histoire

  • “SVOBODA“ bande dessinée - Florian Cloots & Manoï

    Nous souhaitons vous présenter le travail des deux auteurs : Florian Cloots, scénariste, et Manu, dit “Manoï“, dessinateur. Le premier a vécu des années sur le Plateau, où il est plutôt connu comme musicien. Il vit aujourd'hui en Bretagne. Le second habite le Lot. 

     

    Svoboda veut dire “liberté“ en russe, ce mot figurait sur les drapeaux rouges des troupes mutinées à La Courtine durant l'été 1917. Nous vous en avons déjà parlé à différentes occasions, et cette histoire commence à être enfin bien connue. Ce ne sera donc pas le sujet de l'article. Nous préférons mettre l'accent sur toute la réflexion et le travail conduisant à la naissance d'une bande dessinée historique. Florian, à l'origine du projet, a découvert cet épisode tragique dans le roman de Didier Daeninckx “La der des der“, fidèlement adaptée en BD par le célèbre Jacques Tardi. Il a ensuite beaucoup lu. Et cette plongée dans l'univers des soldats de 14-18, a fait remonter un souvenir : lorsque gamin du côté de Féniers, il faisait des promenades à dos d'âne, conduit par un vieil homme, M. Viban, qui lui disait : “j'ai été gardien des russes à La Courtine après leur mutinerie“.

    Mais le vieil homme n'est plus là et il a fallu aux auteurs recourir à une abondante documentation : récits, films, photos et témoignages (il y en a peu). La base est constituée par le livre de Pierre Poitevin : “La mutinerie de La Courtine“ (1938), œuvre longtemps tombée dans l'oubli. Les auteurs ont aussi bénéficié de la participation d'un historien, à l'expertise reconnue : Rémi Adam, qui signera la postface. Comme la plupart des scénaristes, Florian a eu du mal à trouver un illustrateur.

     

    bede avec bulles

     

    Ce fut finalement Manoï. Ensemble, ils ont décidé d'une présentation originale : la BD commence en noir et blanc, la couleur apparaît avec l'arrivée à La Courtine. Ils ont suivi la chronologie complète du corps expéditionnaire russe, depuis la formation des brigades à Moscou (début 1916) jusqu'à la répression de la mutinerie (prisons, camps, bagne …), et enfin le retour très tardif au pays natal (1920). L'histoire respecte scrupuleusement les faits, toutefois Florian et Manoï, ont souhaité les compléter par la présence de quatre soldats fictifs.

    Ce sont eux qui permettent la richesse des dialogues, avec beaucoup de phrases réellement prononcées, durant le très long voyage depuis l'Orient russe, puis dans les tranchées, et à La Courtine même. Un ouvrage à découvrir fin 2018.

     

    Florian et Manoï ont participé aux animations du centenaire organisées à La Courtine en 2017, puis ont exposé des planches et esquisses à l'Atelier de Royère (novembre 2017). On peut aussi retrouver Florian dans une émission de Radio-Vassivière :http://radiovassiviere.com/

     

    Michel Patinaud
  • 1871 : Les Limousins et la Commune

    1871 georges chatainEn complément des articles qu’ IPNS a présentés sur le sujet (n° 74 et 75), voici un nouveau titre consacré à la Commune, sous la plume de Georges Châtain (Éditions Lucien Souny, 2021). Cet auteur est bien connu en Limousin, dont il est un connaisseur reconnu de l’histoire et des sociétés. Journaliste indépendant, il a travaillé pour la presse régionale, nationale (Le Monde) et étrangère. Il a aussi réalisé des films documentaires et signé plusieurs livres sur le patrimoine du Limousin.  Cet ouvrage met l’accent sur les évènements assez mal connus de la Commune de Limoges (4 avril 1871) tout en les replaçant dans le contexte régional et national. Il s’agit d’une excellente synthèse, très bien documentée, dans une écriture agréable et claire. Notre région avait su faire émerger, depuis 1848 et le retour de la République en septembre 1870, le principe de laïcité et une durable tradition de gauche. D’où son entrée en effervescence, dès l’annonce de l’insurrection parisienne. 

     

  • 1917, les mutins de La Courtine

    russe soldatsRappelons les événements. Pendant la guerre de 1914-1918, la Russie est l’alliée de la France et des troupes russes se battent sur le front français. En 1917 éclate en Russie la révolution qui ne laisse pas indifférents des éléments russes qui se demandent ce qu’ils font dans une guerre qui ne les concerne plus, au moment où prend fin le régime tsariste.

    Au camp de La Courtine, en Creuse, du 16 septembre au 19 septembre 1917, se mena une lutte fratricide entre la première Brigade russe qui ne veut plus faire la guerre, veut rentrer au pays pour partager les terres et faire la révolution, et les éléments de la troisième Brigade, demeurée fidèle au tsar et épaulée par les gouvernements russe et français.
    Les soldats russes loyalistes, avec l’aide logistique française, pilonneront le camp de La Courtine où sont repliés les russes rebelles. Les combats dureront trois jours et trois nuits, se terminant au corps à corps.
    Les chiffres officiels parlent de sept morts, mais officieusement, d’après le calcul du reste des soldats de la première Brigade, ce chiffre atteindrait entre 600 et 800 morts.

     

    mascotte russe marseille 2017

     

    C’est autour de cette histoire que vient de sortir un ouvrage détaillé de Rémi Adam, que nous vous présentons ici, ainsi qu’un autre livre qui nous parle, lui, de l’actualité de l’armée en France aujourd’hui.

     

    1917 la revolte des soldats russes en franceRémi Adam
    1917 : La révolte des soldats russes - Éditions Les bons caractères

    Collection Histoire

     

    Après différentes lectures sur ce sujet et ceci malgré la rareté sur le thème, traité souvent de manière trop militaire ou d’un point de vue pro-gouvernemental, l’ouvrage de Rémi Adam décrit de façon précise les différentes étapes du corps expéditionnaire russe en France : la description du voyage conté par Georges Zamoutine (présent au camp de la Courtine lors de la sédition), l’arrivée en France, l’envoi sur le front près d’Auberville, leur hécatombe en Champagne durant l’offensive Nivelle, le vent de révolte qui s’installe dans l’esprit des soldats et bien sûr leur insurrection au camp de la Courtine.

    Le livre contient des sources multiples inédites : archives, témoignages de soldats, lettres censurées à l’époque et l’après la Courtine : Ce qu’il advînt de ces troupes avant leur retour au pays deux années plus tard. Bref, si vous êtes intéressé par cette révolte et que vous recherchez des informations complètes sur cette période, c’est le livre à lire.

     

    Florian Cloots, de Nedde, travaille actuellement à la réalisation du scénario d’une bande dessinée consacrée à l’histoire des mutins de la Courtine. Nous vous tiendrons au courant des suites de ce projet.
  • 1936 Le Front Populaire en Limousin

    1936 Le Front Populaire ardents editeursLes Ardents Editeurs (Limoges) ont publié les travaux du collectif d'historien(e)s réunis dans l'association “Mémoire Ouvrière en Limousin“. L'ouvrage dresse un tableau très complet de cette année cruciale de notre histoire nationale. 12 auteurs se sont attelés à la tâche, pour un résultat étonnant. Tout le champ de la recherche historique est parcouru ; la Corrèze n'est pas oubliée, la Creuse restant cependant le parent pauvre. Parmi les plumes - qui respectent très exactement la parité - nous retrouvons des auteurs dont nous avons déjà publié des articles : Dominique Danthieux, le coordinateur (5 chapitres à lui seul!), Tiphaine Catalan, Eva Léger, Michel Patinaud. Ainsi qu'Anne Manigaud, dont le dernier ouvrage a été présenté dans le n° 60 (Marcel Body). Historiens connus aussi pour leur participation aux Bistrots d'Hiver (sans oublier Annette Marsac). Que trouve-t-on dans ces 220 pages abondamment illustrées ? Le volet politique est bien entendu un morceau de choix : 8 articles y sont consacrés, que ce soit les aspects électoraux (où l'on retrouve bien sûr “notre“ Marius Vazeilles, par Gilbert Beaubatie, les autres députés limousins, le commentaire des élections du printemps 36).

    Vient ensuite la question des luttes (Socialistes et Communistes, Le peuple dans la rue, Gauche et pacifisme, par Annette Marsac). Les exemples locaux ne sont pas oubliés, que ce soit Saint Junien (Nicolas Lestieux) ou Eymoutiers (Michel Patinaud). Les questions économiques tiennent aussi une large place : des mouvements ouvriers, à la question du chômage ou la crise des campagnes (Philippe Grandcoing) , l'activité de la Maison du Peuple à Limoges (Anne Manigaud), le survol est (presque) complet. Les thèmes de société sont enfin abordés à travers “le temps des loisirs“ et “les femmes en 1936“ (Sylvette Néguiral) la place des étrangers en Limousin (notamment les réfugiés espagnols, voir IPNS n° 57) enfin la question de la consommation (N'achetez pas le lundi, Clotilde Druel-Korn). Un sujet très original évoque les “caricatures et dessins de presse“ (Vincent Brousse). Un très vaste panorama donc, qui n'oublie pas le contexte plus général des “années trente“, à savoir ce qui conduit à … ou ce qui est la conséquence de.... Des passerelles sont tendues vers les questions internationales : montée du fascisme, guerre d'Espagne,progrès du pacifisme... Le pacifisme : grand sujet. On croisera par exemple deux ministres de Léon Blum (Charles Spinasse, cf. IPNS n° 59, et Paul Faure, ancien directeur du Populaire du Centre).

    Avec ces deux futurs soutiens du pétainisme, on pourra s'interroger : le pacifisme mène-t-il à tout ? Un petite réserve enfin, concerne le graphisme : un peu trop de rouge – mais est-ce un hasard ? - et une couverture pas très attirante, même si elle est parfaitement symbolique (elle évoque l'apparition des congés payés). On attend donc avec impatience les prochaines publications de l'association. Ses recherches en cours portent sur mai 1968 et son héritage, toujours en Limousin, et l'histoire de la Porcelaine. Nous aurons certainement l'occasion d'en reparler.

    http://www.lesardentsediteurs.com/?1936-le-Front-populaire-en 

  • A Felletin, un lieu, un homme, un film

    Le lieu, c'est l'ancienne coopérative diamantaire La Felletinoise.
    L'homme, c'est Pierre Barbier, l'un des derniers ouvriers de la diamanterie.
    Le film, c'est celui d'Annie Miller, consacré à l'histoire de ce lieu au travers du regard de cet homme.

     

    felletin diamant 1

     

    La coopérative diamantaire “La Felletinoise”

    felletin diamant 2L'histoire de la diamanterie de Felletin, c'est d'abord celle d'un homme qui prend le pari de revenir au pays valoriser un savoir faire rare : la taille du diamant. A l'origine de cette aventure, un parisien du nom de Blaise Vennat décide à la fin du XIXème siècle d'ouvrir un atelier de taille du diamant. Idée saugrenue ? Pas tant que ça si l'on considère que toutes les conditions étaient présentes : une main d'œuvre qualifiée dans un pays de tapissiers et de l'énergie toute trouvée grâce à la présence de la Creuse.

    C'est dans ce contexte, en 1906, qu'une dizaine d'ouvriers décide d'opter pour le statut coopératif comme mode de fonctionnement de l'atelier. Cette création semble alors être la première de ce genre dans le département. En 1912, les coopérateurs décident de la construction d'un nouveau moulin, sur les rives de la Creuse pour abriter leur activité. Il s'agit du bâtiment qui subsiste toujours aujourd'hui. L'activité prospère rapidement puisqu'une soixantaine d'ouvriers diamantaires taillent du diamant à Felletin avant la guerre de 1914. Les pierres viennent d'Afrique du Sud ou du Congo et sont à destination de joailliers londoniens ou hollandais.

    La seconde guerre mondiale va engendrer l'arrêt du travail pour de nombreux diamantaires dont la plupart seront obligés de se reconvertir. Ceux qui sont restés ont du chercher de nouveaux débouchés à leur activité. La Felletinoise se met alors à tailler du diamant de moindre qualité mais qui trouve cependant de nombreuses applications dans l'industrie.

    En 1982, la coopérative diamantaire a cessé définitivement de fonctionner alors qu'il ne restait qu'un seul ouvrier en activité. En 2002, seulement deux diamantaires felletinois vivent encore : Pierre Barbier, héros du film d'Annie Miller, et Monsieur Nardonnet.

    Aujourd'hui, le bâtiment encore en place nous rappelle l'activité florissante passée. La génératrice, les meules, le matériel de taille, les archives… tout est resté intact depuis deux décennies. Témoin d'un savoir faire original et reflet des mouvements coopératifs, La Felletinoise est en phase de réhabilitation. Un projet d'envergure est en cours de réflexion. Il devrait associer un volet touristique par la mise en place d'une partie muséographique portant sur l'histoire d'un savoir faire singulier et sur l'histoire des mouvements coopératifs. La seconde partie du projet reste quant à elle à définir. Lieu ressource, il aura en tout cas une véritable mission d'accueil à remplir : accueil de nouveaux actifs ou porteurs de projets, espace dédié à la présentation du territoire du Millevaches (patrimoine, artisanat…), les idées ne manquent pas pour faire revivre ce lieu chargé d'histoire.

     

    Sandrine Allègre, office de tourisme de Felletin.

     

    « Nous étions des tailleurs de diamants, pas des marchands, nous n'étions pas des capitalistes, nous étions une coopérative ouvrière diamantaire ».

     

    Le métier de Pierre

     

    felletin diamant 3Le 8 novembre 2001, le public felletinois était nombreux pour assister à la projection du film d'Annie Miller, le métier de Pierre, en présence de la réalisatrice. Cette dernière aime et connaît bien la région, puisqu'elle y possède une maison où elle séjourne fréquemment.

    Par ce documentaire de création sur le dernier diamantaire de la Felletinoise (cf. encadré), Annie Miller a magnifiquement mis en valeur et donné à découvrir un homme, Pierre Barbier, dont la vie est un itinéraire unique et original, mais aussi représentatif d'une époque et d'un milieu : la classe ouvrière du XXème siècle.

    Annie Miller a voulu, au delà du personnage de Pierre Barbier, très attachant, pétri de qualités humaines et forçant le respect, rendre hommage à l'ensemble des ouvriers anonymes qui, comme Pierre, ont exercé avec un mélange d'humilité et de fierté, un métier industriel au milieu du siècle dernier.

    Pierre Barbier a l'humilité de celui qui n'a pas fait fortune, n'a pas recherché la réussite financière et n'est pas, selon sa propre expression, un capitaliste. Mais la fierté transparaît lorsqu'il exprime qu'il a travaillé toute sa vie dans une coopérative ouvrière, associé à d'autres prolétaires.

