Alexis Gritchenko a fait des études d’art à Kiev et Moscou puis a écrit un livre sur les icônes russes. En 1919, à 36 ans, il change radicalement de vie. Décidant de ne vivre que pour et par la peinture, il part, sans un sou, pour Constantinople et devient SDF ! Il raconte cet épisode de sa vie dans un livre intitulé Deux ans à Constantinople-journal d’un peintre (1930). Ce livre semble revêtir une très grande importance pour lui. Constantinople, c’est sa naissance en tant que peintre. Sauvé de la déchéance totale par un Américain qui lui achète quelques œuvres, il part ensuite pour la France et réalise son rêve : peindre et voyager, l’un nourrissant l’autre.
D’après ses lettres, ses soucis majeurs pour cette période concernent les problèmes administratifs (visa…) et l’organisation d’expositions pour vendre ses œuvres. Après avoir visité la Grèce, l’Italie, l’Espagne, le Portugal et une partie de la France, et s’être marié à une Française en 1927, il échoue, pour une raison que nous ne connaissons pas, à Peyrat-le-Château en pleine guerre, fin avril début mai 1943. Une exposition de ses œuvres avait été organisée en début d’année à Limoges et avait été un franc succès. À Peyrat, il habitait route de Bourganeuf, presque en face de l’Hôtel du Lac où il prenait ses repas tous les midis. Ses rapports avec sa logeuse étaient assez orageux. Il détonnait un peu avec son allure d’artiste, ses cheveux blancs et son chapeau. Voici ce qu’il écrit sur Peyrat : « Peyrat, 65 km de Limoges, joli pays, 500 m un peu mouvementé ! Spécial comme climat. » (18 mai 1943). Puis, le 28 juin : « Le temps est splendide. On coupe partout les foins abondants et dorés. Quel parfum ! C’est une réussite, les gens sont heureux. La cuisine est bonne… » On est en pleine guerre, mais la vie semble facile : « Je suis heureux à l’idée de vous inviter une dizaine de jours à Peyrat… Tous disent que le voyage est faisable ou facile. D’ici, vous pourrez rapporter une volaille, deux douzaines d’œufs, de la farine et pour votre santé, l’air de Peyrat vous fera beaucoup de bien. Quant à moi, je ne peux pas me plaindre : depuis trois mois, j’ai repris 7 kg… » (25 juillet 1943). « Ici, les gens sont contents après les fortes pluies, le soleil, le pays aura des pommes de terre, des haricots et du sarrasin. »
À Peyrat, il peint et est enchanté par le paysage : « Depuis hier, l’hiver s’est définitivement installé ici dans le Limousin. Il a neigé toute la journée. On voit tout blanc par une immense fenêtre de mon atelier chambre : les prairies, les arbres. Les lointains mauves tachetés de blanc sous le ciel gris pâle et élégiaque… C’est très beau ! À chaque pas, des tableaux de Bruegel ou des pages de contes de Perrault. Mais que de mal pour se chauffer, même ici où il y a tant de bois ! » (12 décembre 1943). « Hier et avant-hier, la neige est tombée jour et nuit et ce matin 1er mars, un spectacle inouï : le triomphe de l’hiver ! Je supporte mieux le froid de la neige que ce froid glacial du vent du Nord. » (1er mars 1944). Mais Peyrat n’échappe pas au bruit et à la fureur du monde : « Dans ma dernière carte en hâte, je vous ai parlé des événements de Peyrat. En effet, le 6 avril, les Allemands sont venus en masse, le chef s’est logé chez nous et les troupes ont campé dans les prairies à côté… Ils sont restés une semaine. » (22 avril 1944). À un ami parisien auquel il demande de lui acheter quelque chose, il écrit le 25 novembre 1944 : « Veuillez m’excuser, mon cher ami, de toutes les commissions que je vous ai demandées. Ne croyez pas que je ne me rends pas compte des difficultés de Paris, mais je vis dans un trou où l’on ne peut rien trouver. » Le 6 décembre 1944, il note : « Je travaille beaucoup. Le temps est agréable ! La rue principale commence à être inondée… » Puis à la fin du même mois : « Il fait bien froid à Peyrat. Le lac a gelé, la glace est épaisse de 6 à 7 centimètres, ce soir, il neige. Je suis seul et triste… » Les hivers sont rudes sur le Plateau : « Je chauffe à partir de midi au plus tôt mon atelier qui me sert aussi de chambre, mais le radiateur est gelé et les toilettes à côté ne fonctionnent plus. Dehors, il fait moins 15, moins 16 degrés. Depuis 26 ans, je n’ai pas vu une telle abondance de neige et d’une telle beauté ! » (19 janvier 1945).
Il quitte régulièrement Peyrat pour voyager un peu partout en France. En 1946, il est à Cagnes-sur-Mer : « Peyrat paraît à des milliers de kilomètres d’ici. Je me rends compte maintenant combien il m’a été bienfaisant au point de vue de tout : santé, production, réussite… Et pourtant, j’imagine bien votre pièce non chauffée… Et souvent comme à Peyrat non éclairée… » (5 janvier 1946). De retour à Peyrat, il maugrée contre le froid et son chauffage : « Avec mon Mirus et du bois magnifique, l’eau ne dégelait pas près du poêle qui chauffait à blanc… ». Si Peyrat reste son point d’ancrage jusqu’en 1955, il poursuit ses voyages (Pays Basque, Provence, Maroc, Bretagne, Auvergne…). Il s’installera ensuite à Vence d’où il parlera encore de ses souvenirs limousins deux ans avant sa mort. Il a alors 92 ans et c’est sa femme qui raconte : « Alocha se souvient d’une visite inattendue en pleine guerre. Un matin un coup de téléphone de René-Jean : “J’ai l’occasion d’aller quelques jours à Limoges.” — Je serais si heureux si vous veniez à Peyrat. — C’est entendu, dit-il. En effet à 8 heures du soir, son ami arrivait dans le village un peu fatigué par le tramway grinçant qui mettait trois heures pour franchir les soixante kilomètres qui nous séparaient de la ville. Cris de joie, embrassades. Le propriétaire de l’hôtel avait préparé un beau poisson pour le Parisien. Imaginez notre bonheur d’être ensemble. Que de nouvelles... Après le repas, nous achetons un litre de lait chez un paysan et nous faisons le tour du petit lac pour rentrer chez nous. Quelle agréable soirée nous avons passée, la fenêtre ouverte sur la prairie descendant doucement vers la rivière cachée à nos yeux par de grands chênes ! Il lui a montré tout son travail : paysages aux merisiers flamboyants à l’automne, champs de sarrasin, fleurs des champs (il a intitulé l’un des bouquets « bouquet de paradis »), natures mortes aux champignons ou aux bogues de châtaignes éclatées. » À Peyrat, Gritchenko avait réussi à placer quelques toiles dans des familles peyratoises. L’une d’elle a été retrouvée au Péragou. Il y en a peut-être d’autres. Que sont-elles devenues ?
Cet article a été écrit à partir des recherches de l’association Peyrat-Patrimoine.