D’abord, l’Histoire laisse ses marques et les forestiers comme les autres n’ont pas la baguette magique permettant de lui faire prendre en quelques années une autre direction1. L’histoire des forêts du Plateau résumée dans le “Rapport sur l’état de nos forêts et leurs devenirs possibles“ est l’image des grands reboisements orchestrés en France par le FFN (fond forestier national) depuis 1948. Si l’on peut dire avec les autorités forestières que “le pari“ de reconstituer les surfaces boisées est réussi, il reste à savoir si la forêt qui résulte de ce travail colossal est à l’image de ce que souhaitent ceux qui les côtoient et ceux qui y travaillent.
Couvrir le territoire de plantations ne suffit pas en effet à remplir les multiples rôles écologiques et sociaux de la forêt, de même que l’agriculture d’un pays ne s’apprécie pas à la surface de ses terres agricoles. Les monocultures rasées tous les 40 ans par un matériel lourd sont des “forêts” habitées d’une faune et d’une flore banales (seules résistantes à cette dynamique de coupe), peu attrayantes au plan visuel, fragiles face aux tempêtes, aux insectes et aux incendies. Des espaces soumis à un mode d’exploitation intensif qui finira par épuiser les sols à force de leur faire produire annuellement deux ou trois fois plus de mètres cube par hectare que n’en produirait la forêt naturelle locale et d’exporter les trois-quarts des éléments minéraux stockés dans l’arbre.
Et l’inquiétude est bien justifiée lorsque le modèle de “forêt“ instauré par ces grands reboisements devient une norme permettant de justifier la destruction de forêts mélangées pourtant stables et répondant à de multiples fonctions. A qui bénéficient réellement ces opérations brutales ? Pourquoi le tournant semble-t-il si difficile à prendre ? Si nous le souhaitons tous (ou presque), comment le favoriser ensemble ? Pour ces questions qui seront au cœur des ateliers des 20 et 21 septembre 2014 à Nedde, voici en apéritif quelques réflexions personnelles. De quoi peut-être, démarrer sans le poids de ce qui nous empêche d’agir !
La propriété privée est très largement majoritaire dans ces territoires de moyenne montagne, la forêt y servant avant tout d’instrument d’épargne, de défiscalisation et de revenu complémentaire pour des investisseurs en partie étrangers au territoire. L’appât du gain facile chez un certain nombre de propriétaires et de gestionnaires favorise ainsi une gestion forestière simpliste. Il est bien plus aisé de vendre une coupe rase de résineux qu’une coupe de jardinage en forêt mixte, face à une filière de plus en plus concentrée et mondialisée demandant des bois standardisés et des gros volumes facilement exploitables. Un serpent ne s’y mordrait pas mieux la queue : la filière exigera d’autant plus ces “gros lots homogènes et faciles“ que propriétaires et gestionnaires mettront en marché des coupes rases de bois moyens résineux.
La concentration des structures professionnelles favorise également l’homogénéité des pratiques et des croyances. La proximité croissante entre “gestionnaires“, acheteurs industriels et conseillers “publics“ contraint le regard en matière de sylviculture. Les taillis deviennent “non améliorables“ dans les plans de gestion pour justifier leur remplacement par du Douglas. La rationalité de cette gestion en monocultures régulières est surtout rationnelle au regard des coûts de mobilisation du bois et de la transformation industrielle des matériaux. Sortie de ce cadre, elle pêche par son rendement, tant sur le plan social (emploi) qu’économique (rendement matière) et environnemental (fertilité des sols, eaux, biodiversité forestière). L’aspect environnemental rejoignant rapidement celui de l’économie par l’importance de la fertilité des sols et du contrôle biologique dans la durabilité de la production de bois.
Si avec le recul actuel de Pro Silva, évoluer vers la futaie irrégulière et mélangée est plutôt aisé dans les forêts déjà irrégulières et au bon potentiel de qualité et de régénération naturelle, propriétaires et gestionnaires sont plus embarrassés face aux monocultures hors station (ex. grandes plantations de sapin grandis), aux peuplements fragiles (exposés aux vents, aux sécheresses, aux insectes) ou quand la régénération naturelle ne vient pas (peut-on attendre indéfiniment la régénération face à une filière qui boude les gros bois ?)
Tandis qu’en Suisse les entreprises de travaux et les exploitants sont coutumiers des coupes de jardinage, la France peine à engager les efforts de formation et les soutiens publics dans ce sens. De nombreux propriétaires, gestionnaires et exploitants restent ainsi convaincus que les peuplements mélangés sont ingérables, que la récolte de bois est hors de prix en futaies jardinées ou tout simplement incompatible avec le maintien des jeunes arbres. L’innovation est bloquée dans des régions entières, soumises à cette pensée unique de la futaie régulière à renouveler périodiquement par des plantations uniformes. Une rationalité très discutable.
En 2009, quelques mois après la tempête Klaus qui abat en une nuit 42.000.000 m3 de bois, Nicolas Sarkozy déclare à Urmatt (67) qu’il est temps de “mobiliser plus de bois“ en commençant par augmenter la récolte de 50% en dix ans. S’appuyant sur les chiffres de production non mobilisée de l’IFN désormais déclarés erronés, le Centre National de la Propriété Forestière écrit : “le volume sur pied de la forêt française atteint des chiffres jugés dangereux pour sa stabilité et sa bonne santé“. Mais la croyance reste et est encore martelée, de sorte que la disproportion des soutiens publics humains et matériels entre mobilisation des bois et amélioration des peuplements atteint des dimensions préoccupantes.
Labels bidons de type PEFC et communication rassurante de l’ONF, de l’Union des Coopératives et des Interprofessions maintiennent l’opinion publique dans la croyance en une gestion forestière sans risque, ancrée dans une approche de “bon père de famille“ qui échapperait miraculeusement à la voracité des marchés financiers. Les images d’une forêt tropicale massacrée détournent aussi le regard du citoyen sur les questions posées par les évolutions de la filière-bois française.
Mais les acteurs locaux ne s’y trompent pas et associations, filière artisanale, forestiers publics et privés s’unissent désormais dans de nombreux territoires pour analyser la situation, communiquer sur ses risques et mobiliser le débat. Et c’est par ce thème que je terminerai, car le puissant intérêt que le Plateau a montré jusqu’ici pour les questions forestières est à mon sens un véritable germe de changement. Un poil-à-gratter au bénéfice des forestiers et des propriétaires autant que des habitants et amoureux des chauves-souris. Car retrouver la noblesse de la Sylviculture et partager notre métier dans une filière qui semble idolâtrer l’Exploitation et ses symboles virils, vaut peut-être de se compliquer un peu l’existence …
J’invite tous les propriétaires et forestiers à venir aux rencontres forestières du Plateau !
Gaetan du Bus de Warnaffe