    De son père et son grand père diamantaire, il a reçu en héritage l'amour du travail bien fait, et à leur suite il a peaufiné un savoir faire dont il est légitimement fier. En effet, le travail du diamant nécessite un long apprentissage, l'ouvrier doit composer avec la dureté à nulle autre pareille et la résistance de la pierre. Pour accomplir sa tâche il doit faire preuve d'humilité face à la matière, la respecter et en approfondir patiemment, au fil des années, sa connaissance intime.

    En écoutant Pierre Barbier, on se persuade que la noblesse du diamant, due à sa rareté et à ses qualités exceptionnelles, rejaillit sur ceux qui l'approchent.

     

    Les Felletinois présents ont ressenti la charge d'humanité et d'émotion de ce film, qui magnifie la sage et profonde philosophie de la vie de Pierre Barbier par ses qualités esthétiques remarquables. Le film est un continuel va et vient entre les propos de Pierre, le bruit lancinant de l'eau qui coule (la Creuse, le Thaurion à la Rigole du diable…), l'omniprésence du granit (menhir des Bordes, dolmen, bâtiments remarquables, rochers de Clamouzat…) et le travail du diamant filmé à Amsterdam (en tous points similaire à celui qui était pratiqué à Felletin). La succession, à un rythme rapide et semblable tout au long de l'œuvre, de ces divers lieux unis par leur permanence, contribue à une perception plus sensible des propos de Pierre Barbier.

    Ce film doit être présenté prochainement sur France 2. Surveillez vos programmes télé afin de ne pas le rater. Chacun espère à Felletin pouvoir le revoir dans le cadre des visites de la diamanterie organisées par l'office de tourisme.

     

    Jean-François Pressicaud
  • À l’ouest, rien de nouveau... ailleurs non plus

    Parlons attestation

    attestationDepuis maintenant un an, les imprimantes tournent à fond, pour le plus grand bonheur des marchands d’encre. Des attestations sont réclamées, sous le regard inquisiteur des forces de l’ordre, qui ont effectivement l’ordre de..., bien que tout ça ressemble plutôt à un désordre. Voyons l’exemple d’Alexandre Coulomb, de Remoulins (Gard) qui doit se rendre à Blaizac, près de Privas (Ardèche), pour un motif qu’on imagine impérieux. Le trajet fait 113 km très précisément donc très supérieur à ce qui est autorisé. 

    « Mais comment M.Coulomb, vous n’êtes pas au courant ? vous êtes confiné ». Heureusement, nous avons la solution : l’attestation. Elle est visée par la mairie de Remoulins, elle fait aussi office de certificat de test négatif. Jusqu’ici, nous sommes en terrain connu. Je dois toutefois à la vérité ceci : l’attestation en question date du 4 novembre 1720, elle a donc 300 ans. Tiens ! Que s’est-il passé cette année-là ? Le document est à relier à la dernière grande épidémie de peste en France, arrivée puis étendue à partir de Marseille en mai. Cet épisode dramatique fit 100 000 morts en Provence, soit un quart de la population. Toute la région était « consignée » et la maladie ne disparaîtra pas avant 1722. La contagion empirant, toute la province fut déclarée en quarantaine par arrêté du Conseil du roi en date du 14 septembre 1720. Il y était fait défense aux habitants et aux marchandises de franchir le Verdon, la Durance et le Rhône (Remoulins est proche d’Avignon). Les foires furent supprimées et en octobre 1720, les autorités des villes demandaient aux habitants de déclarer toute personne étrangère logée chez eux depuis deux mois. Mais pas à Remoulins, c’est ainsi que les Consuls de la ville firent imprimer un formulaire pour leurs administrés désirant voyager (partant) « de ce lieu où il n’y aucun soupçon de mal contagieux », et sur leur chemin, (nous) « prions … de luy donner libre entrée, et assurer passage ». 

    Imprimé : c’est bien le signe qu’il y avait une forte demande. Les archives ne permettent pas de savoir si Alexandre arriva à bon port, ni dans quel état. On ne connaît de lui que sa date de naissance, le 3 février 1692 à Remoulins, d’un père boulanger. Ensuite, aucune trace, si ce n’est – nous apprend l’attestation – qu’il était « d’une taille médiocre » et avait « des cheveux châtains ». Signalement pas très original tout de même.

    Conclusion : la bureaucratie française actuelle n’a donc rien inventé. Et les espèces vivantes continuent à développer des virus, c’est pourquoi « restez chez vous » me semble être une (très) vieille rengaine. 

     


     

    Parlons vaccination

    «  Ce n’est pas sans raison que le gouvernement prend un intérêt si grand aux progrès de la vaccination. Tant de préjugés luttent encore contre elle. Peut-être ne parviendra-t-on à vaincre les funestes résultats de cette obstination routinière, que le jour où … on exigera des parents la présentation de leurs nouveaux-nés au chirurgien chargé de les prévenir contre l’invasion de la plus terrible maladie. »

    blaireau masqueCeci n’est pas un communiqué du ministère de la Santé.

    « On a crié tant de fois aux oreilles de ces parents opiniâtres que le vaccin n’était pas un poison, comme ils se plaisent à le croire … prière inutile. »

    Ceci n’est pas extrait d’un article de Sciences et Vie.

    « Pourquoi donc, en présence de ce crime anti-social, reculer devant l’établissement d’une pénalité assez efficace pour le réprimer ? »

    Ça se gâte, mais ceci n’est pas un projet « sous le coude » du gouvernement (42 ministres, donc 84 coudes !, une vraie hydre), visant à restreindre encore un peu plus les libertés.

    Pourtant, ces lignes trouvent un écho étonnant dans l’actualité, le Professeur Ragoût en moins. Il ne s’agit pas pour IPNS d’influencer d’une quelconque manière la pensée ou l’action de chacun, qui garde son libre-arbitre. 

    Il s’agit juste d’une manière de souligner que l’Histoire « repasse bien les plats », en l’occurrence les aiguilles. A l’exception des mauvais parents, qui sont une espèce disparue, n’est-ce pas ? En effet, ces lignes sont extraites d’un article paru en 1835 dans « L’Almanach de la France », article intitulé « De l’utilité de la vaccine ». 185 ans plus tard, s’il y a encore un débat sur la liberté – ou non – de vacciner, sur l’infaillibilité de la science, sur la valeur du « progrès » … c’est bien qu’il y a un problème, non ?

    La vaccine, communément appelée « variole de la vache », a permis la découverte du vaccin contre la variole humaine.

     

    Emile Vache
  • Alain Carof, un maître es-humanité

    alain carof portrait 2Nous avons eu la grande tristesse de perdre un ami très cher. Alain Carof comptait dans notre Montagne-Plateau, et bien au-delà. Il était un des fondateurs d’IPNS, où ses écrits étaient appréciés et faisaient autorité. On peut les retrouver sur notre site internet, ainsi que son visage et sa voix sur le documentaire réalisé par Télé Millevaches1.

     

    Un esprit d’équipe remarquable

    Pour nous, Alain Carof était beaucoup plus qu’un auteur fidèle et régulier. Ses avis étaient recherchés, ses propositions écoutées. Il est venu à nos réunions mensuelles jusqu’au bout, apportant comme toujours un regard amical et pertinent, dans le plus grand respect des autres. Et il nous présentait souvent des trouvailles : un bouquin, un sujet, un auteur. Je souhaite ici mettre en avant trois aspects de son œuvre, un mot qu’il n’aurait pas aimé, et pourtant œuvre il y a. Avec un esprit d’équipe sans faille, il était partant pour toutes les aventures intellectuelles, presque toujours dans le cadre d’associations qui lui doivent énormément. Celles, nombreuses, où il œuvra, celles où il sut s’intégrer à des recherches collectives : Les Maçons de la Creuse, Rencontre des Historiens Limousins (RHL), Société des Sciences Naturelles Archéologiques et Historiques de la Creuse (SSNAH)… et IPNS évidemment. 

     

    Livre Carof inventaire au pays de VassiviereUn fin connaisseur de notre espace limousin

    Vous remarquerez que tout ceci tourne beaucoup autour de la Creuse, dont il avait fait sa terre d’élection – au sens de terre d’accueil. Mais en réalité, Alain était un citoyen du monde, et ses horizons étaient vastes, des horizons sans frontières, un « no-border » avant la lettre. Parcourez ses nombreux articles publiés dans IPNS, et vous en aurez un aperçu. Parmi ses travaux remarquables, il en est un qui restera une référence : Inventaires au pays de Vassivière, 2012 (SSNAHC)2. Dans ce livre de 76 pages, on peut prendre toute la mesure des centres d’intérêt et des compétences de l’auteur. Il s’agit d’une version développée de « Vassivière, l’invention d’un paysage » (PULIM, 2010)3. Ce volume des « Études creusoises » n’a aucune prétention à être la mémoire de Vassivière, il ne visait pas plus à l’exhaustivité. Et pourtant, pour connaître l’avant du barrage, sa chronologie, l’organisation collective autour du lac, ses panoramas naturels et humains, les enjeux d’aujourd’hui, personne n’a fait plus et mieux. Y a-t-il un lien entre les maçons migrants et le château de l’île ? Noms de lieux et de personnes se recoupent-ils ? Quel est cet étrange village à la renommée désormais internationale ? Du village au château, puis au lac donc à l’île, tout est dit.

     

    Un maître es-humanité

    En Limousin depuis des décennies, Alain Carof a été un sociologue de référence, enseignant universitaire, grand historien, féru de sciences politiques, ethnologue, observateur de l’aménagement. Parmi ces grands penseurs qui avaient toutes les compétences, il me fait penser à un de ses maîtres à l’EHESS, Claude Lévi-Strauss. Alain était de ceux qui croisent les différentes sciences humaines et naturelles, qui étudient l’être humain sous toutes ses facettes. L’humanité : voilà son sujet essentiel. C’est pourquoi, bien que né en Bretagne, il connaissait tout ce que notre pays doit à la mémoire des fameux maçons de la Creuse (et un peu au-delà). Il nous a ainsi livré des pages remarquables sur un compagnon de Martin Nadaud, Antoine Cohadon4. Au contraire de nombreux néos, d’hier comme d’aujourd’hui, il a su comprendre et souligner tout ce qu’il y avait d’important avant lui et avait montré son goût à parler des autres, des Turcs par exemple, nombreux en Creuse dès les années 1970 (revue Hommes et migrations, 1994), aussi dans les nombreuses notes de lectures offertes à la revue Études Rurales ou à la Revue Française de Sociologie, et bien sûr à son cher IPNS.

     

    Un historien des techniques 

    Alain n’était pas omniscient, mais presque. Cette remarque le ferait bondir, mais sa curiosité, la variété et la richesse de ses travaux en témoignent. À titre plus personnel, nous nous rejoignions dans le goût pour l’histoire. Certes, l’histoire sociale, les mœurs et les mentalités, le passionnaient. Mais le plus remarquable à mes yeux est cette attirance pour l’histoire des techniques industrielles. On lui doit, entre autres, une histoire de la taille du diamant à Felletin (IPNS, 2009), son apport à une histoire de l’école des métiers du bâtiment du même lieu [5], la conception d’une exposition « Énergie et bâtisseurs » des moulins sur la Creuse au barrage des Combes, et encore plus récemment, en 2015, « Les rives de la Creuse, couloir d’innovation et de mobilité dans les métiers du tapis et de la tapisserie »6. Si je n’ai jamais bien compris l’origine de cette attirance, je crois avoir une petite idée. De l’énergie aux plus nobles productions, il me semble que c’est le trait d’union étroit entre homme et nature qui est valorisé. Le premier respectueux de la seconde, en somme une harmonie, qu’Alain aimait, et qui n’existe plus tout à fait. 

    Voici terminé ce rapide panorama, pour moi très émouvant. Alain nous manquera énormément, mais il aura laissé des traces indélébiles. Au revoir vieux frère.

     

    Michel Patinaud

    1 https://www.journal-ipns.org: taper articles, puis auteurs et « présentation » pour le film (: https://www.dailymotion.com/video/xbd0uu
    2 Inventaires au pays de Vassivière, collection « Études creusoises », SSNAHC, 2012.
    3 « Vassivière : l’invention d’un paysage », est paru dans Paysages et environnement en Limousin : De l’Antiquité à nos jours, Rencontres des historiens du Limousin, éditions PULIM, 2010.
    4 « Antoine Cohadon (1823-1910), militant coopérateur », SSNAH, 2011 et IPNS n° 36 (2011).
    5 « Écoles de bâtisseurs : Felletin 1911-2011», collectif, Les Maçons de la Creuse, 2011.
    6 Dans Une histoire des circulations en Limousin : Hommes, idées et marchandises en mouvement de la Préhistoire à nos jours, collectif, RHL, 2015.
  • André Malraux, résistant ou comédien ? (suite et fin)

    À la suite de la polémique sur le rôle de Malraux durant la Seconde Guerre mondiale (IPNS n°84 et 85), Michel Patinaud nous a adressé un texte dont nous publions ici les principaux éléments qui complètent le débat sur le personnage et son rôle durant la guerre.

     

    malrauxJacques Poirier (ce Français servant la Grande-Bretagne qui a raconté sa guerre dans un livre de souvenirs intitulé La girafe a un long cou) devait rencontrer Malraux début 1944, aux limites Corrèze-Dordogne-Lot.

    Devenu un ami très fidèle des deux frères Malraux, il les a longuement évoqués : Roland (un peu) et André (beaucoup), celui qui prenait beaucoup de risques et celui qui en prenait très peu. Voyons comment Poirier raconte les conditions d'entrée en Résistance de l'écrivain. Selon lui, sans doute après le débarquement (mais ce n'est pas précisément daté), Malraux lui propose de l'accompagner à Paris où il doit rencontrer la direction du CNR (Conseil national de la Résistance). Le voyage a lieu en train, mais Malraux plante là son ami et ne reparaît que deux jours plus tard, triomphant : « J'ai vu tout le CNR, j'ai reçu un mandat de coordonner la Résistance dans le Lot, la Corrèze et la Dordogne. Je prends le pseudonyme de Colonel Berger ». Poirier ne semble pas prendre ombrage de l'attitude cavalière de l'écrivain. Mais pourquoi croyez-vous que ce dernier n'a pas voulu inviter Poirier à rencontrer (vraiment) le CNR ? Le biographe de Malraux, Olivier Todd, explique en 2003, dans Epidémiologie d'une légende1 : « Le dernier membre du CNR que j'ai rencontré, c'était Bourdais. Est-il exact que Malraux avait été chargé par tout le CNR de représenter la Résistance là-bas ? Bourdais m'a répondu : "Absolument pas, on ne l'a jamais vu" ».

