L’affaire de Tarnac est un montage policier. Un montage, c’est-à-dire un mélange d’éléments vrais, de faits inventés et de contre-vérités flagrantes pris dans la trame d’un discours visant à dérouler une histoire. Un montage policier, car l’histoire qu’il s’agissait de raconter là était le fruit de l’assez pauvre imagination romanesque de fonctionnaires dont la conclusion est toujours la même : les méchants doivent finir en prison.
La vérité sur quoi s’appuyait la construction policière était la suivante : il y avait bien, à l’époque, à Tarnac, des gens qui s’étaient jurés d’un côté de mener une offensive contre la société existante avec tout ce que cela comporte de coups d’audace, de risques, d’illégalismes et de discrétion, et de l’autre de se doter des moyens (matériels, techniques et agricoles) de se soustraire au système de dépendances qui font tenir ladite société. Et tout cela, ces gens ne le faisaient pas seuls, à Tarnac, mais en lien avec toutes sortes de camarades basés ailleurs en France et à l’étranger. Pour le dire dans les termes de l’Appel, un texte fondateur de ces années-là, il s’agissait, avec l’achat du Goutailloux, de construire un “lieu du Parti“, non d’un parti formel, pris dans le jeu des institutions, mais d’un parti historique, fait de lieux et de liens effectifs, agissants, un parti qui serait “la constitution en force d’une sensibilité, le déploiement d’un archipel de mondes“. Ces gens avaient donc décidé de créer une force autonome, à ce point autonome qu’ils avaient déserté les “milieux autonomes“ eux-mêmes, dont la passivité, l’inefficacité, la radicalité purement verbale, le goût de l’idéologie et des commérages leur étaient devenus un obstacle. Ces gens se vivaient comme en guerre, et c’est en bonne logique que les Renseignements généraux voyaient en eux une “association de malfaiteurs“, au point de soupçonner leur patte derrière chaque émeute, chaque sabotage, chaque série d’attaques non revendiquées. Des gens qui croient à ce qu’ils disent au point d’agir en conséquence, des gens qui agissent sans attendre l’assentiment général, voilà une conduite effectivement scandaleuse en ce monde. À partir de ce noyau de vérité, la police politique de Nicolas Sarkozy a brodé, gonflé, falsifié, inventé jusqu’à faire des arrestations du 11 novembre 2008 un show en prime time à la fois énorme et grotesque, suite à une série de sabotages ferroviaires. Quelles qu’aient été, alors, les intentions révolutionnaires de ceux que l’on tentait d’inculper, la menace qu’ils représentaient était trop manifestement exagérée et les distorsions infligées à la réalité crevaient les yeux.
Parce que dans ce cas, comme souvent en matière antiterroriste, l’attaque judiciaire prenait d’abord la forme d’une offensive médiatique, les inculpés décidèrent de se battre aussi sur ce terrain. Ce choix risqué, qui procédait d’abord d’un refus de consentir à son propre écrasement, amena une déroute ponctuelle de l’appareil antiterroriste, d’autant qu’habitants du plateau de Millevaches, proches et intellectuels se mêlèrent de l’affaire, et soutinrent publiquement les inculpés ; ce qui suffisait à soi seul à ruiner le storytelling policier. Puis ce furent toutes sortes de comités de soutien, partout en France, des manifestations, des actions, des prises de parole, le tout étant moins motivé par un soutien aux menées des inculpés que par un rejet massif, viscéral de la politique sarkozyste, que l’affaire servit à cristalliser. Passé ce moment, une bataille judiciaire de huit années aboutit à une nouvelle déroute pour l’appareil antiterroriste : de l’“association de malfaiteurs“ initiale, il ne reste plus à présent que 4 personnes dont aucune de Tarnac, et quelques délits connexes. Depuis l’affaire Chalabi dans les années 1990, l’antiterrorisme français n’a jamais dû manger son chapeau comme il a dû le faire ici.
