Nous sommes à la fin du mois de janvier 2024. Depuis quelques jours, le monde agricole se révolte. De nombreuses autoroutes sont bloquées, des préfectures sont aspergées de fumier. Si les panneaux retournés par les FDSEA et les JA locaux indiquaient depuis quelques mois que « le monde marche sur la tête », les agriculteurs entendent passer à la vitesse supérieure. Depuis ces quelques jours, nous sommes quelques un.es à nous demander comment rejoindre ce mouvement. Avant que la Confédération Paysanne ne se positionne pour appeler à des blocages et des manifestations, nous avons voulu aller voir ce mouvement naissant d'un peu plus près, et le prendre au sérieux. Son étiquetage syndical ne nous satisfaisait pas, parce que derrière les manœuvres politiques de la FNSEA, les agriculteur.ices ont l'air bien bavards et sacrément en colère. Peut-être que les revendications de la base pourraient aller plus loin que les éléments de langage des délégués syndicaux. En tout cas on l'espère...
Ce vendredi 26 janvier en fin d'après-midi, Gabriel Attal a prévu de faire des annonces visant à répondre aux revendications des agriculteur.ices. Ça sent la fin dès le début, nous avons peur de passer complètement à côté du mouvement. Nous nous retrouvons tôt dans la matinée et nous chargeons le coffre de la voiture : soupe, billigs et confitures. C'est parti pour le blocage d'autoroute le plus proche direction Limoges avec l'intention de faire une cantine sur place pour faciliter la discussion. Arrivé.es dans le nord de la banlieue commerciale, pas de tracteur en vue, juste du lisier, des pneus sur les ronds-points et une voiture de la gendarmerie qui bloque l'accès. Nous abandonnons le véhicule pour marcher jusqu'au blocage. Nous progressons sur une nationale déserte jusqu'à distinguer un énorme panache de fumée noire, nous sommes visiblement au bon endroit !
Nous finissons par rencontrer quelques agriculteurs, des hommes en grande majorité. Ils ont passé la nuit sur le blocage. Ils nous invitent à rejoindre le gros de la troupe un peu plus loin. Nous les suivons en regardant autour de nous, sidéré.es par la capacité de nuisances sur la circulation que permettent les machines agricoles. La bretelle d'autoroute ne ressemble plus à rien, un énorme tas de pneus brûle sur le rond-point et noircit les branches des peupliers décoratifs. Il n'y a pas grand monde. Nous sommes les seuls à ne pas être agriculteurs.
Nous nous présentons comme des « soutiens du mouvement » venant faire à manger. Nous sommes bien accueillis. Un représentant FDSEA et un second agriculteur nous accompagnent pour aller chercher notre voiture et négocier notre passage avec les gendarmes. Les pourparlers ne durent pas longtemps, les flics sont conciliants, presque sympathiques, et nous avons même le privilège de serrer la pince du brigadier-chef. C'est déconcertant ! Les années Macron nous avait habitués à autre chose. Ça nous rappelle un peu le début des gilets jaunes.
Nous rejoignons le blocage avec le matériel pour la cantine que nous installons sous un pont pour rester à l'abri de la pluie. Nous sommes sur l'autoroute A20. Elle est complètement désertée par les voitures qui la parcourent habituellement à 130km/h. Tout est interrompu, ça donne une sensation de fin du monde. Le long plateau accroché à un tracteur nous sert de grande table collective. On y trouve du pain, de la charcuterie, du pâté, du fromage. Nous démarrons nos brûleurs pour réchauffer la soupe. Si nous avons le droit de rester c'est bien grâce au délégué de la FDSEA qui nous l'a permis implicitement. Nous comprenons rapidement que beaucoup de choses passent par lui, même l'annonce du repas. Nous commençons à être de plus en plus nombreux sous le pont. Notre soupe est un peu boudée. Une femme d'agriculteur nous encourage et appelle tout le monde à venir la goûter. Les gens arrivent et on se fait oublier, et c'est le moment idéal pour commencer à rencontrer du monde. Nous prenons le temps de discuter pendant plusieurs heures entre la soupe et le café. Dans un premier temps, ce sont plutôt les rares agricultrices et les compagnes des agriculteurs qui discutent avec nous.
