Jacques Poirier (ce Français servant la Grande-Bretagne qui a raconté sa guerre dans un livre de souvenirs intitulé La girafe a un long cou) devait rencontrer Malraux début 1944, aux limites Corrèze-Dordogne-Lot.
Devenu un ami très fidèle des deux frères Malraux, il les a longuement évoqués : Roland (un peu) et André (beaucoup), celui qui prenait beaucoup de risques et celui qui en prenait très peu. Voyons comment Poirier raconte les conditions d'entrée en Résistance de l'écrivain. Selon lui, sans doute après le débarquement (mais ce n'est pas précisément daté), Malraux lui propose de l'accompagner à Paris où il doit rencontrer la direction du CNR (Conseil national de la Résistance). Le voyage a lieu en train, mais Malraux plante là son ami et ne reparaît que deux jours plus tard, triomphant : « J'ai vu tout le CNR, j'ai reçu un mandat de coordonner la Résistance dans le Lot, la Corrèze et la Dordogne. Je prends le pseudonyme de Colonel Berger ». Poirier ne semble pas prendre ombrage de l'attitude cavalière de l'écrivain. Mais pourquoi croyez-vous que ce dernier n'a pas voulu inviter Poirier à rencontrer (vraiment) le CNR ? Le biographe de Malraux, Olivier Todd, explique en 2003, dans Epidémiologie d'une légende1 : « Le dernier membre du CNR que j'ai rencontré, c'était Bourdais. Est-il exact que Malraux avait été chargé par tout le CNR de représenter la Résistance là-bas ? Bourdais m'a répondu : "Absolument pas, on ne l'a jamais vu" ».
Le même Olvier Todd nous donne des précisions lourdes de sens. Sur un plan général, voici comment cet auteur parlait (dans une émission de France-Inter) des curieux récits de l'écrivain : « La résistance de Malraux est le cœur de sa mythomanie. Malraux était mythomane, il n'y a pas de doute là-dessus. Mais ça ne me gêne pas outre mesure [il cite d'autres écrivains mythomanes, Chateaubriand, Giono …]. Je m'étonne toujours qu'on fasse tellement grief à Malraux d'avoir menti alors qu'on le pardonne aisément à d'autres. » Quant à Malraux lui-même, il a écrit ceci : « On raconte que je fabule. Mais il se trouve que mes fables viennent petit à petit à coïncider avec la réalité », ou encore : « La mystification est éminemment créatrice » et « Tout aventurier est né d'un mythomane. » Dont acte.
Todd évoque aussi dans sa biographie les conditions de l'arrestation de Malraux en juillet 1944, sur la route de Toulouse. Malraux a prétendu qu'il devait sa libération à son prestige de grand écrivain, lequel aurait fortement impressionné de hauts gradés allemands. Plusieurs Histoires de la Résistance évoquent simplement la libération de la prison par les troupes FFI de Serge Ravanel. Pourtant, Todd explique l'événement autrement : cette libération aurait été payée par la Résistance grâce aux fonds provenant du hold-up d'un train de la Banque de France à Neuvic-sur-l'Isle, en Dordogne (le 28 juillet 1944). Action rocambolesque, mais authentique.
On pourrait encore épiloguer sur l'aventure de la Brigade « Alsace-Lorraine » des FFI, sur l'overdose des titres honorifiques et médailles britanniques reçus par Malraux, sur le passage de la mouvance résistante pro-anglaise à celle gaulliste de la France-Libre... Malraux devient pourtant Compagnon de la Libération, puis ministre de l'Information fin 1945, menant ensuite la belle carrière politique qu'on lui connaît. L'homme était donc passé en moins de 20 ans du profil de crypto-communiste à conservateur-réactionnaire, étant prêt à tous les reniements et compromissions (ces mots n'engagent que moi). Paraphrasant Olivier Todd, je conclurai ainsi : « André Malraux a eu deux très beaux romans : L'Espoir et sa propre vie ».
Michel Patinaud
1 https://academiesciencesmoralesetpolitiques.fr/