    Le même Olvier Todd nous donne des précisions lourdes de sens. Sur un plan général, voici comment cet auteur parlait (dans une émission de France-Inter) des curieux récits de l'écrivain : « La résistance de Malraux est le cœur de sa mythomanie. Malraux était mythomane, il n'y a pas de doute là-dessus. Mais ça ne me gêne pas outre mesure [il cite d'autres écrivains mythomanes, Chateaubriand, Giono …]. Je m'étonne toujours qu'on fasse tellement grief à Malraux d'avoir menti alors qu'on le pardonne aisément à d'autres. » Quant à Malraux lui-même, il a écrit ceci : « On raconte que je fabule. Mais il se trouve que mes fables viennent petit à petit à coïncider avec la réalité », ou encore : « La mystification est éminemment créatrice » et « Tout aventurier est né d'un mythomane. » Dont acte.

    Todd évoque aussi dans sa biographie les conditions de l'arrestation de Malraux en juillet 1944, sur la route de Toulouse. Malraux a prétendu qu'il devait sa libération à son prestige de grand écrivain, lequel aurait fortement impressionné de hauts gradés allemands. Plusieurs Histoires de la Résistance évoquent simplement la libération de la prison par les troupes FFI de Serge Ravanel. Pourtant, Todd explique l'événement autrement : cette libération aurait été payée par la Résistance grâce aux fonds provenant du hold-up d'un train de la Banque de France à Neuvic-sur-l'Isle, en Dordogne (le 28 juillet 1944). Action rocambolesque, mais authentique.

    On pourrait encore épiloguer sur l'aventure de la Brigade « Alsace-Lorraine » des FFI, sur l'overdose des titres honorifiques et médailles britanniques reçus par Malraux, sur le passage de la mouvance résistante pro-anglaise à celle gaulliste de la France-Libre... Malraux devient pourtant Compagnon de la Libération, puis ministre de l'Information fin 1945, menant ensuite la belle carrière politique qu'on lui connaît. L'homme était donc passé en moins de 20 ans du profil de crypto-communiste à conservateur-réactionnaire, étant prêt à tous les reniements et compromissions (ces mots n'engagent que moi). Paraphrasant Olivier Todd, je conclurai ainsi : « André Malraux a eu deux très beaux romans : L'Espoir et sa propre vie ».

     

    Michel Patinaud
    1 https://academiesciencesmoralesetpolitiques.fr/

  • Clédat, pôle de tourisme culturel du PNR Millevaches en Limousin ?

    cledatLe village abandonné de Clédat dans la commune de Grandsaigne, sur le versant sud du plateau de Millevaches possède une longue tradition d'accueil.

    Au moyen-âge le chapitre Saint-Gérald qui avait déjà fondé un hospice aux portes de Limoges fut chargé par l'évêque d'y créer un relais pour les voyageurs et les pèlerins qui suivaient le chemin de long parcours très désert entre Pérols et SaintYrieix- le-Déjalat. C'est vers 1160 que l'on choisit un replat ensoleillé, bénéficiant de sources abondantes pour y implanter l'hospice de Clédat doté d'une chapelle qui subsiste aujourd'hui. Un village de paysans s'établit autour par défrichement de la forêt, il se développa et fut même le siège d'une petite paroisse jusqu'en 1676.

    Le village s'est maintenu après l'abandon du chemin et la disparition de l'hospice, et son rôle d'accueil s'est poursuivi car la chapelle et une "bonne fontaine" dédiées à sainte Magdeleine ont été un lieu de pèlerinage jusqu'au milieu du XXème siècle.

    Ensuite vers 1960, le village, à l'écart des routes modernes, et où le relief ne permettait pas la mécanisation de l'agriculture fut abandonné par ses habitants, ses terres furent plantées de résineux et font maintenant partie de la forêt domaniale de Larfeuil.

    Un temps oublié, ce pauvre village tombait inexorablement en ruines quand en 1998 émus par la disparition prochaine de la chapelle, des bénévoles ont fondé l'association "Renaissance des vieilles pierres entre Millevaches et Monédières" pour sauver ce qui pouvait encore l'être. Cette initiative a reçu le soutien immédiat de la population des alentours qui a répondu à l'appel d'une souscription lancée par l'association. Ainsi la chapelle a pu être restaurée en 2001 .

    Pour reprendre et développer la tradition d'accueil de ce lieu envoûtant où le patrimoine paysager s'associe aux souvenirs historiques, l'association y organise des rencontres festives et culturelles rassemblant de nombreuses personnes. Les gens y reviennent porteurs des traditions, leurs familles souvent dispersées au loin par l'exode rural s'y ressourcent à la recherche de leurs racines et l'on constate que les touristes de passage sont aussi séduits. Ce lieu singulier permet donc des rencontres authentiques entre le passé et le présent, entre le pays profond et les gens venus d'ailleurs. C'est donc un lieu idéal pour promouvoir un pôle de tourisme culturel mais en veillant bien à ne pas dénaturer le site.

    L'association s'y emploie avec ses faibles moyens. Elle a déjà, avec l'aval de l'ONF propriétaire du terrain, fait dégager les ruines, réhabilité les deux fontaines, elle assure l'accueil et l'animation estivale : représentations théâtrales, concerts, fêtes du livre, conférences d'ethnologie, expositions artistiques, diffusions de documentation historique, randonnées pédestres avec lecture du paysage.

    Pour amplifier cette action, les communes de Bonnefond, Grandsaigne et Pradines ont décidé de s'associer à l'aménagement du site où il faudrait restaurer ce qui peut l'être encore {la maison fournil) et ont proposé à l'ONF d'acheter la clairière occupée par les bâtiments de l'ancien village.

    Ce lieu chargé d'histoire, au milieu d'une immense forêt parcourue par un réseau de chemins de randonnées balisés par l'association, accessible en voiture par des pistes forestières pourrait donc être le cœur d'un centre touristique et culturel rayonnant d'abord sur les communes voisines de Bonnefond, Grandsaigne, Pradines et St Yrieix-le-Déjalat mais pourrait aussi constituer un pôle fort du parc naturel régional.

    Ces actions conjointes des habitants, des associations et des communes, dans le cadre du PNR auraient un double objectif: la conservation du patrimoine historique et sa valorisation en vue d'attirer et de retenir les touristes et ainsi prolonger dans le présent la vie sur les hautes terres du plateau de Millevaches.

     

    Annie laval
  • De la ville noire à la ville rouge

    1905 le printempsAvec 1905, le printemps rouge de Limoges, trois jeunes historiens limougeauds déroulent le fil conducteur des évènements qui ont donné à Limoges son "image internationale de ville rouge". Entre histoire et mémoire l'ouvrage est construit comme une tragédie dramatique.

    En premier acte Dominique Danthieux décrit les bouleversements de la transformation industrielle de la ville.

    Au cours de la seconde moitié du XIXème siècle la capitale limousine double sa population. Les 30 manufactures de porcelaine et les 19 usines de chaussure ont recomposé le paysage urbain. La rationalisation de la production industrielle introduit la déqualification de la main d'oeuvre, et le durcissement de l'autorité patronale. La réplique ouvrière s'organise en chambres syndicales où se diffusent les idées du socialisme. Elles s'incorporeront tout naturellement dans la CGT lorsqu'elle sera créée à Limoges en 1895. Au 1er janvier 1905 Limoges compte pas moins de 4 000 syndiqués.

    Dans l'acte 2 Philippe Grandcoing fait le récit des événements. Chez Haviland - le parangon de la réussite industrielle - des ouvriers se mettent en grève contre le pouvoir tyrannique et arbitraire d'un chef d'atelier. La solidarité ouvrière s'organise autour d'une souscription en faveur des victimes de tous les conflits d'autorité, alors nombreux dans les industries limougeaudes. Face à la mobilisation ouvrière le patronat s'organise et en appelle au lock out. Décrété le 13 avril, il met toute la ville en ébullition. Manifestations et défilés se succèdent autour des manufactures. De leur côté, socialistes révolutionnaires et anarchistes rameutent la vindicte populaire contre l'Armée et l'Eglise. Des barricades s'érigent pour faire obstacle aux charges de la cavalerie. L'émeute gronde. Des meneurs sont emprisonnés. Devant le refus de leur libération par le préfet les manifestants courent vers la prison. L'intervention massive et brutale de l'armée disperse la foule. La fusillade laisse un mort au jardin d'Orsay. Les funérailles de Camille Vardelle marqueront la fin du cycle de la porcelaine et de la combativité ouvrière à Limoges.

    Au dernier acte Vincent Brousse tempère cette affirmation. Il discerne quelques répliques sociales et surtout politiques des événements de 1905 dans l'histoire du socialisme au cours du premier tiers du vingtième siècle en Haute Vienne. Il évoque quelques conflits. Montrant combien ces événements ont façonné la culture politique locale. Elle se manifeste notamment à travers la figure emblématique de tel ou tel leader politique des cités industrielles de la vallée de la Vienne : Saint Junien, Saint Léonard de Noblat ou Eymoutiers. Les grèves insurrectionnelles et la mort de Camille Vardelle au printemps 1905 demeurent un marqueur indélébile dans la mémoire collective limougeaude. Aussi la fin annoncée des usines Haviland en ce printemps 2005 ravive la peur du déclin de l'activité porcelainière à Limoges.

    Sur le mode de la tragédie nos trois historiens dramaturges restituent la cohérence et la logique de ce scénario catastrophe. Avec les contributions des membres de l'Association Mémoire ouvrière en Limousin ils ont réalisé les 24 tableaux de la mise en scène de ce drame. Grâce au savoir faire de la remarquable collection (patrimoine en poche) ils en ont assuré tous les décors par une iconographie fascinante. Celle-ci de bien des manières témoigne de l'enracinement des événements dans la culture populaire. On retiendra les deux étonnantes séries de cartes postales “Les troubles et les grèves de Limoges”.

    Pour garder à cet ouvrage son caractère singulier, le prologue a été confié à un romancier dont l'ouvrage n'a pas été retenu dans la bibliographie. L'épilogue nous est contée en occitan, mais le lecteur demeure frustré de sa traduction.

     

    Alain Carof

    Vincent Brousse, Dominique Danthieux, Philippe Grancoing et les membres de l'association Mémoire ouvrière en Limousin. 1905 le printemps rouge de Limoges. Limoges, Culture et Patrimoine en Limousin, 2005. (19 €)
  • De Saint-Léonard-de-Noblat à Montparnasse - Nouvelles paysannes et Souvenirs d'enfance

    Nouvelles paysannes et Souvenirs d enfanceGermaine et Céline Coupet,  dans ce bel ouvrage nous livrent une véritable mémoire de la vie des petits métayers et ouvriers agricoles de la région de Saint Léonard de Noblat au tout début du XXème siècle. Ce tableau de la condition paysanne est d'autant plus étonnant qu'il nous est transmis à partir de l'expérience exceptionnelle que ces deux femmes ont vécue à Paris, où elles sont arrivées l'une et l'autre à l'âge de 17 ans. Germaine, l'aînée après cinq années de galère dans plusieurs places de bonne se décide à chercher meilleure fortune à Paris. Un mois après son arrivée elle se retrouve à la rue. Elle est recueillie par un inconnu qui la présente comme modèle chez une peintre célèbre. Pendant quatre ans elle mène une vie trépidante et joyeuse en posant comme modèle pour peintres et sculpteurs dans leurs ateliers prestigieux des quartiers de Montparnasse et Montmartre. Elle fait venir sa sœur Céline, plus fragile et plus éprouvée par la dureté des travaux qu'elle a endurés comme servante de fermes à partir de l'âge de 11 ans. Elle partagera aussi cette vie mouvementée de modèle avant de trouver son bonheur en épousant un sculpteur américain.

    Germaine, par delà cette vie frivole dans les milieux artistiques demeure très ancrée dans les souvenirs de sa vie familiale et de son enfance de villageoise limousine. A vingt ans elle revient à St Léonard. Elle se marie en 1912 et voyage en Egypte avec son mari. Celui-ci sera tué sur le front au deuxième mois de la guerre 14-18. Très vite elle retourne à Paris et reprend naturellement sa place dans le milieu des artistes. En 1926 elle épouse Maurice Taquoy un peintre reconnu de cette période faste. Elle passe alors de l'autre côté du chevalet et se lance dans la peinture. Sous le pseudonyme d'Existence elle expose avec succès des scènes de la vie villageoise dans des grandes galeries parisiennes. Ce qui fit dire à son mari "enfin je vais avoir fait un riche mariage et vivre de la peinture mais pas de la mienne!". Ils mèneront une vie simple dans leur atelier parisien ou plus souvent dans leur maison à l'orée de la forêt de Fontainebleau. Ils accueilleront de temps à autre la famille limousine désormais réunie dans la région parisienne. "Germaine, Céline et leur mère se retrouvaient comme en Limousin et le patois donnait l'étincelle à la conversation". Elles se remémoraient les veillées villageoises animées par leur père musicien et chanteur où leur mère excellait dans un répertoire d'histoires et de contes extraordinaires. C'est dans cette veine du conte que Germaine va puiser pour entrer en littérature.

    germaine coupetToujours sous ce pseudonyme d'Existence elle publie aux Oeuvres libres deux recueils de nouvelles : "Didi" en 1931 et "Village" en 1939. Laissons aux lecteurs le bonheur de trouver dans ces délicieuses saynètes une véritable chronique de la vie villageoise en Limousin au tout début du XXème siècle. Vous trouverez en dernière page de ce numéro d’IPNS une illustration significative de ces contes villageois. Avec une profonde délicatesse elle conte ses souvenirs du bonheur familial et les étapes joyeuses de la vie et des travaux champêtres malgré les avatars des pénibles conditions du métayage. Gratifiée d'une grande sensibilité et d'un esprit d'indépendance elle rapporte les querelles familiales et les haines accumulées entre les métayers et leurs petits propriétaires. Sous un ton humoristique et une moquerie décapante elle se rappelle de la méchanceté et de la violence "dans ces campagnes limousines sauvages et insociables". Grâce à la ténacité de Martine et Bertrand Willot de l'association "la vie d'artiste" les contes et récits d'Existence sont sortis de l'oubli où ils s'enfonçaient. Certes la qualité littéraire de "ces notations curieuses sur la vie populaire d'hier" n'avait pas échappé à Michel Ragon. Dans son Histoire de la littérature prolétarienne il avait classé l'énigmatique Existence parmi les écrivains paysans. Mais elle demeurait "une femme qui avait été modèle des peintres de Montparnasse en sa jeunesse, se mit à peindre sur le tard des tableaux charmants et naïfs. C'est sous ce même nom qu'elle publia des souvenirs de son enfance de petite villageoise en Limousin".