Ce qui ressort de nos discussions, c’est le sentiment général et partagé d’être étouffés par la charge de travail sur leurs exploitations, dépassant pour la plupart les 100 hectares. Un schéma revient régulièrement : pour s'en sortir, les agriculteurs diversifient leurs activités en dehors de la ferme (par exemple, en réalisant des prestations de moissonnage pour d'autres agriculteurs) et leurs compagnes, en plus de leur aide régulière aux activités de la ferme, ont un emploi salarié à l'extérieur de l'exploitation familiale.
Échanger avec des compagnes d'agriculteurs nous rappelle que leur rôle dans la ferme est invisibilisé et non rémunéré mais nécessaire. Dans un contexte où les normes et contrôles s’accentuent et s’imposent, la gestion administrative quotidienne est souvent prise en charge par ces femmes. Elles nous témoignent aussi des amendes qui pleuvent régulièrement et qui viennent peser sur l'équilibre financier précaire des exploitations. Il en ressort un sentiment d'injustice pour ces agriculteurs qui ont l'impression d'être vulnérables face à de nombreux aléas (sanitaires, environnementaux, économiques) aussi bien que face à l'État qui se montre intransigeant.
Autant de causes qui les poussent à penser que la reprise de leur ferme familiale est irréaliste et non souhaitable pour leurs enfants. Malgré l'amour de leur métier, nos interlocuteur.ices nous confient essayer de dissuader leurs enfants de continuer dans un secteur agricole plein d'incertitudes.
Notre point de blocage est organisé et tenu par la FNSEA et les JA (Jeunes Agriculteurs) de la Haute Vienne. De nombreux drapeaux et vestes à leur effigie peuplent le décor. Ces deux syndicats sont majoritaires dans les chambres d'agriculture à l'échelle nationale mais minoritaires à celle de la Haute-Vienne, aux mains de la Coordination Rurale. Pour les représentants syndicaux et les agriculteurs présents, pas de convergence envisageable sur cette mobilisation avec d'autres syndicats, notamment la Coordination Rurale, présente sur un barrage plus au Nord sur l'autoroute et qu'ils présentent comme peu fréquentable.
Même si les agriculteurs présents ne se revendiquent pas frontalement de ces syndicats, les représentants chapotent le point de blocage. La discussion autour de la poursuite de la mobilisation est initiée par le représentant FNSEA et tout semble décidé à l'avance. Il explique que le blocage sera levé pour le week-end et la décision de poursuite du mouvement et de la montée éventuelle à Paris est déléguée au national. Ce qui ressemblait à un début d'AG ne sera finalement qu'un tour d'inscription pour un éventuel convoi pour Paris qui sera transmis au national à qui revient le pouvoir de décider de la poursuite du mouvement.
Le point de blocage est aussi marqué par la présence de groupes de jeunes. Souvent, ce sont des enfants d'agriculteurs qui se lancent dans la tâche périlleuse de la reprise de l'exploitation. En revanche, difficile de les approcher et d'avoir des discussions avec eux, notamment avec nos micros. Ces derniers ne semblent pas pris au sérieux par leurs pairs car « ils ne savent pas bien s'exprimer ». Au-delà d'une condescendance bienveillante, nous y voyons là l'absence de travail politique de conscientisation et de formation au sein de leur syndicat qui pourrait leur donner la confiance de s'exprimer publiquement sur leurs propres conditions d'agriculteur. Le rôle du syndicat n'est pas de former et de réfléchir ensemble aux solutions qui les sortiraient de leur désœuvrement. Le syndicat est vécu comme une délégation d'une parole qu'ils et elles se sentent incapables de porter. « Ils sont là pour ça », autrement dit, pour dire à notre place. « Nous, la politique ce n’est pas notre truc », faisons confiance aux cadres. On nous indique que c'est à eux qu'il faut parler pour connaître « les revendications ».
