Mohamad, Donya et Samir, le jeune frère de Donya, ont fui les talibans avec leurs cinq enfants de 2 à 10 ans. Les passeurs les ont laissés à la frontière de la Lettonie aux portes de l’Europe. Durant près d’un mois, ils ont tenté à maintes reprises de passer la frontière en quémandant l’asile et ont été repoussés extrêmement violement par l’une et l’autre armées dans un jeu de ping-pong (Push back) infernal. Ils ont survécu dans la forêt sous des abris précaires, sans nourriture ni soins, au milieu des marais et des moustiques. Entassés dans des camions tels des bestiaux, frappés à coups de matraques et de tasers, pour être renvoyés de l’autre côté de la frontière où les soldats bélarusses les repoussaient vers la Lettonie. Ils n’ont dû leur passage qu’à la présence de jeunes enfants (Samir, tout juste majeur n’a pas été admis et a disparu) et de l’intervention de la Cour européenne des droits de l’homme, saisie par des migrants victimes du jeu pervers de la Biélorussie qui a envoyé des migrants aux frontières de l’Est en réponse aux sanctions européennes.
Actuellement, de nombreux pays d’Europe pratiquent le pushback. Que ce soit en Méditerranée en renvoyant les exilés à la mer, en Grèce, Croatie, Slovénie, Italie, Bulgarie et plus récemment en Pologne, Lettonie, Lituanie. La Pologne et la Bulgarie ont légalisé cette pratique. Ces personnes s’entassent aux frontières extérieures de l’Europe, dans des abris de fortune, la boue, le froid et des conditions d’hygiènes inexistantes et tentent à maintes reprises le passage. Certaines meurent de froid, de dénutrition, de blessures, de désespoir aussi. Comment survivre dans les forêts par - 20° à 5 ans ? De nombreux pays aux portes de l’Est de l’Europe (sans compter Ceuta et Melilla, enclaves espagnoles au Maroc) ont érigé des barrières monstrueuses, des murs de barbelés et d’acier, équipés de systèmes ultraperfectionnés (caméras infrarouges, détecteurs de pas, de mouvement, surveillance satellitaire) sans compter les patrouilles et les hélicoptères. Ce contrôle s’effectue sous l’égide de l’agence européenne de surveillance des frontières (Frontex) dotée d’un budget colossal de 5,6 milliards d’euros, forte de 10 000 agents, de bateaux, d’hélicoptères et d’un centre de contrôle hypersophistiqué à Varsovie. Frontex est le maître d’œuvre de la gestion des frontières européennes, qu’il s’agisse de bloquer des personnes en migration, de gérer des hot spots ou d’organiser des vols de reconduite vers des pays tiers. Une des caractéristiques principales de Frontex est l’absence de transparence de ses activités.
Les multiples atteintes aux droits de l’homme (dont la remise aux gardes côtes libyens et la participation aux push back en Méditerranée), les falsifications de ces opérations (répertoriées « préventions au départ » alors qu’il s’agit de refoulements), après révélation par de nombreuses ONG et journalistes, ont entraîné une enquête de l’Office de lutte antifraude de l’Union européenne (UE) sur ces cas présumés illégaux de refoulement de migrants. Le directeur de Frontex, Fabrice Leggeri, a démissionné en avril dernier. Cependant, pour l’ONG Front-Lex, qui a initié plusieurs procédures contre Frontex : « Leggeri n’aurait pas dû démissionner. Il aurait dû être licencié. Pas maintenant, mais il y a des années […]. Mais le problème demeure au sein de Frontex, la Commission et les Etats membres. Ce sont eux qui orchestrent les politiques frontalières criminelles à travers l’Union européenne. Leggeri était seulement assez corrompu pour les exécuter. » L’Europe déploie des moyens colossaux dans sa guerre contre un ennemi fantasmé : les personnes en migration, au mépris du texte (en exergue) qu’elle a écrit et voté. Ces moyens rapportent aux grands « groupes industriels » européens présents au niveau international dans les domaines de la sécurité et de la défense, qui bénéficient d’une relation privilégiée avec un ou plusieurs États membres de l’UE. Ainsi, ceux qui arment les belligérants des divers conflits à l’origine des migrations, ceux qui équipent les dictateurs, sont les mêmes qui bloquent les victimes de ces conflits et dictateurs aux frontières. Parmi ces « éléments de sécurité », signalons la mise en place de multiples fichiers biométriques interconnectés dont on peut craindre que l’usage soit un jour étendu à l’ensemble de la population, avec tous les risques pour les libertés publiques que cela implique. Les migrants, peu en mesure de faire valoir leurs droits, servent de cobayes.
Dominique Weber-Alasseur