    Après deux années de prospection biographique autour de Saint Léonard et Montparnasse les Willot retrouvaient son identité et ses traces familiales dans les villages de Champnetery, Villemonteix et Puy-les- Vignes. Sa famille leur confiera alors le manuscrit des "Souvenirs d'enfance" de sa soeur Céline. Partie avec son mari à New York juste avant la guerre de 1939 elle ne parvient pas à s'intégrer à ce nouveau pays. Elle se dit malheureuse et signe les lettres qu'elle adresse à sa fille : La Limousine. En 1953, un an après la mort de Germaine pour conjurer l'ennui de leur exil new yorkais et la nostalgie de son enfance son mari la pousse à écrire sa vie. En quelques 150 pages Céline, en ressassant les contes d'Existence, entend rétablir sa vérité. "Je vais essayer de raconter tout ce qui m'est arrivé depuis l'âge de deux ans" (1896). En quelques 150 pages, d'une écriture souvent maladroite et dépourvue de tout artifice littéraire elle applique un copier-coller de la réalité sur les fantasmes de l'imaginaire des contes d'Existence. Une illustration sans concession de l'impitoyable dureté de la convivialité villageoise pour celles et ceux qui subissaient les déracinements continuels de l'instabilité du métayage. Le témoignage de deux caractères trempés dans l'âpreté d'une enfance marquée par la violence de la misère paysanne et dans l'ambiance primesautière et festive du monde artistique de Montparnasse.

     

    Alain Carof

    Germaine et Céline Coupet De Saint Léonard de Noblat à Montparnasse Nouvelles paysannes et Souvenirs d'enfance
    Présentés par Martine et Bertrand WILLOT, Association La vie d'artiste.
    Postfaces de Martine Tandeau de Marsac et et Yves Beneyton.
    Collection Voix d'en bas aux Editions Plein Chant, 2006, 334 pages

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  • Du côté de Viam

    viam en millevaches raconte son passeEt oui IPNS reparle de Viam. Comme l'avait promis Bernard Bouche, leur président, "Les gens de Viam" ont tenu leur pari de rassembler dans un livre la mémoire photographique de la vie à Viam de 1890 à 1970. Après le très grand succès de l'exposition photo de l'été 2003, la grande famille de Viam se devait d'aller plus loin. Et comme le dit si bien Richard Millet dans sa préface cette mémoire photographique "participe de l'immortalité de l'écrit ". En puisant dans le trésor de leurs photos de famille les gens de Viam ont tenu la chronique du changement de leur village au moment où il entre dans la modernité du vingtième siècle. A partir de quelques symboles significatifs ils en restituent une certaine atmosphère. VIAM eu Millevaches raconte son passé...

    L'introduction de l'école en 1882, sa pénétration dans les villages en 1908 par la création d'une école de hameau au Bas tronchet, puis la fermeture de toute école en 1968 après la grande vague de l'exode rural à la suite de la seconde guerre mondiale. La construction du barrage, avec sa lente gestation, sa construction laborieuse et périlleuse en pleine guerre. La transformation des activités agricoles et forestières, où l'on passe des nombreuses petites exploitations de polyculture-élevage à l'agrandissement et à la spécialisation de l'élevage bovin ; comme dans l'expansion forestière les plantations de résineux ont supplanté progressivement toutes les autres essences feuillues avec le concours abondant de l'Etat.

    La transformation de la société viamoise témoigne de la fin d'un autre monde, comme celui de l'église retracée à travers les écrits de l'un des derniers prêtres résidents. Elle rappelle aussi le caractère éphémère de quelques vecteurs de la modernité dans la société viamoise tels que le bureau de Poste, la gare SNCF, ou les investissements du tourisme populaire autour du lac.

    Cette chronique de la convivialité viamoise, se souvient aussi des heures difficiles des deux guerres mondiales de ce vingtième siècle. N'ont elles pas le plus contribué à cette précipitation de l'exode villageois ? La liste des 52 jeunes hommes gravée sur le monument aux morts en témoigne. Ils ont été fauchés par la tuerie monstrueuse de la guerre 14-18. Et les pages émouvantes des carnets du poilu Paul Travers évoquent "l'épouvante" et l'absurdité de la violence de la guerre. Elle forge "l'action militante pour la paix" des viamois d'aujourd'hui. N'est elle pas le meilleur gage de leur avenir?

    Association Les gens de Viam : VIAM en Millevaches raconte son passé (Préface de Richard Millet) Viam, 2004, à la Mairie 19170, (18 Euros)
  • Emile, ou la véritable histoire du Plateau

    Jim Stevenson est américain : une caricature d'américain  avec son accent, son ton assuré et sa casquette vissée sur la tête. De passage dans notre région à l’automne dernier,  ce professeur d'étymologie à l'Université de Dallas vient de remettre en cause l'origine de notre bon vieux Plateau de Millevaches. En effet, celui  qu’on pensait être le Plateau des Milles Sources ne serait, selon lui, que le fruit d’une histoire incroyable, une aventure dont il a été le témoin. Pour en savoir plus nous avons rencontré Jim à la terrasse d'un café du Plateau, pour un témoignage surprenant qui a duré six heures. Voici en quelques lignes, ce que nous a retranscrit Jim Stevenson, dans un français impeccable.

     

    emile vacheIPNS - Selon vous, toute l'histoire provient d'une femme,  Eugénie Cloup. Qui était Eugénie Cloup ?

    Jim Stevenson - Eugénie, c’est une grande bonne femme que j’ai rencontré complètement par hasard l'année dernière en cherchant des champignons du côté de St-Merd-les-Oussines. Apparemment, j’étais dans son bois...et ici on ne rigole pas avec ça . Elle était pas fine la vieille… Et puis on a discuté, c'était marrant elle m'a invité chez elle quand elle a vu que j'étais américain. Elle m’a d’abord remercié de l’avoir délivrée des allemands, moi j’y étais pour rien…et puis elle m’a tout dit. Je crois qu’elle s’est confiée parce que j’étais américain et puis c’était le lendemain du 11 septembre, elle pensait que c’était la fin du monde. Je pense que c’est pour ça qu’elle s’est livrée.

     

    IPNS - Et qu’est ce qu’elle vous a dit ?

     Jim Stevenson - Elle m’a longuement parlé d’un certain Jean qui habitait à côté de chez elle et avec qui elle aimait jouer quand elle était petite.

     

    IPNS - Et qui était ce Jean ?

    Jim Stevenson - Jean était apparemment le fils d’un maçon creusois, qui avait fait fortune à Lyon et qui, de retour au pays, avait fait construire une grosse propriété entre St Merd les Oussines et Bugeat. Il portait un nom bien de chez vous, il s’appelait Vaches : Jean Vaches. (Jim rit de toutes ses grandes dents en prononçant ce nom de famille avec son accent d’américain sûr de lui).

    Chez les Vaches, la richesse ne venait pas tant du patrimoine qu’avait bâti le père mais plutôt d’un service en étain qui se transmettait depuis la nuit des temps de générations en générations.

     

    IPNS - Un service en étain ?

    Jim Stevenson - Oui, d’après Eugénie, une sorte de plateau avec des verres et une carafe (Jim fait des signes pour être sûr de bien se faire comprendre). Seulement, depuis douze générations, le service se transmettait de père en fils. Et depuis ce temps là, du service il ne restait que le plateau. Lorsque le Jean Vaches décéda, le plateau qu’Eugénie avait toujours vu placé sur le buffet ne quitta pas sa place. Il revint à son fils Emile. 

    Emile avait 21 ans quand il hérita du précieux plateau. Il était enfant unique et sa mère avait pris la foudre le lendemain de sa naissance. Emile était donc le seul héritier d’une propriété imposante, mais c’était surtout le nouveau propriétaire du plateau. Pendant 25 ans, le plateau ne quitta pas sa place sur le buffet. Il n' y eut pas un jour où Emile n’eut pas un regard pour ce plateau qui à lui seul symbolisait toute l’histoire de la famille. D’après Eugénie, il en prenait soin, il y tenait plus que tout.

     

    IPNS - Je ne vois pas très bien où vous voulez en venir ?

    Jim Stevenson - D’après Eugénie ça s’est passé le jour des Rameaux

     

    IPNS - C’est quand, le jour des Rameaux ?

    Jim Stevenson - J’en sais rien je vous dis juste ce que m’a dit Eugénie. Emile était parti acheté du vin à Bugeat…

     

    IPNS - Il buvait ?

    Jim Stevenson - Non, apparemment pas plus que ça,  mais c’était pour lui la rare occasion qu’il avait de sortir. La ferme lui fournissait tout ce dont il avait besoin, il avait tout sur place, sauf le vin. Et d’après Eugénie, il limitait les sorties afin de pouvoir garder toujours un œil sur son “trésor”. Naturellement ce qui devait arriver arriva.

    Lorsqu’il rentra chez lui, le plateau avait disparu. De savoir qu’il ne restait désormais plus rien de ce que lui avait transmis son père,  Emile s’est pendu.

     

    IPNS - Et le plateau...?

    Jim Stevenson - En fait, on ne le lui avait pas volé. Lorsqu’il est rentré, Emile était saoul, il avait bu toutes ses bouteilles. Il était tellement rond que lorsqu’il est arrivé chez lui,  est entré dans l’étable, n’y trouvant pas son plateau il s’est donné la mort croyant qu’on l’avait volé.

     

    IPNS - Et le plateau, on l’a retrouvé ?

    Jim Stevenson - Oui, c’est le fils d’Eugénie qui l’a récupéré.

     

    IPNS - Eugénie a un fils ?

    Jim Stevenson - Oui, il a aujourd’hui 54 ans, il s’appelle Emile comme son père.

     

    IPNS - Comme son père, parce que... ?

    Jim Stevenson - Oui, tu as tout compris, Emile est le fils d’Emile. Eugénie avait eu de temps en temps quelques liaisons avec Emile. Elle était enceinte le jour du drame. Lorsqu’elle apprit la mort d’Emile Vaches, elle cacha le plateau pour qu’il revienne à son fils Emile. Tu comprends ?

    Le petit Emile porta le nom de son père. Il était complètement légitime qu’il hérite de ce plateau, n’est ce pas ? 

    Apparemment, aujourd’hui, personne n’est au courant de ce récit et pourtant c’est la véritable histoire du plateau d’Emile Vache.

     

    Une sonnerie de téléphone retentit brusquement

    - Oui, salut c’est Michel, t’en es où de ton article sur l’origine étymologique du Plateau de Millevaches que tu devais préparer pour IPNS ?

    - Oh, merde ça fait combien de temps que je dors moi...

     

    Samuel Deleron
  • En souvenir d’une « Juste »

    Mauricette Thiébaut nous a quittés le 30 mars 2021 emportée par un cancer implacable, haïssable. Elle avait 71 ans. Des amis témoignent de son parcours et de ses engagements.

     

    Mauricette thiebautMauricette était une femme exceptionnelle, intelligente, déterminée, puissante. Menant un travail sur le traumatisme de sa jeunesse, elle s’est pourtant ouverte aux autres, leur apportant un soutien   considérable ; elle était capable d’un attachement indéfectible poussé jusqu’à la limite du possible.

     

    Avec les migrants d’Eymoutiers

    Originaire des Vosges, les épisodes de sa vie et sa profession d’enseignante l’ont conduite à Paris puis à Bordeaux. De retour à Paris, pendant quatorze ans, elle enseigna le FLE (Français langue étrangère) pour des jeunes migrants. À la retraite, dans cette période heureuse de sa vie, elle vient vivre à Limoges avec son mari. Le hasard lui fit acquérir une maison sur le Plateau, en Creuse, à Lavaud sur la commune de la Nouaille, où elle venait le plus souvent possible avec un plaisir extrême. Cette maison était le lieu où elle réunissait son petit monde, son fils et ses nombreux petits-enfants.

    Elle se rapprocha des personnes du Centre d’accueil de demandeurs d’asile d’Eymoutiers. Avec elles, elle poursuivit son travail d’enseignante. Ce fut le cas pour celles qui sont devenues ses amies albanaises. Elle leur apprenait la langue française avec un plaisir tel qu’elle s’engagea à accueillir leurs enfants en cours d’études dans son appartement de Limoges. Elle les accompagnait également dans la rédaction de leurs dossiers de demande de titre de séjour. Partout où elle pouvait, souvent sur la route, elle apporta auprès d’hommes et de femmes une aide efficace et attentive.

    Son militantisme auprès des migrants est à l’origine des liens qui nous unissaient. Une amitié forte en découla au-delà des idéaux communs de solidarité et d’engagement. Avec les personnes que nous défendions, nous constituions une sorte de famille sans frontière avec qui nous avons partagé des fêtes pour l’obtention de cartes de séjour, pour des anniversaires ou les fêtes de fin d’année, des moments joyeux l’été au lac de Vassivière. La plupart aujourd’hui, après des années d’attente angoissée et d’endurance, sont régularisés et ont un emploi et un logement à Limoges.

     

    La mémoire des camps

    Mauricette allait toujours jusqu’au bout de ce qu’elle entreprenait. C’est ainsi que sur la trace de son jeune oncle Maurice, responsable résistant mort six mois après sa libération du camp d’Ebensee en Autriche, elle fit la connaissance d’Henri Ledroit, rescapé du camp de Mauthausen. Celui-ci consacrait ses dernières années à témoigner auprès des jeunes collégiens et lycéens. Souvent les forces lui manquaient et Mauricette, partageant ses larmes, lui tenait la main pour l’accompagner dans cette difficile mission. Avec la même opiniâtreté, elle l’aida à rédiger son livre de mémoire La graisse pas les os (ce livre est disponible auprès de l’Amicale de Mauthausen dont le président a écrit : « Mauricette a toujours suscité mon admiration et, oui peut-être, mon incrédulité, tant elle empruntait des chemins improbables, avec une incroyable assurance … elle m’apparaissait stupéfiante … »).

    Des amitiés, Mauricette en a eu beaucoup, tout au long de sa vie qu’elle a consacrée aux autres. Son courage, sa force, ses ressources, son empathie ont créé autour d’elle de nombreux liens. Mère attentionnée, dans toutes les étapes de sa vie, elle a été proche de son fils et, au fur et à mesure, de ses petits-enfants. L’éclat de son regard, son sourire bienveillant, son goût pour la vie témoignent de son rayonnement. La maladie l’avait considérablement affaiblie mais la pertinence de ses propos et son humour étaient intacts. Nous qui avons eu la chance de bien la connaître, nous pouvons lui reconnaître le qualificatif de « juste ».

     

    Via Sanchez et Jean-Paul Delanaud
  • Épidémies : avez-vous déjà attrapé le « mal populaire » ou le « mal à la mode » ?

