Dans les années 1970, depuis les bords de la mer Noire en passant par les plateaux anatoliens, sont arrivés, à Bourganeuf et dans les villages environnants (Bosmoreau-les-Mines, Saint-Julien-la-Brégère, Saint-Martin-Château) des hommes seuls avec un contrat de travail garanti par des accords passés entre les gouvernements Français et Turc, pour travailler dans les pépinières et les entreprises forestières limousines.
Pendant quelques années, ces travailleurs rentraient au Pays tous les deux ans pour retrouver leurs familles. Des retrouvailles pas toujours bien vécues par les enfants et les femmes. Aussi, dès la mise en place du décret de 1976 donnant droit au regroupement familial, quelques pères de famille ont fait les démarches nécessaires pour faire venir leurs familles. Ils ont été souvent aidés par les services sociaux pour répondre aux exigences de l’Etat qu’ils ont du mal à comprendre, d’autant qu’ils ne connaissent pas la langue et que leur travail, voire leur habitat, les éloignent de Bourganeuf.
Dans les années 1980, les familles sont arrivées : des mères avec leurs enfants, déjà 3 ou 4, en âge d’être scolarisés. Pour leur accueil, la ville de Bourganeuf dispose d’un parc HLM important. Les logements proposés répondent aux critères exigés par la procédure du regroupement familial, tant en surface qu’en confort. Et tant pis pour l’impression communautaire que donne l’habitat “turcë. Tous les enfants sont scolarisés dès leur arrivée. La création d’une structure d’accueil pour les primo-arrivants au sein de l’école permet l’accès rapide à la langue française. Dès lors les enfants jouent un rôle social considérable dans la vie quotidienne des familles : accompagnement des mères pour les courses, traduction chez le médecin, à l’école, auprès du service social.
Toutefois l’isolement des mères de famille dans la journée est mal vécu par l’ensemble des femmes. Les hommes recherchent alors des jardins, quelques personnes âgées de Bourganeuf et de sa périphérie acceptent le partage du carré, mais cela ne répond pas aux besoins de la totalité des foyers. A la demande de 8 femmes turques, une action collective d’apprentissage du français oral a été initiée par le service social. L’organisation du cours se structurait autour de l’apprentissage de la langue, d’échange sur les cultures turque et française, et l’éducation des enfants en France. Moment de convivialité et de découverte de la vie locale avec différents supports : le pain (préparation, pétrissage, cuisson et dégustation), la laine (différents modes de filages), la visite de la tour Zizim, un peu d’histoire et la visite à pied de la ville.
Dans le climat d’inquiétude et de peur de ce conflit, les informations radio sont encore difficiles à capter mais les quelques premières paraboles se multiplient très rapidement. Très vite les traditions religieuses, culturelles et vestimentaires sont renforcées. Les hommes souhaitent pouvoir pratiquer leur religion, être accompagnés par un imam et créer une école coranique. Pour ce faire ils se mettent en association. Ainsi naît “Islam turc“. La demande d’un lieu de culte est forte, la communauté décide d’acquérir un terrain pour construire un “centre culturel turc“. Pour la population bourgagnaude il n’est pas facile d’accueillir des personnes qui ne parlent pas la même langue, n’ont pas les mêmes tenues vestimentaires, ont beaucoup d’enfants. Cela perturbe une population locale plutôt vieillissante et elle aussi confrontée aux difficultés : chômage, maladie et isolement… Aussitôt, une pétition circule contre la “construction d’une mosquée et d’un centre d’alimentation islamique“ déguisés sous l’appellation “centre culturel“, pétition signée par 450 personnes. Les propos racistes se multiplient, ainsi que les rumeurs et les pétitions voire les violences physiques. Le projet est abandonné, le terrain n’est pas constructible.
Dans ce climat tendu, des initiatives voient cependant le jour pour faciliter les relations: l’invitation de la communauté à partager le repas de fin de Ramadan et à participer aux rencontres festives (fête des enfants, fête du printemps, mariages). De son côté, la municipalité réagit et met en place un DSU (développement social urbain) sur les quartiers principalement habités par des populations étrangères avec rénovation des logements, animation pour les jeunes et incitation à l’implication des habitants eux-mêmes. Un animateur développe les rencontres.
