Il y a presque 20 ans, parut un livre1 qui recensait tout ce qui avait pu s’écrire de négatif sur ce “pauvre pays“. On y parlait de : autochtones, climat (dur), chemins (mauvais), désert, désolation (horrible), effluves, ennui, honte, misère, patois, raves, superstitions, vaches, vieux et j’en passe. L’orgueil limousin, piqué au vif, répondit : bonheur, bruyères, champignons, châtaignes, foire du livre, gastronomie, maçons de la Creuse, Résistance, vacances…
Dans les années 1980-1990, toute évocation du Limousin déclenchait une incompréhension apitoyée : “Un pays pauvre, isolé, où il n’y a rien, comment pourrait-on y vivre ?“ Et quand était sorti Pays et paysans du Limousin2, on me disait : “Oui, mais cela, c’est le passé ! Et l’avenir ?“ Je répondais que l’histoire était cyclique et qu’un pays déserté ne pouvait qu’attirer des énergies nouvelles, et que du reste… “Mais qui est assez bête pour venir s’installer ici ? Il n’y a rien ! Pas d’entreprises, pas d’emploi ! Que fait l’Etat ?“. Quant à ce “plateau de Millevaches“, plus froid, plus vide, il cumulait tous les handicaps. Et ce n’était pas l’arrivée de quelques soixante-huitards qui pouvait y changer quelque chose. De toute façon, “ils n’auront pas nos terres !“
Plateau d’hier et plateau d’aujourd’hui : “Retour de messe basse, plateau de Millevaches“, peinture de Raphaël Gaspéri, 1910, et “Carnaval sauvage à Faux-la-Montagne“ photo de Frank Galbrun, 2016
Au fil des temps, la terre de la “montagne“ limousine s’était laissée partager en une multitude de petites propriétés qui ne permettaient pas la survie. C’est ainsi que les fameux “maçons“ s’en allaient aux beaux jours offrir aux villes du Nord leur force de travail. Neuf mois d’absence et de dur travail, le leur, mais aussi celui de leurs femmes, laissées seules sur les terres, pour rapporter tous les ans de quoi régler dettes et impôts et “rester maîtres“ chez eux. Cela supposait une grande solidarité entre familles, l’égalité de tous, le respect de façons de faire et de règles communes pour l’utilisation des “communaux“. À chaque génération, l’un/l’une gardait la terre indivise, les autres partaient. C’était une démarche familiale. Initiative interdite. De là s’ancra l’idée que l’avenir était ailleurs. Si bien que l’émigration devint, à un moment, définitive. Le pays s’est vidé.
Vidé ? Pas tout à fait… Mais le temps des utopies rustiques est arrivé : Mai 68 apporte de nouvelles façons de penser la vie. Des personnes de conviction y croient. D’abord l’abbé Rousseau, curé de Peyrelevade, qui à travers l’association des Plateaux limousins encourage et accompagne toutes les énergies nouvelles, d’ici ou d’ailleurs. Ensuite François Chatoux, jeune ingénieur agronome revenu au pays. Devenu maire de Faux-la-Montagne, il accueille et soutient de jeunes citadins diplômés dont le rêve, celui de “vivre et travailler autrement“, aboutira, on le sait à : Ambiance Bois, Télé Millevaches, IPNS… et dont le Scions… travaillait autrement3 inspira d’autres rêves.
Les politiques suivent avec une idée : mettre le Limousin “sur le marché alternatif“ en le déclarant bientôt “terre d’accueil“ (premier mythe). Et pour le faire savoir, seront créées à Limoges, à partir de 2001, les “Foires à l’installation en milieu rural“. Les arrivées de jeunes couples et copains motivés s’accélèrent. Mais trouver sa place dans cet espace de montagne inconnu et mal compris n’a rien d’évident. Anne-Claire Lourd, une femme de foi, vole alors au secours de tous les naufragés de l’utopie, mal armés pour l’aventure rustique, à travers l’association Solidarité Millevaches, créée à leur intention.
Apparaît ensuite la figure mythique d’Armand Gatti, de retour sur les terres de sa jeunesse résistante. Ah ! Résistance, “communisme rural“, paysans rouges, anarchie, contestation, écologie… comme cela sonne bien aux oreilles d’une jeunesse citadine désorientée! Un deuxième mythe est né, qui fait de ce “plateau de Millevaches“ la terre promise de la “R“ésistance. Arrive alors sur la scène Jean Plazanet, l’enthousiaste maire communiste de Tarnac. Quand, en 2005, se présente un autre petit groupe de jeunes gens, diplômés et politisés, il leur offre toutes facilités : logement, terre, et bientôt la gérance de l’épicerie du lieu. Enfin, à Peyrelevade, Pierre Coutaud, maire et conseiller général socialiste, fédère, au pied de ses éoliennes et de l’association “Energies pour demain“, toutes les énergies “renouvelables“ du secteur.
