparés par des évènements extérieurs (la guerre). Dans les années 1960, ils se retrouvent notamment dans le comité de défense de la côte Aquitaine (CDCA) qui lutte contre la mission interministérielle d'aménagement de la côte Aquitaine (MIACA), qui « considère la nature comme un capital à exploiter, et non comme une ressource à protéger » et dont l'action réunit « ce qu'il y a de plus haïssable et dangereux : la combinaison entre des pouvoirs capitalistes (promoteurs, gros entrepreneurs), des pouvoirs technocratiques et des pouvoirs bureaucratiques ».Des années 1950 aux années 1990, tout en poursuivant leurs œuvres respectives, ils se retrouvent dans de petits groupes de discussions qui élaborent des textes approfondissant divers thèmes liés à l'écologie et à la critique de la société industrielle.Entre Ellul et Charbonneau, il ne faut pas s'épuiser à rechercher des divergences, il faut plutôt s'attacher à souligner la complémentarité de leurs approches : plus philosophique et sociologique chez Ellul, plus sensuelle, intuitive et poétique chez Charbonneau.
Trois auteurs ont eu une influence prépondérante dans l'élaboration des conceptions de Jacques Ellul. Marx d'abord et Kierkegaard ensuite, « les deux seuls auteurs dont il a lu tous les livres dans une même perspective, libertaire », et le protestant Karl Barth (1886-1968) qu’il tient pour « le plus grand théologien du XXe siècle ».Dès les années 1930, tout en poursuivant sa formation universitaire en histoire du droit (doctorat puis agrégation), il appelle dans ses articles et ses conférences à changer la vie des gens qui ne forment plus qu'une « foule conditionnée par la propagande », en créant au niveau local de petits groupes autogérés et fédérés entre eux par des liaisons horizontales. Il poursuivra toute sa vie dans la même veine, soutenant que la cause écologiste n'a rien à gagner à entrer dans l’arène électorale et préférant à l'illusion politique des initiatives locales, les mouvements sociaux et le combat associatif.L'ampleur de l'œuvre de Jacques Ellul (67 livres, 1160 articles !) condamne par avance toute tentative de synthétiser sa pensée, nous nous limiterons donc à faire ressortir les éléments qui nous paraissent essentiels dans la perspective de l'écologie libertaire.
Trois ouvrages d’Ellul sont consacrés au phénomène technique.
Dans « la technique ou l'enjeu du siècle », Ellul applique l'analyse marxiste aux sociétés industrielles développées en montrant que l'économie est devenue une superstructure alors que la technique en constitue l’infrastructure. Et il définit la technique comme « la préoccupation de l'immense majorité des hommes de notre temps, de rechercher, en toute chose, la méthode absolument la plus efficace ». Quand on parle de technique, on pense spontanément aux machines, à l'industrie, à l'informatique, à l’intelligence artificielle… Mais la logique technicienne concerne beaucoup d'autres domaines, l'administration, l'éducation, la santé, la psychologie, la propagande.En 1977, il analyse la technique comme un système, c'est-à-dire « un ensemble d'éléments en relation les uns avec les autres, de telle façon que toute évolution de l'un provoque l'évolution de l'ensemble et que toute modification de l'ensemble se répercute sur chaque élément ». Dans tous ses livres, il illustre les caractères du phénomène technique : l'autonomie, l'unité, l'universalité et la totalisation. La technique moderne n'a pas d'autres visée que sa propre croissance, elle dicte sa loi, pèse de tout son poids sur l'homme et la société.Ellul s'inscrit en faux contre la thèse de la neutralité de la technique, selon laquelle celle-ci n'est ni bonne ni mauvaise en soi. C'est l'usage qui en est fait qui serait déterminant. Pour lui, le système technicien concerne tous les aspects de la vie quotidienne et toutes les classes de la société.Quant au progrès technique, il démontre son autoaccroissement, son automatisme, sa progression causale et son accélération. « Ce qui peut être fait, sera fait » indépendamment de tout choix politique ou éthique. Le progrès technique est ambivalent : il libère autant qu'il aliène. Tout progrès technique se paye, ses effets néfastes sont inséparables des effets positifs et il comporte toujours des conséquences imprévisibles.
Face à la société technicienne de plus en plus insupportable à l'homme, Ellul appelle à une authentique révolution, qui passe par un engagement personnel, qui récuse l’idée même d’État révolutionnaire et de dictature du prolétariat, en accord avec les penseurs anarchistes. Il définit un socialisme ascétique, fondé sur « l'abondance frugale », la non puissance, le refus de la croissance, la décentralisation, l’autogestion généralisée, la réduction drastique du temps de travail et l'abolition du salariat grâce à un revenu minimum universel.
