En ce cœur d’été où la chemise colle vite à la peau, sous la chaleur accablante, me vient à l’esprit cette vieille angoisse : Et si nous venions à manquer... Élevé par une grand-mère traumatisée par la guerre et ses restrictions, la moindre annonce de pénurie voyait ses armoires pleines d’huile, sucre et farine (tiens ça me rappelle il n’y a pas si longtemps). D’elle, j’ai hérité cette même angoisse, la peur de manquer. Je fais partie d’une génération qui n’a jamais manqué, j’ai toujours mangé à ma faim, mais celles et ceux qui ont fait mon éducation familiale avaient, eux, connu des périodes maigres, pas de disette mais de maigre. Depuis, j’ai cultivé le plaisir de jardiner, cuisiner, manger, transformer et celui de transmettre.
Il y a quelques années j’ai eu loisir à travailler le sujet pour le PNR de Millevaches en Limousin, dans le cadre du programme REGAL (plan alimentaire régional), où j’avais produit un document sur l’alimentation traditionnelle du territoire. En 2021, pour le même commanditaire, financés par la région Nouvelle Aquitaine, nous réalisions une vingtaine d’enquêtes ethnolinguistiques occitanes sur l’alimentation1. Plus rares que le blé noir, les derniers locuteurs occitans du territoire que nous avons rencontrés, nous ont beaucoup appris. Notre enquête portait sur les aliments produits à la maison (végétaux, animaux, cultivés et sauvages), sur la façon de les consommer (transformation, conservation, recettes) et sur les différents repas d’une journée et de l’année (repas d’une journée, repas aux champs, repas de batteuse, etc.).
Frugalité et quasi-autarcie pour la plupart de ces gens nés entre 1920 et 1960. La maison produisait presque tous les aliments, les autres, plus chers, n’étaient que rarement achetés. Si nous prenons l’exemple de la viande de bovin, elle n’arrivait que rarement à la table des paysans d’ici, à de rares exceptions pour le bulhit (le traditionnel pot au feu de carnaval), ou la tête de veau pour le repas de la batteuse. La viande, grillée ou poêlée, n’arrivera dans nos campagnes qu’aux débuts des années 1970. Il en est de même pour certains légumes plus méridionaux comme la tomate ou la courgette. La première sera cultivée de façon sporadique dans les années 1940 et souvent ramassée verte (ces tomates vertes, alignées sur la cheminée, décor estival de l’hiver, dans l’espoir de leur maturation). La courgette est arrivée quelques années plus tard et consommée dans un format XXL.
Généralement deux espaces cultivés pour les légumes : lo vargier, l’ort, petit jardin à proximité de l’habitation, où on trouve tout le nécessaire pour la soupe, ainsi que las poretas (les fines herbes et quelques rares fleurs). Hors du village, une terre qui accueillera pommes de terre, carottes, rutabagas, choux, raves, haricots verts, etc., les gros volumes de conservation et pour le bétail.
L’altitude étant un réel facteur limitant pour l’implantation de fruitiers, ils seront quasi absents des parties hautes de la Montagne en dehors de quelques pommiers, des perouniers (los perons : toutes petites poires). En périphérie, la gamme s’étoffe avec pommiers, poiriers, pruniers, cerisiers, noyers et le châtaignier nourricier. La cueillette ne concernait que quelques plantes : pissenlit, doucette, les fruits des haies et les rares merises. Dans un passé plus lointain, les cueillettes étaient plus importantes : faînes pour grignoter en gardant les vaches, mais surtout pour l’huile, noisettes, abarnon (lou abarnou) noisettes de terre des petits bergers, ancienne plante de disette.
Poulailler sans clôture, couvées dans les haies, clapiers de bric et de broc, parçon (lou parçou) pour un, voire beaucoup plus de porcs, élevés à la bacada (la pâtée). C’est là l’essentiel de la future alimentation carnée de l’année. Le porc tué, dans les mois froids de l’année, en alternance avec ceux des voisins (une part de l’animal tué était offerte aux voisins sous forme de boudins - las gògas, lard et rôti), permettait une consommation de viande fraîche une partie de l’hiver. Sans stérilisation, ni congélateur, la viande, principalement celle de porc (lo ganhon), était mise au sel et consommée en petit salé ou dans la soupe. La brebis connaissait le même sort salé mais n’a pas eu la gloire du cochon. La volaille et les lapins venaient de temps à autre rehausser le repas du dimanche ou pour les invités.
Avec les légumes, ils sont la base de l’alimentation. Le pain de farine de seigle, cuit toutes les trois semaines, était complété quotidiennement de crêpes de blé noir (coupées de farine de seigle et plus récemment de farine de froment) à pâte levée (elles sont connues aujourd’hui sous le nom générique de « tourtous », nom que nous n’avons trouvé utilisé que dans la région de Meymac, sur le reste du territoire on parle de crespas). Leur fraîcheur était bien utile pour des bouches souvent édentées. Las pols de blat negre (les bouillies de blé noir), las pols (la pou) étaient aussi régulièrement confectionnées. D’une réalisation rapide, elles calaient bien le ventre.
Les vaches, animaux formidables, fournissaient veau, lait et traction. Le lait (lo laite) était écrémé. On en faisait des calhadas (du caillé transformé en fromage). Le beurre était fait toutes les semaines et le sous-produit du beurre, le bas beurre (lo rier burre) servait à la fabrication du matau, sorte de fromage blanc. Par affinage de ce dernier on faisait dau copin (lou coupi) fromage identique au Gaperon de Basse-Auvergne. Le lait était consommé quotidiennement, froid, chaud et surtout pour blanchir la soupe.
Il y aurait encore beaucoup à vous raconter : les repas, le repas des écoliers, la batteuse, les repas collectifs, les repas aux champs, des recettes originales et surprenantes. Suite au prochain article !
Jan-Màri Caunet