    On ne va pas vous refaire l’histoire des épidémies. Douze numéros d’IPNS n’y suffiraient pas. Nous nous contenterons de dire que c’est la sédentarisation des populations – à l’époque néolithique (vers - 8 000 av J.C.) – qui a déclenché une suite ininterrompue de grandes épidémies. Celle de 1348, dite de la « mort noire » (grande peste), aura tout de même fauché entre 30 et 50 % de la population européenne, durant cinq ans, soit environ 25 millions de victimes. Quant à l’introduction de la variole aux Amériques, elle généra chez les peuples Amérindiens, encore plus de déclin démographique que les innombrables violences et répressions. La première véritable pandémie, donc une épidémie présente dans le monde entier, fut la fameuse « grippe espagnole », qui n’avait rien d’une grippe et rien d’espagnol non plus, en 1918-1919, et qui fit 30 millions de victimes. Des chiffres effrayants, n’est-ce pas ? Qui sont évidemment à comparer à ceux de la pandémie actuelle. La liste interminable des fléaux montre une chose : plus les hommes et les produits se déplacent et vite, plus les épidémies aussi.

     

    echo de paris

     

    Dans nos campagnes reculées, jusqu’aux progrès essentiels des vaccinations au XXe siècle, les épisodes étaient plus courts et localisés. La « différenciation sociale » était assez facile, les hommes étaient peu nombreux et dispersés. Les « mauvaises fièvres » pouvaient toucher un village, et pas son voisin à 5 km, parfois même une seule famille dans le village. Les chroniques et annales fourmillent de notations de ce genre. Tous les ans, en Limousin par exemple, mais pas partout, sévissaient l’une ou l’autre des mortalités : pleurésies, dysenteries, catarrhes. La majorité était en réalité liée à ce que nous appelons aujourd’hui les maladies infantiles, alors mortelles. Ainsi, à propos de l’une d’entre elles qui frappa le nord de la province :  « Au mois de février 1657, les maladies se mirent furieusement dans le Poitou, le Limousin, et la Marche. C’étaient des enrhumures, avec des maux de côté. » Le mal ne faisait pas de distinction sociale, gagner l’île de Ré étant trop long et aléatoire. De cette même maladie (je ménage le suspense) moururent François Fauconnier, lieutenant de Basse Marche, « laissant bonne renommée et réputation de bien », et en même temps, Jean Chastenet, sénéchal de Montmorillon, « de contraire réputation à l’autre ». La grande faucheuse ne faisait donc aucun cas des mérites. Plus tard, vers Rameaux, cette fois plus au sud, Jacques Séguy, de Badefols, mourut du même mal, appelé « mal populaire » ou « mal à la mode ». Nous y voilà : on désignait donc ces terribles fléaux par des noms amusants, pas d’acronymes, codes et chiffres comme aujourd’hui, ce qui ne changeait pas grand chose au résultat. Dans ce cas, il s’agissait banalement de la coqueluche. Une effrayante mortalité, mais courte et localisée. Vous avez donc peut-être été touchés un jour par ces « maux à la mode ». Espérons que le coronavirus ne deviendra pas… à la mode. 

    Peut-être pourrait-on se passer des immeubles flottants, des séjours avec piscine aux Maldives, des cerises du Chili à Noël, des jouets chinois en plastique, etc. ? Je suis pessimiste : plus les sociétés humaines ont de connaissances, moins elles retiennent les leçons.  

     

     Émile Vache
  • Georges Guingouin - Chemin de Résistances

    Georges Guingouin Chemin de ResistancesVoici un petit livre d'à peine 90 pages qui renferme sous son modeste format une qualité de propos et d'analyse qui mérite largement les 8,50 € qu'il coûte !

    A l'origine un entretien avec Guingouin réalisé en août 2002 par Francis Juchereau et qui constitue la première partie du livre. Plutôt que de revenir sur la période de la guerre et de la résistance, Georges Guingouin prend prétexte de quelques épisodes de sa vie, avant ou après la guerre, pour transmettre quelques enseignements qu'il a pu tirer de son "chemin de Résistances". Il avoue son admiration pour Pierre Leroux et pour toutes les expériences coopératives qui eurent lieu en Limousin : "Ces réalisations traduisent la grande ligne politique d'émancipation de l'homme par les travailleurs associés énoncé par Karl Marx. Nous y retrouvons aussi la marque du grand combat de Jean Jaurès pour la création de la coopérative ouvrière d'Albi". Leroux, Marx, Jaurès : en se référant aux "pères fondateurs", Guingouin réaffirme la vivacité de son espoir en l'homme, et ne rend que plus sévères ses jugements sur leurs fils putatifs qui de Staline aux apparatchiks du PCF (Maurice Thorez, Jacques Duclos, Jeannette Vermeersch, Waldeck-Rochet, Plissonnier et Marchais en prennent pour leurs grades !) trahirent la confiance que le peuple avait mis en eux. Ce qui nous vaut quelques maximes qui prennent toute leur force d'avoir été éprouvées par l'événement : "Ce n'est pas le bruit - parole ou bavardages - qui montre, au fond, la valeur des individus : ce sont les actes". Ou, à propos de la pratique du secret au sein du parti communiste : "Ce phénomène du secret des sphères de pouvoir s'inscrit dans l'histoire de l'humanité. Dans les premières sociétés humaines historiques les groupes dirigeants étaient sacrés. Puis dans les sociétés modernes la fonction dirigeante perdit son caractère sacré : le secret remplaça le sacré". Interrogé sur le mouvement altermondialiste comme réponse aux grands problèmes de l'heure, Guingouin répond : "Il y a un foisonnement, c'est certain. Du moment qu'en haut il y a échec, à la base il y a recherche".

     

    "Si je le pouvais, je chanterais une cantate à l'homme, pour célébrer les premiers chrétiens, les premiers communistes, tous les hommes de courage, et non les carriéristes forcenés que j'ai connus" - Georges Guingouin

     

    Dans une seconde partie, Gérard Monédiaire, tente de décrypter ce qui peut expliquer le cheminement d'éternel résistant de Georges Guingouin. En suivant son itinéraire, il propose en fait une réflexion générale sur "les rapports, toujours problématiques, entre liberté individuelle et immersion dans une époque donnée, en l'occurrence le XXème siècle". On ne saurait trop conseiller le lecteur intéressé, ou peu informé de l'itinéraire de Guingouin, de se reporter chez le même éditeur aux ouvrages déjà parus de Michel Taubmann (L'affaire Guingouin), Gérard Monédiaire (Georges Guingouin, premier maquisard de France) et Georges Guingouin lui-même (Quatre ans de lutte sur le sol limousin).

     

    Michel Lulek
    "Georges Guingouin. Chemin de Résistances" par Jean Jacques Fouché, Francis Juchereau et Gérard Monédiaire. Co-édition Lucien Souny et Cercle Gramsci Limoges, 8,50 €.
  • Histoire du loup et psychoses sociales, la “bête du Limousin“

    Au cœur du règne de Louis XIV, la province du Limousin connut une affaire qui, toutes proportions gardées, préfigurait les tragédies de la célèbre “Bête du Gévaudan“. Si le phénomène fut circonscrit dans un espace et un temps plus réduits, il n’en annonçait pas moins les questionnements et hypothèses qui auront cours 60 ans plus tard. Les deux affaires permettent à l’historien d’aborder des problématiques très utiles à l’heure où se développe dans les Alpes une psychose moderne. A travers ces lignes, il s’agit pour nous de démonter une mystification. Derrière le loup, évident bouc–émissaire, se sont toujours cachés d’autres coupables.

     

    jeune loupLes faits

    L’essentiel tient en quelques lignes succinctes portées par les curés sur les registres paroissiaux – ou tracées par des témoins dans des cahiers de souvenirs, dits “livres de raison“. On y lit par exemple :

    “Il est sorti une bête du côté de Faux, faite en guise de renard et de la même longueur, qui mangeait les gens, mais surtout les petits enfants. remarque qui doit faire prendre garde un chacun à soi“  (Livre de raison, M. Arfeuillère, avocat à Guéret, 1699)

     

    Cette bête est d’une grosseur considérable

     

    Le même phénomène est alors repris en 1700, par le curé de Banize (Creuse) :

    “Inhumation de Louise Ponsat, 4 ans, égorgée hier environ les 3 heures du soir par une bête féroce et inconnue“ (26 septembre 1700).

    Un bourgeois de Millevaches (Corrèze) reprend ces informations :

    “La dite année (1698), il est sorti une bête de la grandeur d’un grand loup qui dévore le monde, grands et petits, du côté de Saint Léonard et Bujaleuf, et les loups s’attroupent qui font de grands ravages aux bestiaux. Tout cela est de méchantes marques et les dits loups n’appréhendent pas le monde quoiqu’ils soient aux armes“ (Registre domestique de Léonard Magimel).

    Cette documentation peut paraître bien maigre au regard des milliers de lignes qu’un phénomène comparable produira plus tard en Gévaudan. Elle permet toutefois un parallèle édifiant et pose le débat en termes identiques : 

    • la bête (ou les ?) a dévoré, mais a-t-elle tué ?
    • de quel animal s’agit-il réellement ?
    • quelle part tient le loup dans ces affaires ?
    • peut-il y avoir un homme derrière tout cela ?

    Compte tenu des études zoologiques, il semble acquis que le loup n’attaque pas l’homme, à l’exception notable des loups enragés. On notera que dans les lignes ci-dessus, les attaques des loups ne concernent que les bestiaux. Le loup, seul ou en meute, "accompagne" d’autres malheurs des temps, qui étaient pour lui pourvoyeurs de chair fraîche. Loup anthropophage sans doute, loup meurtrier sûrement pas. 

    Les morts “en série“ ont pu être exagérées : 12 personnes “tuées“ pour la commune de Vallières dans une seule année, sur une population de quelques 200 habitants (cité dans un ouvrage de 1919). Les archives fiables, les registres paroissiaux, n’en gardent aucune trace. On a là un symptôme de la psychose. Quant aux personnes dévorées avec certitude, quel animal peut en être responsable ? Si l’on veut bien relire les témoignages, on remarquera qu’ils ne se ressemblent que sur un point unique : la bête n’est pas un loup. Cet animal était assez répandu à l’époque pour que nos ancêtres en connaissent la silhouette et les caractéristiques. Un troisième texte apporte encore une autre version :

    “Cette bête est d’une grosseur considérable, et à peu près celle d’un veau de deux ou trois mois, mais fort déliée et agile ; elle a la tête d’une médiocre grosseur, et depuis les yeux jusqu’au museau comme un lévrier, au poil rougeâtre ; elle a une marque noire comme deux cornes : selon la relation de ceux qui ont été blessés par elle, elle a la langue fort douce" ( Le catéchisme des peuples des villes et des campagnes , 1699). 

     

    louG

     

    Renards, panthères, voire veaux ou lévriers ? les hypothèses semblent assez variées pour refléter la circulation des témoignages selon le processus de la rumeur. Voici ce qu’en dit J.M. Teulière, du centre nature “La loutre“ :

    “De nombreux chroniqueurs et historiens contribuèrent à faire, de ce qui reste un mystère avéré de l’histoire, un mythe. Simultanément, de nombreuses bêtes fantastiques firent leur apparition un peu partout en France“.

    La dimension surnaturelle de “la bête“ étant ainsi soulignée, il convient d‘interpréter ses actes à la lumière de la conjoncture socio-économique du temps, comme à la réalité du cadre naturel, des paysages, des habitudes agraires, qui sont ici fondamentaux.

     

    Un pays misérable

    J’explique la survenue de ces phénomènes par un contexte général de dépression économique, entraînant une situation de misère physiologique et matérielle, mais aussi psychologique. Comme en Gévaudan plus tard, différents témoignages évoquent ce contexte dramatique . Les différents rapports officiels le cernent ainsi :

    “En rêvant dans mon carrosse aux misères extrêmes du peuple du Limousin, il m’est venu à l’esprit …“ (le conseiller du roi, d’Aguesseau)

    ou encore :

    “Si le prix des blés n’a pas encore augmenté, la seule misère en est la cause … Il n’ y a que deux ans que cette généralité s’est vue à la veille de périr par la famine … Il n’ y a rien de plus précieux (…) que la conservation d’un grand nombre de sujets qui périssent par la faim dans cette province … » (  l’intendant Bernage, de 1698 à 1701).

    “les fonds accordés par le roi ne suffiront point à réparer ce désastre ; par suite, il sera impossible de forcer les paroisses à subvenir à la subsistance de leurs pauvres et empêcher ceux–ci d’émigrer pendant l’hiver“ ( Barnage, 22 octobre 1700). 

    De nombreux documents témoignent de l’importance de cette pauvreté absolue et du nombre de vagabonds courant les campagnes. Ces gens sont à la fois des victimes et des coupables potentiels de vols, ou d’agressions. Le fait que la grande majorité des victimes soit de sexe féminin est un indice.

    La cause principale des morts doit être reliée à la situation de misère : les victimes ont pu mourir de froid, de faim, voire d’accidents déclenchés par une fuite sous l’emprise de la panique (les sols sont très accidentés). Ils ont pu être victimes de meurtres aux motivations diverses. Dans ces cas, les loups n’ont été que des mangeurs de cadavres. Les bêtes sauvages ont dû être attirées plus près des terroirs habités, par la terrible situation sanitaire. L’état des corps, comme l’observation de loups les dévorant, a pu être à l’origine de peurs paniques propices à la naissance de rumeurs sur la qualité de ces “dévoreurs“. 

     

    Les “bêtes“ du Limousin et du Gévaudan

    Soixante ans plus tard, certains crurent que “la bête du Limousin“ avait pu réapparaître en Gévaudan. Au début des méfaits de l’autre animal démoniaque, en 1764, on interrogea officiellement les autorités limousines pour connaître les moyens mis en œuvre pour sa recherche et sa destruction. Si la réponse n’a pu être retrouvée, on peut sans risque relever la situation décrite dans d’autres rapports. Elle montre une évidente amélioration. Dès août 1701, le même intendant de Bernage écrivait :

    “L’élection de Limoges n’a pas recueilli beaucoup de seigle qui fait sa principale récolte, mais les pâturages y ont été assez bons. Les blés noirs et les raves sont d’une belle espérance…“

    La nombreuse documentation concernant les malheurs du Gévaudan a permis d’élaborer des hypothèses plus précises. De celles–ci on peut retenir qu’une large majorité des nombreuses observations disculpent le loup. On y ajoutera tout ce qui tourne autour de loups-garous, d’hommes déguisés en loup ou de grands fauves dressés. 

    Partout, nous lisons la patte de l’homme. Quelles que soient leurs motivations, qu’ils aient été réunis en bandes, ou agissant seuls, on ne peut que rapprocher ces théories du célèbre dicton : “l’homme est un loup pour l’homme“.  

