En 1988, du côté de ces jeunes entrepreneurs, cela fait déjà quatre ans qu’ils sont arrivés à Faux avec ce projet. Il faut du temps pour se former, réunir le capital, acquérir le matériel... et apprendre à connaître le pays. Car ils ne sont pas d’ici, aucune attache familiale, même pas de passage par la case “vacances d’enfance coup de cœur“. On est plutôt dans la rationalité d’un processus intellectuel combinant une approche pragmatique, celle de créer une entreprise de transformation, avec un idéal politique de transformation sociale et de remise en cause des processus d’autorité et de fonctionnement pyramidaux, jugés profondément aliénants... Le choix du Limousin fut donc d’abord celui d’une région forestière en devenir pouvant accueillir un projet de transformation industrielle de petite taille servant de laboratoire social.
En 1988, côté local, on en est à la mise en place réelle de la dimension “développement local“.
Les lois Deferre ne sont pas vieilles, 1982. Les palais régionaux sont juste finis... Sur le terrain, des maires comme François Chatoux (Faux-la-Montagne), Bernard Coutaud (Peyrelevade) ou Pierre Desrozier (Gentioux-Pigerolles), partagent la même envie de transformation de leurs communes et voient plus loin. On parle développement local, on est dans la suite logique de la première vague qui, 20 ans plus tôt, parlait de vouloir vivre et travailler au pays avec une pensée de “gauche“, entre Mao, le PS ou l’Occitanie libre... pour faire dans la caricature qu’ils n’étaient d’ailleurs pas. De la même génération, ayant donc vécu mai 68, ils sont ruraux et citadins... Une culture de l’entre deux : ils connaissent leur milieu rural mais aussi la ville... Et ils ont pris les commandes de leurs communes en s’appuyant sur le développement de micro-projets, l’accueil de toutes formes d’initiatives, sans préjugés et en exploitant les nouveaux dispositifs d’aides à la création d’emploi ou d’activités ou encore l’intercommunalité et son effet levier par la mutualisation de moyens... La rencontre eut donc lieu entre ces six entrepreneurs, plus jeunes d’une dizaine d’années que ces trois maires eux aussi entreprenants !
Création d’un Sivom (Syndicat intercommunal à vocations multiples), puis de la première communauté de communes du Limousin, qui avec la commune de Peyrelevade est interdépartementale. Grâce à l’outil “atelier relai“, le Sivom apportera en location-vente terrain, bâtiment remis en état et séchoir à bois à l’entreprise, permettant à celle-ci de garder une partie importante de son capital pour acheter le matériel, constituer son fonds de roulement. Sans cette aide, qu’elle remboursera en 13 années (avec 2 ans d’avance !), l’entreprise n’aurait vraisemblablement pas pu démarrer. La mayonnaise a donc pris et le terreau était là pour qu’il en soit ainsi. Déjà la première vague de “néos“ (on parle même d’“archéo-néos“) d’après 68 avait commencé à ensemencer... Certains évoquent aussi une vague d’immigration plus ancienne encore, d’après guerre et des années 1950. François Christin, agriculteur à la retraite de Gentioux qui fut un des artisans actifs du Comité Millevaches, ou Monsieur Simons, agriculteur hollandais qui traversa la France en tracteur pour venir pareillement s’installer à Gentioux, illustrent bien cette période... Mais, à l’époque, l’exode rural continuait à sévir et ces premières arrivées ne compensaient pas encore les départs. Elles n’étaient pas encore très visibles.
Petit à petit, avec une accélération ces dix dernières années, ce mouvement centripète, de l’extérieur du Plateau vers l’intérieur, s’est accentué, se nourrissant de lui-même. Une dynamique s’est installée qui ne s’est pas arrêtée depuis. Dans un livre publié en 2009 et intitulé L’exode urbain1, Pierre Merlin faisait déjà le constat de la fin de l’exode rural qu’il situait précisément en… 1968 ! Place à l’exode urbain donc, d’abord en périphérie des grandes métropoles, puis de plus en plus loin. Exode choisi pour certains mais aussi subi par d’autres qui se retrouvent relégués, “rurbanisés“.
Mais les arrivées ne vont pas forcément sans heurts. Certains furent maladroits quand ils se firent piéger il y a une dizaine d’années, par une émission de France Inter. A parler dans le micro sans précaution et un peu par provocation en revendiquant le droit au RMI et à ne rien faire, ils ne pouvaient que choquer celles et ceux qui avaient passé leur existence laborieuse à sortir de leur condition. Les auditeurs ne pouvaient pas décoder que, derrière ces raccourcis et ces caricatures, s’exprimaient une véritable révolte, celle d’une génération qui voyait bien que la société, dans son ensemble, allait dans le mur, aveuglée qu’elle était par le consumérisme, l’individualisme croissant. Une génération qui n’était pas dupe des doubles discours d’une gauche qui se reniait, d’une droite qui s’extrémisait, d’un monde qui d’année en année commettait de plus en plus de dégâts sociaux ou environnementaux... Le temps passe et quand les vraies rencontres ont lieu, s’effacent les ressentiments.
Reste qu’une population fragilisée par l’âge, la maladie, l’isolement et l’incompréhension d’un monde qui ne sait plus où il va et sur lequel elle ne semble pas avoir prise, peut s’aveugler et reprendre à son compte les sirènes de la haine, si puissantes actuellement. On voit poindre ici et là, dans des villages creusois, mais ailleurs en France, en Europe, dans le monde, ce mécanisme hélas très connu, de cette haine de l’ “étranger“, celui qui n ‘est pas du clan, de “ma culture“, de “mon pays“, de “ma famille“ et qui me menace et crée mon malheur. Tempête sociale qui ne durera qu’un temps.
Car comme Emmanuel Todd, sociologue du “temps long“, l’a largement démontré dans ses ouvrages, à terme, les migrants, toujours, en France et de par le monde, se fondent dans la culture du lieu d’accueil, en y apportant par ailleurs ce que cette même culture est prête à assimiler. Cette intégration, historiquement, et là encore sur le temps long, est une constante qui se vérifie ici aussi. Ce fut le cas avec Ambiance Bois et ces jeunes de l’époque qui furent accueillis, adoptés, d’abord par les élus puis par la population. Une des fondatrices d’Ambiance Bois est à mi-parcours de son deuxième mandat de maire, et illustre parfaitement ce mécanisme. Ce sera donc aussi le cas, malgré le mauvais temps actuel, des nouvelles générations qui arrivent. Car, si on prend du recul, il y a de fortes probabilités que nos communes voient leur population à nouveau croître.
Je ne suis pas la Pythie, pour autant le mouvement est là qui va en s’amplifiant. C’est, il ne faut pas en douter, une chance pour nous toutes et tous, certes pleine d’inconnu mais, qui peut croire que demain sera comme aujourd’hui ? En 1988, le démarrage d’Ambiance Bois fut un élément, parmi de nombreux autres, du dynamisme actuel du territoire.
Marie-Henry Néro