D’abord, il convient de rappeler que, sans doute, le Limousin est l’une des terres les plus littéraires de France, depuis toujours – c’est-à-dire depuis l’Antiquité et surtout le Moyen Âge, qui vit les troubadours de la contrée, comme Bernart de Ventadour, acquérir une renommée exceptionnelle. Dire aussi que, peut-être, le plateau de Millevaches est comme un “pays dans le pays“, au cœur du Limousin, une terre âpre et granitique, d’exode certes, mais aussi de résistances et de tragédies – comme l’a par exemple si bien montré Jean-Marie Borzeix dans Jeudi saint (Stock, 2008) – et de création artistique, essentiellement littéraire. Mais, comme avertit Pierre Bergounioux : “On ne se risque pas impunément sur Millevaches.“ Cela peut-être une terre d’enchantements comme de sortilèges.
En 2002, Vincent Pélissier a consacré un bel ouvrage, Autour du Grand Plateau (Editions Mille Sources), a cinq écrivains ayant à voir avec ce lieu particulier : Pierre Bergounioux, Alain Lercher, Jean-Paul Michel, Pierre Michon et Richard Millet (comme on le verra, l’écriture inspirée par Millevaches ne saurait se limiter à ces cinq, mais on a là deux, peut-être trois, des grands écrivains français contemporains). Il y suggère – et je souscris – que “ce lieu n’est pas fait pour entretenir l’illusion de sa suffisance. Il sert de foyer à une interrogation non sur une identité mais sur des origines. Non sur ce qui délimite, enferme, assigne. Mais sur ce qui parle sourdement, ce qui est perdu ou peu lisible, étrange et étranger au fond de soi.“ C’est bien de littérature dont il s’agit ici, non d’ego d’auteurs en mal de reconnaissance ; ce serait hors-sujet. Si le mot n’était pas galvaudé, on dirait que c’est un lieu d’authenticité. D’essentialité. L’étymologie de Millevaches demeure discutée, ce qui ajoute à son mystère, mais si l’on choisit celle proposée par Dauzat, alliant le phonème gaulois, melo, signifiant “lieu élevé“ et l’adjectif latin vacua (vide, abandonné), on saisit instantanément ce qui peut séduire en cet endroit les grands solitaires que sont finalement les vrais écrivains. Et puis, il y a l’incertitude même de la délimitation de Millevaches, le plateau lui-même stricto sensu ou ses abords élargis. La meilleure définition en serait livrée par la grande poète Marcelle Delpastre, dont la ferme était à Germont (Chamberet) : “… Vois-tu c’est un pays où l’on ne peut mourir qu’un soir, tout doucement, d’avoir usé la vie et la vieillesse. Un pays où l’on rêve d’aimer lentement, sans omettre un regard ni le temps, le moindre frôlement, sans oublier une caresse. Un pays tendre qui mûrit ses fruits de l’automne à l’automne, et ses feuilles depuis le printemps, dans les courbes de la colline. Où le rêve semble suffire.“
Les approches du XIXe siècle, aujourd’hui rejetées par les formateurs en géographie, mettaient en avant la topographie et le climat comme un facteur déterminant pour l’homme, en termes d’activité physique et psychologique. Mais ce déterminisme nourrit aussi le désir d’évasion et la possibilité de l’exil. Lorsque Richard Millet entreprend de raconter l’histoire de la famille Pythre, il y a déjà dans ce récit un désir forcené d’échapper au fatum, à la profondeur de l’empreinte, celle du plateau, de ses paysages, de ses bêtes et de ses hommes. Et lorsqu’un barrage sur la Vézère vient noyer les terres et remuer les tombes, c’est bien les morts qu’il faut regarder en face. Car le plateau est aussi riche de ses fantômes. Ce sont ceux des habitants du plateau que photographia jadis Antoine Coudert et dont Marie-Françoise Greminger fit un portrait particulièrement réussi chez Gallimard en 2005. Si Millet et Bergounioux ont reçu “la province en héritage“, selon l’expression de S. Coyault-Dublanchet, il a fallu s’arracher à cette terre ancestrale pour pouvoir mieux écrire sur elle et sur sa civilisation bimillénaire disparaissant ; écrire sur cette mémoire, c’est aussi s’interroger sur soi, affronter des forces obscures pour créer. Dans La Toussaint (Gallimard, 1994), Bergounioux souhaite se faire le dépositaire des “choses“ emmagasinées par son grand-père, mais il a voulu aussi sortir de l’enfouissement dans “les vallons mouillés, le taillis de châtaignier“ ; “J’appartiens – dit-il – à la dernière génération d’un monde très ancien, de la société agraire traditionnelle“. La vie de Bergounioux et de Millet atteste d’un arrachement, volontaire, qui n’est pas un détachement. Bergounioux écrit encore : “Les morts, écrit quelque part l’historien Norbert Elias, n’ont pas de problèmes. Or, nous étions jeunes.