     

    Michel Patinaud
  • Histoire et mémoire de la Seconde Guerre mondiale

    Martial Roche, journaliste et cinéaste, intervient dans deux collèges de la région, à Eymoutiers et à Châteauneuf-la-Forêt, en proposant des ateliers aux élèves. Ce projet, intitulé « Sur les traces du passé », débouchera cet été sur une exposition au musée de la Résistance de Peyrat-le-Château.

     

    Classe Chateauneuf Chere Famille

     

    affiche sur les traces du passeIPNS : Peux-tu nous présenter les différentes facettes de ton travail dans les collèges de la région ? Et pourquoi avoir privilégié le thème de la Seconde Guerre mondiale ?

    Martial Roche : Mon travail tourne autour de la mémoire de la deuxième guerre mondiale. Résumer cette période et sa mémoire aux batailles et lignes de front me paraît très réducteur. C’est un événement global. Il a laissé une mémoire civile et non-combattante. Je m’intéresse à comment les événements d’alors se nourrissent des mémoires des décennies précédentes et résonnent dans les décennies qui suivent. C’est une continuité temporelle. Cette période a toujours suscité mon intérêt. Mes grands-parents m’y rattachent. Et je vois cet épisode historique comme une fondation du monde dans lequel nous vivons. J’essaie d’en décortiquer les représentations ou les résonances dans notre présent. Je pourrais faire ça sur des décennies sans épuiser le sujet.
    Je me suis intéressé à la figure de Georges Guingouin dont on parlait dans ma famille. Il illustre bien cette continuité historique : son action est ancrée dans des références historiques, notamment les soldats de l’an II, et résonne dans notre passé proche ou notre présent. Et puis c’est un héros limousin. Enfin, il s’inscrit dans une mémoire qui se réclame d’une gauche anti-autoritaire, dans laquelle je me reconnais.
    L’idée de départ était de faire un documentaire (voir IPNS n° 67). Son écriture, encore en cours, est assez exigeante. Ma crainte est de tomber dans le folklore simpliste alors que la guerre en Limousin est d’une grande complexité. C’est pourquoi le sujet de mon film s’est peu à peu transformé et est devenu le « phénomène mémoire Guingouin », plutôt que le personnage Guingouin. Entretemps, j’ai tâtonné sur un site consacré à mon travail sur le sujet (unpassetrespresent.com).
    La DRAC (Direction régionale des affaires culturelles) a souhaité m’aider dans une sorte de résidence. J’ai alors commencé à travailler avec ma compagne photographe sur un projet d’exposition autour de lettres trouvées à Peyrat-le-Château, traces de l’exil des Alsaciens de Niederbronn dans le secteur d’Eymoutiers, entre 1939 et 1946, et à préparer des interventions en milieu scolaire. Au printemps 2021, j’ai commencé par des ateliers d’éducation aux médias et à l’information dans les collèges de Châteauneuf-la-Forêt et Eymoutiers. Avec la professeure documentaliste de ces établissements, nous avons commencé à travailler avec les élèves de 4e. Je les ai retrouvés à l’automne en 3e. Le projet s’appelait « Sur les traces du passé » et consistait à réaliser un court-métrage documentaire avec eux. La suite a eu lieu en décembre 2022, dans la continuité. Nous avons envoyé les 3e de cette année sur les traces des réfugiés de 39-45 sur les secteurs de leurs collèges avec l’objectif de leur faire réaliser une exposition pour l’été 2023 au musée de la Résistance de Peyrat-le-Château. Il va falloir qu’ils réfléchissent sur la collecte des traces de ce passé, sur la mise en forme de leur collecte, sur ce qu’est un musée de la Résistance 80 ans après la guerre. Et puis, bien sûr, qu’ils découvrent et fassent redécouvrir cette histoire : à la fin de l’été 1940, il y a quelque chose comme 1500 Alsaciennes et Alsaciens sur le canton d’Eymoutiers. Des personnes que certains traitent de boches, qui ne parlent pas tous français, arrivent d’une région plus industrialisée et plus développée et se sentent « au moyen-âge », et qui sont aussi bien plus assidus à l’église ou au temple que les locaux.
    L’exposition sera inaugurée le 9 juin au musée de Peyrat-le-Château.

     

    lettre rocheIPNS : Peux-tu nous parler de ton intérêt pour ce qui se passe sur le Plateau ou à son voisinage ?

    M. R. : Né à Limoges d’une maman corrézienne et d’un papa originaire de l’est haut-viennois, j’ai passé en Limousin les 23 premières années de ma vie. Puis, comme d’autres, j’ai pris le chemin de grandes villes, Paris et Lyon. Dans le même temps, un ami proche suivait un voyage inverse : de Limoges vers le pays de Crocq. C’est ainsi que j’ai fait régulièrement l’aller-retour entre deux extrêmes de l’urbanité et de la ruralité. Je continue aujourd’hui entre Villeurbanne, 150 000 habitants, dans une métropole d’un million de personnes, et Peyrat-le-Château, 1000 habitants dans une communauté de communes de moins de 6 000 habitants. Et puis, je m’intéresse à la vie militante de la Montagne limousine. Nous avons tenté, avec l’ami néo-creusois, de faire un documentaire ensemble sur la néo-ruralité. Ce film n’a (encore) jamais vu le jour, mais il se retrouve en partie dans mon projet sur la mémoire. Une partie se penche aussi sur les mémoires entrant en jeu dans divers événements locaux : l’affaire de Tarnac ou celle, plus récente, des antennes de téléphonie ou les mobilisations notamment pour les migrants.

     

    IPNS : Comment t’est venue l’idée de proposer ces activités à des collégiens ?

    M. R. : Travaillant sur la mémoire, l’école était un partenaire évident : c’est au collège que j’avais rencontré Thérèse Menot, ancienne résistante, visité Oradour ou les Archives départementales. J’ai proposé ce qui était dans mes compétences : fouiller dans les archives et les analyser, en particulier les images. Mme Bourgnon, la professeure-documentaliste d’Eymoutiers et Châteauneuf a saisi la balle au bond.
    Les élèves vivent un moment intéressant, à bonne distance avec les événements : ni complètement étranger ni trop le nez dessus. C’est sans doute aussi le temps présent qui l’exige. Je préfère leur donner les bons outils, les bonnes pratiques et les bonnes références que de les laisser démunis face, par exemple, aux comparaisons douteuses entre pandémie et Shoah, aux discours négationnistes de Zemmour ou à ce qui peut sortir aujourd’hui de la guerre en Ukraine. Un des enfants interviewés fin 2021 avait fait un bout de scolarité en Russie et nous a raconté le récit de la Grande Guerre Patriotique qui lui avait été servi à l’école de Poutine. Monter son interview alors que, nourris de ce discours mémoriel identitaire, des jeunes Russes pas tellement plus âgés commettaient des massacres en Ukraine, c’était particulier. Pouvoir pointer les dévoiements de la mémoire à ces futurs citoyens, ça me paraît nécessaire.

     

    IPNS : Quel est l’objectif poursuivi avec les élèves ?

    M. R. : Je voulais voir comment la génération née dans les années 2000 se saisirait de cette mémoire. J’ai eu des succès divers. Certains avaient une connaissance assez vague des événements dont ils parlaient, ce qui est normal pour leur âge, d’autant que je les ai vus avant que ce soit le moment de l’année consacré à la période. D’autres avaient une approche très originale. Les traces qu’ils avaient choisi d’évoquer reflétaient leurs centres d’intérêt : les mangas, les comics ou l’impact environnemental de la guerre...
    Il reste toujours un objectif d’éducation aux médias et à l’information. De ce point de vue, j’ai été agréablement surpris. Ils semblent avoir quelques réflexes de tri des informations qu’ils voient passer, notamment sur les réseaux sociaux. Du coup, j’ai plus axé mon travail sur des archives : comment exploiter au mieux les informations qu’elles nous donnent, notamment quand on les source. L’auteur de l’archive a un point de vue. Si l’archive a nécessité une ressource rare pour l’époque, ça nous renseigne sur sa valeur pour l’auteur et le ou les destinataires.
    Enfin, il y a l’exercice de l’interview filmé. Notre époque est « gavée » de vidéo. Le format d’un narrateur seul face à la caméra devient même très (trop) présent. Je voulais que les élèves voient comment se fait une interview filmée pour se rendre compte de l’effet faussement direct que peuvent avoir les vidéos auxquelles ils ont accès. Se retrouver face à la caméra leur permettait de se rendre compte qu’il ne suffit pas de se placer devant l’objectif et de se mettre à parler. Tout ce qu’ils voient est plus ou moins préparé et monté. Et puis, être interviewé demande des efforts : vaincre sa timidité, canaliser son discours. Être intervieweur aussi. Il faut savoir quelles questions poser, mais aussi savoir écouter, quelle attitude adopter. Certains élèves m’ont étonné, tant en intervieweur qu’en interviewé.

     

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    3 images successives du film Sur les traces du passé - Après l’interview de cet élève témoin de l’école russe, une mise en contexte était nécessaire. Image : M.Roche

     

    prisonnierIPNS : Comment as-tu géré les contacts, l’organisation, les relations avec l’Education nationale et les financeurs ?

    M. R. : Pour parler franchement, nous nous sommes parfois sentis un peu seuls. Je ne sais pas si c’est du désintérêt de l’institution ou un manque de moyens. Et puis toujours des lourdeurs administratives et des services qui se coordonnent mal. On a gaspillé notre énergie en tracas administratifs qui auraient pu être évités plus vite et sereinement, alors qu’il fallait aussi préparer les séances avec les élèves.
    Enfin, il aurait été intéressant que les élèves puissent travailler des aspects de leur intervention avec leurs autres enseignants : histoire-géographie, c’est une évidence, mais aussi lettres pour le travail sur l’écriture, sciences pour celles et ceux qui voulaient aborder un sujet s’y rapportant. Le projet « Sur les traces du passé » aurait pu être plus transverse.
    Je crois que nous nous sommes aussi heurtés à une certaine défiance de la part de certains parents. Plusieurs ont refusé de signer les droits à l’image autorisant leur enfant à s’exprimer devant la caméra. Nous en étions assez surpris. Nous n’avons pas eu de possibilité de communiquer avec eux sur ce projet. C’est dommage. Un élève était même partant pour parler d’un résistant de sa famille mais n’y a pas été autorisé.

     

    IPNS : Une telle démarche n’est pas nouvelle, et pourtant elle reste « révolutionnaire ». Qu’en penses-tu ?

    M. R. : Il serait présomptueux de ma part de vouloir révolutionner la pédagogie, n’étant que de passage dans l’éducation après avoir soigneusement évité une carrière de professeur. Néanmoins, quand j’étais moi-même élève, je me souviens avoir savouré particulièrement les occasions de sortir de la routine : rencontrer Thérèse Menot, visiter Oradour, travailler sur la guerre 14-18 en créant une pièce de théâtre à base de poèmes et de lettres de poilus, travailler sur la presse de la Première Guerre mondiale ou sur la guerre du Vietnam au cinéma (déjà un travail sur les représentations...).
    Je ne sais pas si c’est révolutionnaire. Ça peut apporter une autre approche à des élèves ne se retrouvant pas forcément au mieux dans le cadre classique de transmission de connaissance. Mais il ne faut pas se faire trop d’illusions : ce genre d’atelier ne renverse pas les situations entre élèves en « réussite » et élèves en « échec ». Ceux qui « réussissent » sont aussi ceux ayant un meilleur accès à la culture légitime. Je crains que les observations de Bourdieu ne s’effacent pas comme ça. Révolutionnaire, ce peut-être que nous devons tellement lutter pour apporter aux enfants ce complément formateur, un moyen de mettre en application ce qu’ils acquièrent.
    En revanche, j’ai l’impression, de mon modeste point de vue, que de moins en moins de moyens sont donnés aux équipes enseignantes pour permettre ce complément. Depuis quelques années, il me semble que l’institution, sans doute par économie, pousse dans le sens d’une restriction de sa mission à la transmission de connaissances dans les seules heures de cours. J’ai écho d’équipes enseignantes se battant chaque année pour leur dotation horaire, pour disposer de temps pédagogique sans avoir à fournir un travail bénévole.

     

    Propos recueillis par Michel Patinaud.
  • Jadis, on faisait parfois de vieux os dans la Montagne Limousine

    Le 19 février 1800 à Nedde, Pierre Laurière, agriculteur, épousait Marie Fournet. Tous deux étaient veufs, malgré leur jeune âge (29 et 26 ans) et vivaient au même village de Bouchefarol. La date est intéressante, car elle prouve que l’époux partait ensuite - début mars - limousiner sur les chantiers des villes. Les deux époux avaient été mariés avec un frère et une sœur, dénommés Marvier. Ils étaient donc déjà beaux-frères/sœurs avant de convoler.

    Leurs noms sont intéressants : une aurière était un lieu où on trouvait de l’or. Cette qualité a servi à dénommer pas mal de villages ou hameaux en Limousin, ainsi à St Hilaire les Courbes ou Meilhards ou Treignac, sans aller plus loin. Fournet, comme Fournier, Fourniaud, … a la même racine que four. Leurs aïeux  pratiquaient le métier d’enfourner, ils étaient donc boulangers. Les parents de Marie venaient aussi de Nedde, Clavérolas pour Léonard (dit « Martin ») époux  de Marie Vacher, quand ceux de Pierre étaient de La Ribière. 

    C’est la longévité de Pierre qui est ici très originale : né en 1771, il mourut le 17 mars 1864 à 93 ans, au village du Rabazeix. Son acte de décès en la mairie d’Eymoutiers lui en donnait même 97 ! Les témoins – deux petits-fils – disaient d’ailleurs n’avoir « pas connaissance des ascendants », c’est-à-dire ne pas connaître les noms des parents de Pierre. Son père, Léonard, que plus personne n’avait connu, avait tout de même été marié 4 fois. Né à Sainte-Anne-Saint-Priest, il décéda à Nedde à l’âge de seulement 50 ans, il ne vit ainsi pas grandir son dernier fils, qui n’avait que 4 ans en 1775. Ce dernier avait bel et bien enterré une partie de sa descendance, ce qui était extrêmement rare à l’époque.   