Il faut donner raison aux populations locales contre les logiques progressistes et centralisatrices qui les détruisent. Les projets et l'aménagement de la côte Aquitaine lui donnent l'occasion de concrétiser cet engagement.L'écologie d’Ellul est une écologie humaine, qui replace toujours la personne – l'habitant, l'usager, le forestier, le paysan – au cœur du dispositif.Ellul déplore la destruction des campagnes : exode rural, fin du bocage par le remembrement et la destruction des haies, fuite en avant par le productivisme technicien et la modernisation, effets néfastes du tourisme de masse…La solution ne peut résider dans la protection de l'environnement, le développement durable ou la croissance verte, autant de faux semblants qui masquent la poursuite de l'expansion techno-industrielle et productiviste. Il considère que travailler et consommer moins constitue la clé pour « vivre et être mieux ». Bien sûr, il soutient toutes les luttes contre les pollutions, le gigantisme, le nucléaire et autres atteintes diverses aux équilibres naturels.Et il garde comme perspective, une révolution inspirée par l'anarchisme ; mais, conformément au pessimisme protestant sur la nature humaine, il ne croit pas qu'une société libertaire soit possible. Dans Anarchie et christianisme (1988), il montre les convergences entre le christianisme et la pensée libertaire. Et, au-delà des grandes utopies, il appelle à faire fonctionner une démocratie anti-autoritaire dans les petits groupes.
L'alter ego de Jacques Ellul, avec qui il a été en relation étroite toute sa vie, a développé peu ou prou les mêmes conceptions. Mais il y a certainement une originalité dans la manière qu'a Charbonneau de présenter leurs thèses communes : sans doute plus sensible et concrète que celle d’Ellul.Dès 1937, il diffuse un texte intitulé Le sentiment de la nature, force révolutionnaire. Pendant la guerre et jusqu'en 1948, il rédige un énorme manuscrit (1000 feuillets), intitulé Par la force des choses, qui ne trouvera pas d’éditeur. Des parties seront extraites pour être publiées ultérieurement : L'État (1949, ronéoté ; 1987), Le jardin de Babylone (1969) et Je fus (2000).Ses articles de journaux ou de revues le font connaître d'un large public : Chroniques du terrain vague, dans La Gueule ouverte (1972–77), puis collaboration régulière à Combat Nature, trimestriel de Dordogne.Tous les grands thèmes développés par le mouvement écologiste ont été abordés par Bernard Charbonneau : l'épuisement des ressources, la démographie, le productivisme, la croissance économique, la destruction des campagnes, sur toutes ces questions il défend des positions radicales. Les notions d'équilibre et de limites sous-tendent ses réflexions. « La notion de tension occupe une place importante dans la pensée de Charbonneau. Tensions entre les campagnes, individuel et collectif, liberté et lien, nature et société/culture, idéal et réalité, spirituel et matériel mais surtout, tensions entre nature et liberté ». (Patrick Chastenet).
Il définit la liberté comme « la faculté de s’enraciner dans un lieu plutôt que se disperser en surface ». Il ajoute : « Ce n'est qu'avec une population moins dense et une économie réinventée que l'homme pourra retrouver le chemin de la liberté ».Charbonneau, qui possède au plus haut point le « sens de la formule », a écrit quelques pages bien senties sur les méfaits du tourisme de masse, devenu « une industrie lourde fabricant à la chaîne des produits standardisés ».Sa critique de la « mal bouffe » est des plus acérées ; pour lui, la nourriture industrielle est une agression fondamentale contre les hommes et leur culture.Chastenet note que « nostalgique d’un temps où l'on trouvait parfois des limaces dans la salade, mais pas de Limatox, Charbonneau montre comment l'intégration du monde rural dans la « banlieue totale » a non seulement détruit les paysages, mais sacrifié le goût des aliments. Dans Notre table rase (1974), il avait essayé d'alerter l'opinion sur les conséquences de la transformation de l'agriculture en industrie. Ses propos sur la bagnole sont aussi incisifs et très justes : « on croit fabriquer des automobiles, on fabrique une société ». (L’hommauto 1967).Il dénonce la ville défigurée, la campagne dévastée, l'idéologie du changement, mais il reste persuadé qu'il reste une petite chance de trouver un équilibre entre l'ordre et le désordre, entre l'immobilisme et la fuite en avant, entre le chaos et le système. C’est là la mission de la communauté écologique. Si elle échoue, ce seront les principaux responsables de la destruction de la planète qui organiseront son sauvetage en gérant la pénurie après l'abondance ; mais il n’y aura plus aucune place pour la liberté. Longtemps boudés par la pensée dominante marxiste, Ellul et Charbonneau continuent aujourd'hui à servir de référence aux écologistes radicaux, par exemple le mensuel La décroissance.