“ Il fallait rompre. Pour lui, ce fut Normale Sup et l’agrégation, l’enseignement en région parisienne. Pour Millet, le Liban et, aussi, l’enseignement et la participation à la vie éditoriale parisienne. Quant à Pierre Michon, il affirme : “… Je n’y crois pas. Ni au terroir, ni au coton ni aux châtaignes, ni au plateau de Millevaches, où l’homme est ce qu’il est ailleurs, avec divers handicaps.“ Mais il ajoute ailleurs, à propos du patois parlé par ses grands-parents : “Cette langue désuète travaille en secret mon texte, certaines sonorités, des ellipses, des constructions balourdes, en sont discrètement issues. Et quand j’écris, je me parle souvent à moi-même, je me commente, je me moque de moi, je m’approuve ou me désapprouve, en patois. Ce sont ces deux vieux paysans morts qui, en moi, se défendent opiniâtrement contre le non-être.“ Pierre Bergounioux dit et redit sans cesse l’empreinte du Limousin paternel et de ce plateau.
Mais le plateau est aussi lieu d’inspiration et d’appropriation pour d’autres générations d’écrivains. Ainsi Mathieu Riboulet écrit-il dans Quelqu’un s’approche (Éditions Maurice Nadeau, 2000) : “… le surgissement tranquille de la masse trapue de la montagne limousine, à nos pieds, dans un lointain soudain proche, avec, comme seul moyen de distinguer la terre du ciel souvent bas, la ligne à peine ondulée, légèrement surélevée, de ce plateau de Millevaches sur le piémont duquel nous allions nous nicher, et sur lequel nous ne nous hissions que rarement, comme une récompense qui valait tous les sacrifices.“ Être sur le plateau est aussi une récompense. Ainsi la limousine d’adoption Marie-Noëlle Agniau lui consacre-t-elle plusieurs textes. Après la vision de Millet ou de Bergounioux, c’est pour elle “le renouvellement instantané de ce que nous sommes, ici la pensée ne pense plus et c’est avec joie qu’elle s’abrutit sur le plateau du vent. Ici, je suis changée…“ Et c’est ici qu’elle se sent terrienne : “Un point particulier de l’espace. Un plateau de bruyères. Une lande. Des vents. Des éoliennes.“
Aujourd’hui, des auteurs de polars ou de thrillers noirs s’emparent à leur tour des lieux. Serge Vacher, malheureusement disparu, qui écrivit en 2010 Lo Cro do Diable (Après la lune), dont le plateau est le décor d’une enquête sur fond de stockage de déchets nucléaires. Il évoque à son tour le vent qui y prend ses aises : “Tout, sur ces landes, le savait. Les feuillus isolés, majestueux quand même, pathétiques dans leur volonté de rester debout ; les sapins, plus finauds, ramassés en forêts compactes, qui sacrifiaient les éléments extérieurs ; les herbes folles courbant la tige sans jamais casser ; les ruisseaux qui se faufilaient entre les rochers affleurant la terre.“ Mais surtout, un grand écrivain, Franck Bouysse, a livré un magnifique Plateau (La Manufacture de livres, 2016), qui sait dire à la fois l’épaisseur de personnages ancrés ou échoués sur Millevaches et tisser un texte lyrique admirable. À nouveau la lande, les herbes, les fleurs et les animaux, les arbres, les ciels et l’eau, à la fois ce plateau si singulier pourtant métaphore de l’universel.
Car elle est ici, la force inspiratrice du plateau de Millevaches pour les écrivains que nous sommes. Du granit dur, les bâtisseurs d’églises romanes ont fait des chefs-d’œuvre. Et du vent qui balaie les hauteurs, des ciels changeants, les poètes et les écrivains ont su faire des textes et des livres essentiels.