    Les aînés atteignant 90 ans aujourd’hui sont nombreux. L’espérance de vie en France est d’environ 85 ans pour les hommes. Ce pourrait être le profil de Pierre Laurière il y a deux siècles. Mais on serait surpris de connaître l’évolution de cette espérance de vie depuis 1800, où elle était encore inférieure à 40 ans. Au milieu du XVIIIe siècle, la moitié des enfants mouraient avant l’âge de 10 ans et l’espérance de vie ne dépassait pas 25 ans. Elle atteint 30 ans à la fin du siècle, puis fit un bond à 37 ans en 1810, en partie grâce à la vaccination contre la variole. La hausse se poursuivit à un rythme lent pendant le XIXe siècle, pour atteindre 45 ans en 1900.   (source : INED)

    C’est pourquoi Pierre Laurière était un phénomène de longévité, parti après 8 de ses 9 enfants et même 3 de ses petits enfants ! Il constituait un cas tout-à-fait exceptionnel. Né sous Louis XV, le bonhomme aura donc vu passer 5 rois, 2 empereurs, et 2 républiques ! Qui dit mieux ?

    esperance vie france 1740

     

    Emile Vache
  • Jehan Mayoux, une résistance patrimoniale

    Jehan MayouxL'association limousine de coopération pour le livre (ALCOL) a rendu hommage à Jehan Mayoux le poète surréaliste à l'occasion du 100è anniversaire de sa naissance. C'était le 20 novembre 2004 à la bibliothèque municipale d'Ussel, ville où il a vécu ses trente dernières années. Dans cette brève et émouvante biographie sa fille Alice, retrace l'itinéraire exceptionnel et exemplaire de ce résistant libertaire et pacifiste. Tout au long de sa vie et à travers tous les conflits de notre vingtième siècle il paiera très cher les exigences de son engagement irréductible au service de la liberté et de la paix. Il restera fidèle aux traditions de luttes syndicales et pacifistes transmises par ses parents.

     

    Jehan Mayoux est né le 25 novembre 1904 à Cherves-Châtelars en Charente. Dès l'enfance il est plongé dans l'atmosphère des luttes que mènent ses parents, Marie et François Mayoux, fondateurs en Charente du Syndicat des Instituteurs et ardents pacifistes pendant la guerre de 14-18. A l'âge de 12 ans il passe en correctionnelle pour avoir collé des papillons pacifistes. Il est acquitté car les juges estiment qu'il a "agi sans discernement", formule qui l'indigne ! Ses parents sont condamnés à deux ans de prison pour leur brochure Les Instituteurs Syndicalistes et la guerre et révoqués de l'enseignement. Pendant leur incarcération Jehan et sa petite soeur Marianne sont recueillis par des militants syndicalistes. Début 1920 la famille va s'installer à Marseille où le syndicat des instituteurs a proposé à François Mayoux le poste de secrétaire de l'Union Départementale des syndicats des Bouches du Rhône. Il exercera plusieurs métiers jusqu'à leur réintégration en 1924.

    Jehan Mayoux subit des brimades du fait de l'activité politique de ses parents. On lui refuse son inscription au concours d'entrée à l'Ecole Normale d'Aix-en- Provence. Des protestations s'élèvent, il est finalement inscrit et reçu au concours en 1921. Peu après il est déplacé à l'E.N. d'Avignon sous un prétexte futile. Il devient instituteur dans les Bouches du Rhône en 1924. L'année suivante il épouse Marie-Louise Florac, elle aussi institutrice, et leur fils Gilles naît en 1926. Tout en enseignant, Jehan et Marie-Louise obtiennent une licence de lettres à la faculté d'Aix. En 1932, il est nommé professeur délégué à l'Ecole Normale de Saint-Lô, puis en 1933, à l'EPS de Dunkerque.

    En février 1933, Jehan Mayoux prend contact avec André Breton et Paul Eluard à qui il envoie un texte qu'ils publient dans Le surréalisme au service de la révolution, n°5. Dès lors, il participe aux activités du groupe surréaliste dont il fera partie jusqu'en 1967. Il signe les textes collectifs et collabore aux revues surréalistes. La poésie fait, plus que jamais, partie intégrante de sa vie. Il publie Traînoir en 1935. C'est aussi le début d'une amitié sans faille avec Yves Tanguy, Benjamin Péret et André Breton.

    A partir de 1934 Jehan et Marie-Louise accueillent et aident les réfugiés anti-fascistes allemands en transit vers l'Espagne. C'est une période d'intense activité politique. Jehan Mayoux est délégué du Syndicat des Enseignants du Nord, puis en 1936, secrétaireadjoint à la Bourse du Travail et enfin secrétaire du Comité de Front Populaire à Dunkerque. Parallèlement, il prépare le concours de l'inspection et en 1937 il est nommé Inspecteur primaire à Saint Jean-de-Maurienne. Dans sa circonscription il s'efforce de développer le sport scolaire et de promouvoir des expériences pédagogiques visant à élargir la portée des réformes introduites par le ministère de Front Populaire. Il publie Maïs en 1937, Le Fil de la nuit en 1938 et Ma tête à couper, avec un frontispice d'Yves Tanguy, en 1939.

    Jehan Mayoux prisonLe 1er septembre 1939, il refuse d'obéir à l'ordre de mobilisation. Il est emprisonné à Lyon où un tribunal militaire le condamne à 5 ans de prison. On le transfère à la prison de Clairvaux, au régime des droits communs, dans cette même centrale où son père avait été prisonnier politique en 1918-1919. C'est là qu'il rencontre le poète Alfred Campozet, lui aussi insoumis. L'amitié indéfectible qui se noue entre eux leur permettra de survivre aux épreuves qui les attendent. En 1940, à la suite du bombardement de la prison, ils sont capturés par les Allemands et emmenés en Allemagne comme prisonniers de guerre.

    Après plusieurs tentatives d'évasion ils sont envoyés au camp disciplinaire de Rawa-Ruska. Pendant ce temps, Marie-Louise Mayoux a été déplacée à Mostaganem par le gouvernement de Vichy (femme d'insoumis, elle a mis un portrait de Pétain à la poubelle de son école). Elle y meurt accidentellement en 1942. Jehan Mayoux rentre de captivité en mai 1945. Il a été révoqué en 39 et sa révocation a été prononcée une seconde fois par le gouvernement de Vichy. Il travaille un an chez un camarade, entrepreneur de travaux publics à Montpellier. Puis, sur le témoignage de ses camarades de captivité et après décision favorable de la Commission nationale "Honneur prisonnier" il est amnistié et réintégré dans l'enseignement. Il est nommé Inspecteur primaire à Ussel en 1946.

    Dans son nouveau poste, il se consacre à la pédagogie, s'efforce de faire connaître les méthodes d'Education Nouvelle et le mouvement Freinet. Il participe comme instructeur aux stages des Centres d'Entraînement aux Méthodes d'Education Actives, dirige des colonies de vacances, met en scène des pièces de théâtre pour les fêtes des Amis de l'Ecole. En 1947, il épouse Yvonne Coulaud, institutrice. Ils ont une fille, Alice, en 1949. En octobre 48 paraît Au crible de la nuit, avec un portrait de l'auteur par Hans Bellmer. A une exception près, les poèmes de ce recueil ont été écrits en captivité et souvent un poignant sentiment d'angoisse surgit au détour des images.

    Les contacts reprennent avec les surréalistes dont le groupe s'est reformé après la guerre. Jehan Mayoux se rend le plus souvent possible à Paris aux réunions du groupe, invite ses amis à Ussel, comme le peintre Hans Bellmer qui profite de son séjour pour utiliser les compétences de l'imprimerie Eyboulet, ou Benjamin Péret. Yves Tanguy s'est fixé aux Etats Unis mais il le rencontre à Paris quand il y vient à l'occasion d'une exposition.

    Jehan Mayoux tanguyAmoureux des livres, Jehan Mayoux se fait éditeur pour publier ses amis. C'est d'abord en 1958, Histoire Naturelle de Benjamin Péret, illustré par Toyen et couplé avec A perte de vue de Mayoux, puis en 1961, Le libérateur du Massacan d'Alfred Campozet et Mon sommeil est un verger d'embruns de Pierre Dhainaut avec un frontispice de Toyen, enfin en 1968 Les dits du sire de Barradel de Hervé Delabarre illustré par Jorge Camacho. Pour ces deux derniers ouvrages il a adopté le nom d'Editions Peralta en hommage à Benjamin Péret décédé en 1959. Peralta était le nom de Péret pendant la guerre d'Espagne où il a combattu d'abord dans les rangs du POUM puis aux côtés des anarchistes.

    En août 1960, Jehan Mayoux signe, avec d'autres membres du groupe surréaliste, la Déclaration sur le droit à l'insoumission dans la guerre d'Algérie, dite Manifeste des 121. Il est suspendu de ses fonctions en octobre. Cette suspension dure cinq ans, au cours desquels il refuse tout autre poste que le sien, toute offre d'avancement. En 1961, il fait une série de conférences dans le Nord, pour le compte de la Libre Pensée, dans lesquelles il prend la défense de la laïcité. Pendant quelques mois il enseigne la philosophie au lycée d'Ussel, comme professeur contractuel. Finalement, grâce au soutien de ses chefs hiérarchiques, des maîtres de sa circonscription et du département, grâce aussi à son obstination, il obtient sa réintégration à Ussel à la rentrée 1965. Il prend sa retraite d'enseignant en 1967.

    En 1968 il participe aux manifestations étudiantes à Montpellier et à Paris. Quoique n'ayant jamais adhéré à aucun parti politique, il continue à s'intéresser à toutes les luttes pour la paix et la liberté, contre tous les autoritarismes, à faire preuve d'une insatiable curiosité intellectuelle, à accueillir et encourager de jeunes poètes, à écrire, jusqu'à sa mort, à Ussel, le 14 juillet 1975.

    De 1976 à 1979, Yvonne Mayoux publie ses œuvres, dont une très grande partie est alors inédite, aux Editions Peralta.

     

    Alice Mayoux
  • L'art du bref

    antoine courbert 01Un photographe ambulant, boiteux et solitaire, né en 1866 en Haute-Corrèze et qui se suicide à l'âge de 44 ans. Il s'appelle Antoine Coudert, et la découverte imprévue dans le grenier d'Aix la Marsalouse en 1985 de ses plaques photographiques permit alors de rédécouvrir ce personnage étrange, voleur de visages (et d'âmes ?) qui arpenta le plateau chargé de son appareil photographique sur le dos. C'était une époque où une vie se résumait en deux ou trois clichés - non en cette overdose d'images numériques qui gave notre quotidien. Un artiste ? Un fou ? Un innocent ?
    On sait peu de choses de l'homme que fut Antoine Coudert. Restent les photos qu'il signait et qui nous sont parvenues. Il fallait la sorcellerie d'un écrivain pour évoquer cet homme et c'est ce à quoi s'est employé Richard Millet dans un petit livre intitulé L'Art du bref paru chez Gallimard. Nous en publions ici un chapitre qui permet de rendre vivants, au travers de l'oeil réssuscité d'Antoine Coudert, les profils abolis d'hommes et de femmes (surtout de femmes) qui vécurent sur le plateau, il y a un siècle.

     

    “Et pourtant, il avait bien quelque chose d'un toqué, à cause de ce métier de photographe qui n'en était pas vraiment un, aux yeux des gens d'Aix, de Merlines et d'Eygurande ; à cause aussi, de ce qui, pour beaucoup, tenait encore de la sorcellerie ou de l'entourloupe foraine, on ne savait pas très bien, on ne pouvait pas le prendre au sérieux, même quand il officiait et qu'on se confiait à l'objectif en crânant un peu , tels ces vélocipédistes endimanchés ou ces conscrits de Saint-Etienne-aux-Clos, en costume, chapeau ou casquette plate, cocarde ou fleur à la boutonnière et drapeau tricolore à la main, ou encore la famille Nallet, de Feyt, posant en compagnie du charpentier qui a sans doute achevé son toit, les uns et les autres regardant vers la lentille de la boîte de bois clair comme on se laisse lire dans la main par une romanichelle, certains se signant avant de poser, dans l'espoir que le diable qui avait mis au monde le pied-bot ne garderait pas leur âme captive sur ces plaques de verre qui leur donnaient l'impression d'avoir fait un pas dans l'au-delà.

    Mais moi, à dix ans, je n'en croyais rien, et vu qu'il fait nuit, à présent, je n'ai pas besoin de fermer les yeux pour entendre le bruit que faisaient ses galoches, à Aix-la-Marsalouse, en 1897, quand il arrivait chez nous avec ce pas de danse qu'on reconnaissait avant même de voir apparaître son chapeau de feutre à larges bords et son grand manteau de marche ou sa veste de coutil, et ses épaules sur lesquelles il portait le trépied et le voile noir, la boîte attachée à son dos : assez semblable à un colporteur, à ceci près qu'il ne vendait que des images, non pas celles qu'on fabriquait à Epinal et dont l'instituteur nous gratifiait parfois, quand ce n'étaient pas le curé ou le chocolat Menier, mais des images qui faisaient dire à certains qu'il eût été moins cher de s'offrir un miroir, vu qu'ils peinaient à se reconnaître dans ce qui sortait du tour de magie auquel se livrait devant nous ce pauvre boiteux. Vraiment, je l'entends encore, cette claudication qui arrachait des étincelles aux cailloux du chemin, non pas comme si c'était hier, car trop de choses ont changé sous nos yeux et dans notre cœur pour qu'il soit possible de rester dans ce genre d'illusion, de semblance, comme on disait là-bas où le langage avait de ces inventions heureuses, mais bien comme si le temps me faisait la grâce de se resserrer, de se plier à mes désirs, oui de se déplier sur une vie tout entière, comme ces persiennes sur la nuit qui n'est pas seulement celle qui vient après le jour mais ce qu'on appelle la nuit des temps. Je suis donc dans notre maison d'Aix, attendant depuis la veille, et peut-être depuis que papa nous avait annoncé qu'il avait rencontré le pied-bot, entre Aix et le Grancher, une semaine plus tôt, et qu'il lui avait demandé de venir chez nous, à la ferme, pour faire un portrait de moi.