Pourtant, rien n’est si simple. Tous étaient venus dans ce “désert“ à la poursuite d’un rêve. Il rimait avec : “Alternatif - vivre en collectif - associatif - changer de vie - ici, il se passe des choses - les copains - des réseaux - faire bouger les lignes - nouvelles rencontres…
- Mais… les gens ne veulent pas vendre ! ils préfèrent planter...“
Ce “désert“ était donc habité… ?
“Tous ces jeunes qui ont déboulé ici ! - avec tous leurs diplômes - ils parlent, ils parlent, ça n’avance à rien - et ils veulent nous dire comment faire ! - solidarité, échange ?… il n’y avait que ça dans le temps ! - leurs bals trad’, on ne s’y sent pas bien - eux, ils n’ont jamais manqué - on n’avait rien, on était heureux - que voulez-vous, tous nos enfants sont partis…“
Oui, il aurait fallu commencer par connaître et comprendre ce pays et son histoire. Mais le temps a passé. Les enfants d’ici ont fait des études et se sont éloignés de l’agriculture. La société rurale s’est nivelée. Ces jeunes farfelus font moins peur. On comprend que leurs intentions sont bonnes. Nous aussi, on faisait du “bio“, depuis toujours ! Quant à leur laisser les terres…
Peu importe, car le rêve s’est élargi. De nouvelles “niches“ sont apparues, celles des services alternatifs : thérapie, développement personnel, se nourrir autrement, recycler, écoconstruire… qui trouvent leur public “en interne“. Et puis le sauvetage des écoles, l’apport de voix de gauche, cela compte aussi pour une municipalité. Beaucoup ont du reste fait leurs preuves. “Ici, d’abord on observe… Ensuite on voit“. Certains ont gagné la considération nécessaire pour être eux-mêmes des élus. Quant à “l’affaire Tarnac“, elle a plutôt entraîné la sympathie et fédéré la population, bien au-delà du Plateau. Directement ou indirectement, elle a suscité de grands rassemblements festifs et engagés : les “Nuits du 4 août“ à Peyrelevade, la “Fête de la montagne limousine“ à Tarnac en 2015…
Certes, il y eut des incompréhensions, des maladresses, et mêmes des tabous violés sans penser à mal, comme la réappropriation d’un certain monument aux morts par une cause zadiste. Mais surtout une société nouvelle est apparue, avec son langage, ses codes, ses fêtes, sa nourriture, sa “religion“, sa vérité, ses mythes fondateurs, ses rites, sa vie sociale… dans laquelle n’entre pas qui veut. Certains en prennent conscience, comme Agnès, de Faux4 : “J’adorerais que ça reste un village, dit-elle, où il n’y a pas une pensée unique, ce qui est déjà le cas“.
Résistante, la vieille population de ce plateau qu’on aime dire “insoumis“, l’est. Elle qui a résisté pour garder sa terre libre, a d’abord tenté de fermer sa porte à cette arrivée massive de migrants venant d’ailleurs, porteur d’une autre culture. À son corps défendant et au-delà de ce mythe politique de “l’accueil“, elle a subi et finalement accepté cette nouvelle colonisation “douce“. Quant à la jeune génération d’ici, elle s’est réveillée : allait-elle laisser le monopole de la modernité écologique à tous ces citadins ? En 2016, c’est Jean-Marie Caunet, fils du pays, nouveau paysan et farouche défenseur de la culture paysanne et de sa langue, qui prit le relais pour l’organisation à La Nouaille (écrire La Noalha) de la deuxième “Fête de la Montagne limousine“. À travers les rues du village, des slogans bien sentis, accrochés ici et là, rappelaient aux uns et aux autres les réalités de ce pays. Ceux d’ici et ceux d’ailleurs ont pu fraterniser dans un esprit apaisé, fraternel et joyeux.
Il a bien fallu 30 ans pour que chacun trouve sa place. Mais pour que se soude une société, il faut que se créent des souvenirs, des rites, des valeurs, des “ancêtres“ communs. Faudra-t-il attendre encore une génération ? Alors l’image de la Montagne limousine en 2017 ? Dynamique, respectueuse, inventive, riche de tous les possibles ? Si ce n’était plus un rêve…
Marie-France Houdart