Toute mise en scène policière produit un récit, et des images. Pour faire pièce au profil monstrueux que la police dressait des inculpés, il était de bonne guerre de leur opposer l’ensemble des éléments de réalités qui le démentaient : l’épicerie reprise pour sauver le dernier lieu public du village, le camion qui approvisionne les vieilles gens dans les hameaux isolés, la sympathie des habitants, de certains élus locaux, l’insoumission passée du Plateau, le communisme rural, la culture locale de l’alternative, etc. Le spectacle ayant pour tâche de faire régner une bêtise binaire qui réduit tout à quelques catégories morales pour enfants de cinq ans, si les soi-disant terroristes n’étaient pas des “méchants“, ce devait donc être des “gentils“. Ce qui relevait d’une opération dans une guerre médiatique à un moment donné se figea en une image profitable. Le Plateau connut ainsi une notoriété nationale comme foyer de gauchistes. Habiter à Tarnac devint en soi un gage de radicalité politique. L’image du Plateau comme endroit où “une autre vie s’invente“ fit affluer toutes sortes de gens en quête d’alternative. Certains qui invoquaient l’imaginaire de la commune insurrectionnelle, en fait de “commune“, finirent par s’intégrer platement à la gestion des municipalités. L’image créée par l’affaire, et revue par les medias, donna à cette zone reculée une “identité forte“, comme on dit dans le marketing territorial. Ce fut une opération inespérée de branding, ainsi qu’en rêve n’importe quel élu rural désespérant de la déprise et du vieillissement que subit son territoire. Quoi de mieux pour attirer les urbains surnuméraires et la “classe créative“ que la promesse d’une niche écologique et morale dans un monde livré au chaos ? Quoi de mieux qu’une oasis d’économie “sociale et solidaire“ mâtinée d’une pointe de transgression politique sur fond de consensus gauchiste ? De cette image de marque territoriale, il y avait un profit à tirer, moral, social, culturel ou pécuniaire.
Ce phénomène est typique de ce que Luc Boltanski appelle l’“économie de l’enrichissement“, où un certain récit parvient à créer de la valeur pour un territoire en le démarquant des territoires concurrents. C’est ainsi que d’année en année l’image du Plateau contribua à le modifier réellement, pour le pire et pour le meilleur. Une certaine fiction engendra sa réalité, sans que l’on ne puisse plus distinguer entre mensonge et vérité. D’année en année, la tension conflictuelle encore portée par les Nuits du 4 août à Peyrelevade, les blocages de raffineries durant des conflits sociaux, l’attaque d’un convoi de déchets nucléaires dans le Cotentin ou des cadenassages de gendarmeries suite à l’assassinat de Rémi Fraisse laissèrent la place aux kermesses alternatives de la Fête de la montagne limousine, à la participation à Nuit Debout à Tulle, au nécessaire accueil des migrants, etc. ; toutes choses qui, même mises bout-à-bout, échouent à dessiner une stratégie politique et, bien souvent, s’y substituent. Les Assemblées populaires du plateau de Millevaches qui s’auto-convoquaient pour intervenir politiquement dans les moments de conflit ont disparu.
Le Communard, qui portait l’hypothèse que l’éloignement des institutions libère de l’espace pour une auto-organisation sécessionniste, ne paraît plus et l’on rêve, à la place, de communautés de communes “plus proches des habitants et du territoire“. Et pendant ce temps, le plateau pousse l’insoumission jusqu’à se laisser dépouiller, grumier après grumier, de coupe rase en saccage des terres, de ses feuillus, sans parler des douglas. La plus banale forme de pillage capitaliste et colonial se déroule sous nos yeux, et nous regardons passer les poids lourds. Il y a comme un fossé entre l’image que l’on renvoie et la réalité à quoi l’on s’accommode. C’est, semble-t-il, le prix à payer pour préserver un “vivre-ensemble“ si faussement candide, et si avantageux pour certains.
Ne pourrait-on aussi bien percer la bulle de l’image, se défaire du consensus et cesser de faire du marketing ?
Zig et Puce