Relayé par Stop Eolien 87, la page Facebook de l’Altess (Association Limousine pour la Défense du Tourisme et de l’Environnement et la Sauvegarde des Sites du Haut-Limousin), qui combat contre les éoliennes en Haute-Vienne, un texte de Fabien Bouglé1, économiste, dénonce à juste titre le tout nouveau projet de loi gouvernemental2 concernant l’éolien. Ce projet vise, en conformité avec une directive européenne, à accélérer les processus d’installation des éoliennes et autres systèmes de production d’énergies dites renouvelables. L’argumentaire de Bouglé, par ailleurs conseiller municipal (divers droite) à Versailles, aurait plus de portée s’il ne se sentait obligé d’ajouter que la France est « sous le chantage de la commission européenne - largement infiltrée par les antinucléaires pro-éoliennes ». La Commission européenne infiltrée par les antinucléaires ! Voilà qui surprend quand on sait que la même Commission a, le 2 février 2022, classé l’énergie nucléaire parmi les énergies propres. Et voilà qui sonne comme une confirmation de ce que soutient une récente enquête très bien documentée du Monde, à savoir que « dans l’ombre des contestations locales et souvent spontanées contre les implantations, s’active un réseau bénéficiant de puissants relais jusqu’au sommet de l’Etat. Avec pour objectif d’imposer une relance massive du nucléaire. »3
Si on ajoute à cela qu’une bonne partie de la droite et toute l’extrême-droite combat très officiellement la politique d’implantations d’éoliennes, les très louables contestations locales sur la Montagne limousine ont tout intérêt à ne jamais perdre de vue les stratégies d’influence du lobby nucléaire et les jeux de concurrence entre politiciens. L’ajout de l’adjectif « industriel » à « éolien » apporte certes une clarification utile, comme il serait, tant qu’à faire, pertinent d’énoncer notre opposition à « l’éolien industriel et son monde ». Mais il ne suffit pas d’un mot pour passer du stade d’une lutte « Nimby » (Not In My Backyard : pas dans ma cour) qui refuserait de voir au-delà de son clocher à une contestation globale.
Si nous disons que l’éolien est une industrie nuisible, ses promoteurs répondront sans broncher que ses nuisances peuvent être très largement éliminées : les terres rares, on va pouvoir s’en passer4, on peindra les pales en noir pour éviter le massacre des oiseaux et chauves-souris et la bétonisation aussi pourra être évitée, ne fût-ce qu’en transportant les parcs éoliens en haute mer (pauvre mer !). Face au discours du solutionnisme technologique, la seule position qui tienne consiste à dire que l’éolien industriel est nuisible avant tout parce que c’est une industrie. Quand, en octobre 2020 des « Pelauds qui doutent » appelaient à une réunion avec Jean-Baptiste Vidalou, l’un des animateurs de la lutte de l’Amassada en Aveyron, pour discuter des projets éoliens à Eymoutiers et ailleurs, ces Pelauds-là ne manquaient pas de lier cette question à celle des compteurs Linky et de la 5 G en train d’arriver sur le territoire. L’élargissement des horizons de la lutte n’a pas conquis, semble-t-il, la majorité des participants à la réunion.
On peut toujours rêver de se fabriquer sur la Montagne limousine ou ailleurs une île heureuse à l’abri de l’histoire contemporaine : mais tôt ou tard, et certainement plus tôt que tard, le rêve tournera au cauchemar quand la prochaine pandémie, ou la bien pire vague de chaleur, ou le nuage nucléaire, arriveront sur nos belles forêts, bref quand tous ces événements globaux bousculeront l’illusion localiste. Dans ce contexte, la lutte locale aura l’effet d’un cautère sur une jambe de bois, si elle ne se relie pas dès maintenant en paroles et en actes à une remise en cause globale du capitalisme industriel. On ne peut pas choisir entre les jeunes loup.ve.s du capitalisme vert, indécrottables admirateurs.trices du Progrès qui répètent en boucle la « bonne nouvelle » : « Les solutions existent, et elles sont sources de profit » (Morgane Créach, directrice du Réseau Action Climat), et les vieux requins du « en avant comme avant ». Les problèmes engendrés par l’État, par la technologie, par la civilisation industrielle, ne pourront pas être résolus par l’État, par la technologie, par la civilisation industrielle. Et moins encore par les politiciens, si verts fussent-ils, qui sont à son service.
Aucune technologie n’est neutre, car toutes ont des implications sociales et matérielles spécifiques, à la fois en amont pour être conçues et fabriquées (les terres rares et les composants électroniques de nos smartphones produits de la surexploitation au Congo ou en Chine), et en aval, par les effets qu’elles induisent (la dévastation écologique, le gaspillage énergétique, l’aliénation numérique). Il n’y a pas d’énergie propre. Toute source d’énergie utilisée à une vaste échelle aura toujours des effets négatifs sur l’environnement, et ces effets ne cesseront de s’avérer mortifères aussi longtemps que l’énergie servira principalement au développement élargi du capital. Seule une relocalisation véritable de la production d’énergie, au plus près des ressources du lieu et des vrais besoins vitaux, humains et non-humains, peut contenir les inévitables retombées négatives. Un tel bouleversement n’est concevable qu’à travers la création de communes libres et fédérées.
L’humanité est arrivée au bout d’un parcours qui l’a vue transformer la relation de prédation, inhérente à la vie, en relation d’exploitation : l’exploitation de la nature, celle des animaux, celle des femmes, ont précédé de plusieurs millénaires l’exploitation capitaliste des prolétaires et son consubstantiel complément colonialiste. Toutes ces formes d’exploitation qui coexistent encore sont indissociables. La technique, en devenant technologie, s’est entièrement centrée sur ce projet : mettre tout le réel au travail. Les animaux et les plantes, les atomes et les bactéries, l’air, l’eau et le soleil, et les humains, et leurs émotions, et leur attention, et leurs cellules, l’intimité de leurs organes, tout cela a été toujours davantage soumis à la nécessité d’extraire toujours plus de plus-value au profit du capital. On ne nouera pas une nouvelle alliance avec les plantes et les bêtes sans mettre fin à l’exploitation, sans remettre en cause la dynamique d’un développement technologique désormais inséparable – car il est son seul illusoire espoir – du développement capitaliste. S’il y a un trou de souris par lequel l’humanité peut encore échapper à la catastrophe qui vient, c’est par là qu’on peut le trouver : du côté de la remise en cause de notre mode de vie. Mais nous voilà bien loin d’une activité qui consisterait principalement à contrarier les projets mégalomanes d’élus locaux victimes des illusions du Progrès du siècle précédent.
Serge Quadruppani