En 1994 à l’initiative du centre d’action sociale Agora et d’un mouvement de jeunesse creusoise quelques jeunes de Bourganeuf et des environs (13 Français(es) et deux Turcs) sont partis en Turquie rejoindre des familles turques qui, chaque année, accomplissent ce voyage pendant les vacances d’été. Une fête de retour a réuni les familles turques et françaises ainsi que de nombreux amis et voisins. À cette occasion, Télé Millevaches a réalisé un film intitulé “Les bûcherons turcs de la Tour Zizim.“
Par ailleurs, des Creusois vont accompagner des responsables de la communauté turque parmi les plus anciens pour leur permettre de créer une association culturelle afin qu’ils puissent acheter un local où ils pourront tenir diverses rencontres avec la possibilité d’y créer une salle de prières. En mars 1996 Patrick Cazals, le directeur du Centre culturel d’Aubusson, anime l’émission Grand Angle de France-Culture sur le thème “En Creuse, les bûcherons de la tour Zizim“. Ce reportage remarquable apporte un éclairage positif sur la communauté turque, sa vie en Limousin, ses problèmes et sa volonté de s’intégrer dans la vie locale. C’est dans ce contexte un peu apaisé que naît en 1998, l’association culturelle turque qui va permettre l’achat d’une maison, la création d’une salle de prières et de salles de réunion. L’inauguration en présence du maire, du consul de Turquie, des associations de Bourganeuf et des habitants fut un moment de convivialité et de découverte.
La ville de Bourganeuf signe avec tous les services de l’Etat un contrat d’agglomération. Il prévoit un certain nombre d’initiatives, parmi lesquelles on peut retenir l’intervention d’un médiateur chargé d’établir un diagnostic et d’émettre des propositions après négociation avec les responsables de la communauté turque. Dans le cadre professionnel, avec le CFPPA d’Ahun, il est proposé un stage pré-qualifiant “d’aide collaboratrice en entreprise familiale forestière“ de 6 mois pour 8 femmes de bûcheron. Ainsi qu’une formation de bûcheron pour obtenir un CAP avec une formation linguistique. Sur le plan de l’éducation en zone d’éducation prioritaire (ZEP) une section est organisée pour un accueil plus spécifique des enfants d’origine étrangère. Sont aussi programmées des actions d’animation pour les jeunes dans les différents quartiers et la création de jardins familiaux. Pour multiplier et diversifier les réseaux de relations un groupe multiculturel de “femmes relais“ s’est installé dans la ville.
La réunion de toutes ses actions confirme l’autonomie de la communauté tout en facilitant sa meilleure compréhension du fonctionnement des multiples institutions dont elle est tributaire. À partir de là plusieurs associations voient le jour : l’Association des parents d’élèves Turcs qui gère l’apprentissage de la langue turque hors du temps scolaire et la préparation des fêtes, et ACCES (Association, communautés, cultures, échanges et solidarité) qui a pour vocation de faciliter les rencontres et les échanges culturels entre les différentes communautés du pays de Bourganeuf.
Après la tempête de 1999, l’exploitation forestière dans la région de Bourganeuf et sur le plateau de Millevaches connaît une révolution technologique d’une importance considérable. L’arrivée rapide et massive des débardeurs et des machines à abattre entraîne l’élimination d’une nombreuse main d’œuvre et particulièrement des bûcherons turcs. Quelques-uns se reconvertissent dans les métiers du bâtiment, souvent pour des chantiers de rénovation des immeubles achetés par la communauté. Sans qualification, les autres ne peuvent intégrer le pôle industriel du bois et la plus grande partie d’entre eux se retrouve au chômage. Avec leurs familles ils sont dans une situation difficile. Pensent-ils au retour au pays ? Ou bien vont-ils se replier entre eux autour de la nouvelle maison achevée en 2016 par “l’association polyculturelle turque“ qui se destine à l’accueil des familles turques dans un but de loisirs et de détente ?
Alain Carof