À qui la faute ? Les agriculteurs le disent à demi-mot : ils subissent une double peine. Celle des normes sanitaires et environnementales contraignantes. Beaucoup d'entre eux se plaignent de l'imposition par l'Europe d'avoir à conserver 4% de leurs terres cultivables en jachère les mettant, dans leur cas précis, en difficulté pour produire assez de foins et nourrir leurs bêtes. Les impératifs écologiques pourraient conduire à encore augmenter cette surface, empirant ces difficultés. De l'autre, des produits en provenance d'autres pays inondent le marché sans être soumis aux mêmes normes que l'agriculture française. Comment concurrencer le blé ukrainien, les légumes espagnols ou la viande d'Amérique latine ? Ce dont les agriculteurs parlent sans le nommer, c'est la question du libre-échange qui les empêche de tirer un revenu digne de leur travail, car la concurrence leur impose de produire plus, à moindre coût. En plus, les écologistes y ajoutent leurs contraintes, risquant à leur tour de sonner la fin des paysans ! Cette double contrainte n'est pas tenable, mais les représentants syndicaux font bien le choix de ne citer qu'un seul volet du programme, celui qui sert les gros de l'agro-business. Ils disent « finalement, nous voulons bien jouer le jeu de la concurrence ! Pour ça, il faut éliminer les contraintes. S'il faut investir, construire des méga-bassines et des fermes usines, alors nous le ferons, et nous demandons à l'État d'arrêter de nous mettre des bâtons dans les roues, ou de la jachère dans les champs ! » Les colères des agriculteurs concernent des difficultés bien réelles qui sont dues à la libéralisation incessante des produits agricoles, cette même libéralisation que leur syndicat appelle de ses vœux. Pourtant, ces colères se mêlent aux voix des cadres du syndicat qui finissent d'enterrer le peu de perspectives que pourraient avoir les agriculteurs, désirant se protéger des lois du marché. La base du syndicat est prise en étau. Y'a-t-il une chance que les trahisons successives de la FNSEA finissent de briser leur syndrome de Stockholm ?
Les annonces de Gabriel Attal ont confirmé l'intuition que nous avons eue cet après-midi sur l'A20. Toutes les annonces du Premier Ministre encouragent les gros à s'agrandir, et pour ceux qui ne tiendraient pas la concurrence, tant pis. Sous ce pont de l'A20, il n'y avait quasiment que des éleveurs bovins. Ces propositions ne permettront pas de sortir de la logique productiviste qui fait peser une charge de travail incompatible avec des conditions de vie plus dignes pour les éleveurs et leurs animaux.
Cette réalité d'un mouvement qui peine à déborder le cadre imposé par les représentants des syndicats, nous l'avons observée sur le point de blocage de Limoges. Mais de partout, nous sont parvenus des récits décrivant des convergences inattendues, des revendications partant des conditions vécues des agriculteurs et qui se sont traduits en actions visant les privilégiés du système agro-industriel.
À Aubusson, les agriculteurs creusois s'en sont pris ensemble aux produits d'origine étrangère, indépendamment d'un appel syndical à se rassembler. Ils se sont décidés sur leur lieu de blocage à arrêter les camions frigorifiques et à examiner la provenance des marchandises.
À Toulouse, le 16 janvier, aux premiers jours de la contestation, Phillipe Jougla, le président de la FRSEA a été hué par sa propre base syndicale, quand il a demandé que les agriculteurs rentrent chez eux calmement.
Dans la région de Lyon, une amie d'IPNS nous a décrit l'ambiance d'une semaine de blocage du péage à Saint-Quentin-Fallavier en Isère, tenu par la Confédération Paysanne. Là-bas, l'heure était à la convergence entre agriculteurs, étudiants luttant pour sortir de la précarité alimentaire et travailleurs concernés par la justice sociale. Cette rencontre à partir du point de blocage s'est traduite par de véritables discussions et constructions d'actions qui ont visé ensuite des supermarchés et des centrales d'achat.
Ensemble, depuis les lieux de luttes, les débats politiques abondent, les cibles se clarifient, le mouvement des agriculteurs s'organise depuis la base, et n'a plus peur des alliances. Au contraire, il les encourage.