    J'avais obtenu mon certificat d'études, et il voulait me consoler de ne pas m'avoir fait photographier lors de ma première communion, l'année précédente, ayant plus de respect pour le savoir de l'école communale que pour les mystères de l'Eglise : en cela tout à fait homme de son temps et des hautes terres, ce pauvre papa qui ne comprenait pas quelle joie j'aurais eue à me retrouver sur une photo comme Eugénie Orlianges, tout en blanc, son missel à la main, l'air non seulement d'une première communiante mais d'une jeune épousée, ou d'une petite princesse mongole, avec son visage ovale, son teint mat, ses yeux allongés, sa bouche un peu dédaigneuse, sans qu'on sache si elle respire l'intelligence ou si elle est plus bête qu'une pintade, mais en tout cas belle, bien plus que moi, et fière avec cet étrange rai de lumière à angle droit que le pied-bot a laissé derrière elle, dans la pièce presque obscure et qui vient sans doute de la fenêtre qu'on devine fermée, non pas dans l'église, comme pourrait le faire croire le vide de la pièce, mais dans la salle de ferme débarrassée pour la circonstance de la longue table, des bancs, de tout ce qui pouvait gêner, enfants, vieillards, bêtes, fagots, ustensiles de cuisine, de manière à ne laisser voir que les pans d'ombre et les belles dalles du sol et faire penser qu'on se trouvait dans une église, le curé ayant refusé que la boîte de bois clair puisse opérer un semblant de miracle ou de sorcellerie en ce lieu consacré. Car la lumière où surgit Eugénie Orlianges a quelque chose de miraculeux, la tirant non seulement hors de la pénombre de la pièce mais d'une ombre bien plus grande : celle du temps qui nous l'a dérobée, cette fille qui, à peine devenue femme, mourrait en couches, ne laissant d'elle qu'un garçonnet qui lui ressemblait fort et cette photo - une des rares que j'aie gardées de cette époque et que le temps n'a pas altérée, comme tu peux le voir", me disait-elle en me reprenant des mains ce portrait photographique à quoi j'étais à peu près indifférent, en 1963, au moment où la vieille parleuse me tenait en haleine dans la nuit de novembre, mais qui, soixante ans plus tôt, restait un événement exceptionnel et assez troublant pour n’être pas d'une manière ou d'une autre lié aux mystères de l'Eglise, à cause du passage des ténèbres à la lumière, de l'inversion du blanc et du noir, une sorte de résurrection avant la lettre et avant la fin des Temps ; à cause, également, de ce qui captait le visage mieux qu'un portrait à l'huile : quelque chose de l'âme, ai-je envie de dire, et non pour la faire choir dans le premier cercle de l'enfer, comme le croyaient certains, mais pour montrer ce que les mots ne pouvaient exprimer, même au plus secret du confessionnal - la vérité d'un visage, c'est à dire d'un être, aurait-elle pu ajouter si elle avait été capable de parler ce langage.

     

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    "Et qu'est-ce que la vérité d'un visage, sinon ce qu'elle laisse deviner de l'âme ?" avait-elle plutôt dit en se souvenant que son certificat d'études primaires l'avait conduite au brevet élémentaire, et puis à refuser de prendre pour époux le fermier qu'on lui destinait, non parce qu'elle se croyait au-dessus de lui ou de sa condition, ni même parce que cet homme lui déplaisait, mais parce qu'elle avait compris que les mots peuvent mener plus loin que la terre, qu'ils servent à autre chose qu'à nommer ce qui nous entoure et ce qu'on sent au-dedans de soi, qu'ils peuvent en outre transformer les objets en choses immatérielles, et ce qui passe en des réalités moins abstraites qu'il n'y paraît ; un peu comme la photo qu'avait prise d'elle le pied-bot, ce matin de 1897, l'avait convaincue d'une beauté dont ce qu'en disaient sa mère et les garçons de l'école la laissait dubitative, désarmée, prête à croire qu'ils se moquaient, ayant également reconnu que les mots sont des couteaux autrement tranchants que l'acier, et décidant d'épouser un garçon pour qui ils ne serviraient pas qu'à faire avancer les bêtes ou à dire le temps qu'il fait et combien ça passe vite, ce que nous appelons encore le temps, ou la vie, quoiqu'il ne s'agisse pas tout à fait de la même chose. Et c'était bien pourquoi on faisait appel au pied-bot et à l'étrange attirail qu'il trimbalait sur son dos en dansant la seule danse qui lui serait accordée en ce bas monde : la marche, ce pas singulier par lequel il jetait légèrement son corps de côté pour le propulser en un mouvement qui serait devenu presque imperceptible, tant il y mettait d'élégance (une élégance quasi désespérée, comme la signature "artiste" dont il ornerait le bas de certains de ses clichés), s'il n'y avait pas eu le bruit de ses souliers ferrés, ce léger contretemps qui n'appartenait qu'à lui et qu'on se serait désolé de ne plus entendre, encore qu'il inquiétât un peu les filles ; une des rares choses qu'on entendait de lui, cet Antoine Coudert qui était plus qu'un taiseux, même s'il savait aborder les gens de façon à les mettre en confiance et qu'il ne dédaignait pas parler politique avec l'instituteur de Merlines, chez qui il allait lire le journal.

    Un gars qui a compris que le silence fait partie de ce qu'il n'ose appeler son art, n'imaginant pas que ce qui le fait vivre soit de l'art, ni qu'un artiste puisse avoir le pied-bot et un père inconnu, dirait-il à celle dont il venait tirer le portrait, un matin de juin : cette femme qui me parlait et qui n'avait pas été toujours vieille, qui avait peut-être été jolie, en tout cas une jeune fille fraîche, avenante, désirable, pourquoi pas, et qui épouserait un modeste médecin d'Ussel qui faisait un remplacement dans le canton d'Eygurande - un brave gars de peu d'allure, et qui n'avait que son titre et sa gentillesse pour s'imposer à un cœur de jeune fille. Et elle l'avait aimé justement pour cette raison qu'il ne la rabaisserait pas, ne la renverrait jamais à la terre, même quand il irait exercer à l'autre extrémité du plateau, dans le bourg des Buiges, tout près de Siom où il avait choisi d'habiter pour ne plus entendre les camions traverser la grand-rue, où se trouvait son cabinet, également par dégoût de ce que les hommes, plus que la Providence, sont capables d'infliger à autrui comme à eux-mêmes, l'espèce humaine lui inspirant une répugnance que seul le serment d'Hippocrate endiguerait, mais pas au point de se laisser convaincre d'engendrer des enfants.

     

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    "Un homme plus âgé que moi et que j'ai épousé en 1909 : j'avais dix-neuf ans, et j'occupais depuis un an le poste de secrétaire de la mairie d'Aix, chose toute nouvelle chez nous où on ne pensait pas que le rôle d'une femme fût de tenir le registre des naissances, des mariages et des morts ; mais j'avais une belle écriture et une orthographe impeccable ; et si je n'étais pas devenue institutrice, c'était pour vivre près des miens, à qui je donnais un coup de main, le soir, et à la saison des moissons, de sorte qu'on imaginait que je resterais vieille fille, celle qui se sacrifie ou qui n'arrive pas à franchir la pierre du seuil, à dépasser, pour aller vers un autre horizon, les croix des Rogations qui se dressaient dans les collines. C'était oublier ce que les filles ont de patient, d'obstiné, de roué, même. Faute d'être persuadée de ce que je valais, je savais ce que je voulais ; et je ne voulais pas d'une vie comme celle d'Eugénie Orlianges, qui, en ce lointain matin de juin, était venue nous montrer, encadrée, sous verre, enveloppée d'un vieux morceau de drap, sa photo de communiante qu'elle tenait devant elle comme le saint sacrement, la tendant à ma mère avec un air par lequel elle croyait ressembler à sainte Thérèse de Lisieux, alors qu'elle avait l'expression un peu figée et lointaine qui était la sienne sur la photo que ma mère me donnait et à quoi je n'ai jeté qu'un coup d'oeil, non seulement parce que je la connaissais, cette photo, mais que je ne trouvais pas qu'il valût la peine de se faire immortaliser en princesse mongole ou en jeune épousée pour passer le reste de ses jours en sarrau et en galoches, sentant l'étable et ressemblant à n'importe quelle fille de la campagne, et révérant Eugénie de Montijo comme on adule aujourd'hui les actrices ou les vedettes de la chanson : non, pas une impératrice déchue, me disais-je, plutôt rien, ou alors ce que j'étais, une jeune fille qui attendait ce que la vie lui donnerait et non le prince charmant, ça n'existe pas, pas même sur les photographies où le pied-bot savait amener les gens à se prendre non pas pour ce qu'ils n'étaient pas, ni pour ce qu'ils auraient aimé être, vanité réservée aux bourgeois (lesquels allaient se faire photographier à Ussel, chez les frères Eyboulet qui possédaient un studio et une imprimerie, et proposaient des décors plus séduisants que le drap blanc qu'Antoine Coudert tendait généralement derrière le client), mais pour ce qu'ils étaient, des simples, qui avaient une âme, une histoire, du tragique, parfois, et que le pied-bot décelait dans leurs yeux, les ayant immobilisés, sans leur demander de sourire pour s'avantager, même Eugénie Orlianges dont il suffisait de bien regarder la photo pour se dire, avec ma mère, qu'elle n'était rien sans sa robe de communiante, que c'était la robe qu'on avait photographiée avant qu'elle ne passât à sa soeur ou à une cousine, ou à une inconnue à qui on la revendrait ; jugement exagéré, bien sûr, puisque ce qui se voyait, surtout (et non pas sur la photographie mais dans mon for intérieur, où j'ai eu l'impression que cette épreuve m'était révélée, après qu'Eugénie fut repartie en serrant le cadre dans ses bras), c'était que le photographe avait saisi en elle quelque chose de la femme qu'elle serait, ou, plutôt, qu'elle n'aurait pas le temps de tout à fait devenir, penserais-je, quelques années plus tard, lorsque je commencerais à redouter de ne pas même pouvoir mourir en couches, Eugénie ayant eu au moins ça : un enfant, un garçon, un portrait plus criant de vérité qu'aucune photographie."

     

    Ce texte constitue le chapitre 3 de l'Art du bref de Richard Millet.
    Nous remercions l'auteur et les éditions Gallimard de nous avoir autorisé à le reproduire ici.
    Les photos qui illustrent ces pages sont d'Antoine Coudert.
  • L'exode des Lorrains de Ley à Peyrat-le-Château de 1940 à 1945 raconté par l'un d'eux

    Il s'appelle Roger Lefevre. Il avait 13 ans en 1940 lorsque l'ensemble de la population de son village, Ley, en Moselle, a été expulsée par les Allemands qui venaient d'envahir la France. En 1993, il a raconté son histoire qui est aussi celle de 116 habitants de sa commune, mais aussi celle d'autres communes lorraines arrivées en même temps que lui en Limousin.

     

    gare peyrat le chateau

     

    L'expulsion

    Ce jour, vendredi 1er novembre 1940. Il est 13h30. Une voiture de l'armée allemande arrive au village, deux officiers de police en descendent… Ils se dirigent vers le domicile du maire Eugène Jambois, s'arrêtent quelques instants. L’un d'eux s’avance, frappe à la porte, puis reprend sa position à côté de son collègue. La porte s’ouvre, le maire apparaît. Les deux policiers tendent le bras (signe du salut hitlérien). Sans s'émouvoir, Eugène Jambois les invite à entrer dans sa maison, l'entretien est de courte durée, tous trois ressortent et se dirigent vers la mairie. Ordre est donné à Charles Boubel, premier adjoint, de les rejoindre.
    L’arrivée, soudaine, des policiers allemands suscite l'inquiétude parmi la population. On s'interroge, des rumeurs circulent : dès juillet 1940 l'administration française est remplacée par une administration allemande qui très tôt décide de germaniser ce qu'elle considère comme un territoire conquis définitivement. Les départements de la Moselle, du Bas-Rhin et Haut-Rhin sont annexés, rattachés à l’Allemagne nazie. Déjà, Juifs et Français de l'intérieur sont expulsés.
    C'est le jour de la Toussaint. Il est 14h, les gens se rendent à l'église. L'épouse du maire, le visage empreint de tristesse, y entre à son tour. Il est 15h à la sortie des Vêpres, nous apercevons Eugène Jambois, flanqué d'un policier allemand venir à notre rencontre. Son visage anxieux n'échappe à personne, nous redoutons le pire… Nous l'écoutons.
    Conformément aux décisions des autorités allemandes, tous les habitants du village seront expulsés avec 30 kg de bagages par personne à une date non encore fixée. C'est la consternation. Il faut partir et tout laisser !
    Les chefs de famille doivent se rendre à la mairie. Les policiers allemands procèdent déjà au recensement des personnes.
    Alors commencent les jours d'attente, les familles deviennent de plus en plus angoissées ; chacune, chacun pense déjà au moment où il faudra tout quitter, la maison si riche de souvenirs, les morts, l'église, les champs et aussi les bêtes dans les étables...
    On fait ses préparatifs, on emballe du linge, des vêtements, quelques provisions. Les sacs sont bouclés, puis défaits le lendemain pour remettre autre chose à la place. Il faut beaucoup de temps aux parents pour se décider à choisir entre ce qu'ils doivent abandonner et ce qu'ils peuvent emporter.
    Pendant la nuit, on enterre du petit matériel, des outils, des harnachements, de l'alcool (mirabelle), on dissimule dans des caches toutes sortes d'objets familiers : vaisselle, ustensiles de cuisine, bibelots, tableaux, etc. Des repères sont établis pour les retrouver au retour.

     

    Le départ

    Le 10 novembre vers 15h, un car s'arrête sur la place, des jeunes Allemands en uniforme kaki, brassard à croix gammée, en descendent. Une pelle-bêche sur l'épaule ils se dirigent vers l'école pour y établir leur campement. Matelas et sommiers sont réquisitionnés, qu'importe, tout va rester dans les maisons (…).
    Le 16 novembre, nous apprenons que le départ est fixé au lendemain matin. C'est un dimanche. Au réveil, la douleur de quitter notre village nous étreint, très tôt nous nous levons, avant de partir il faut abreuver les chevaux, les vaches et les autres animaux. Nous remplissons à ras-bord les râteliers et les crèches de foin, la litière est largement pourvue. Un dernier regard d'admiration à ces bêtes, désormais, d’elles aussi il faut se séparer.
    Le temps se met à l'unisson, il pleut à verse, et il fait sombre. Déjà les cars et les camions arrivent ; les policiers allemands vont de maison en maison, établissent à nouveau les renseignements concernant l'identité de chaque famille, ils inscrivent également le nombre de bêtes restant dans les étables. Une grange est désignée où l'on doit rassembler les bagages. Des hommes sont requis pour le chargement : le chauffeur allemand dont le camion n'est pas rempli, demande à l'un d'eux s'il n'a pas quelque chose à ajouter : ce dernier s'empresse d'aller jusqu'à sa maison et revient avec sa bicyclette, elle lui sera bien utile par la suite !

    [Le transport entre la Loraine et le Limousin dure plusieurs jours et passe par Nancy, Dijon, Lyon, Saint-Étienne, Guéret et Limoges. Les différentes communes sont réparties dans des communes limousines : les expulsés de Moncourt (57) sont installés à Compreignac, Chaptelat et Bonnac-la-Côte, ceux de Donnelay (57) à Saint-Léonard-de-Noblat, Sauviat et Moissannes, ceux d'Ommeray (57) à Saint-Denis-des-Murs, Masléon et Bujaleuf, ceux de Gélucourt (57) à Eymoutiers. Les derniers du voyage, les 116 habitants de Ley arrivent à Peyrat-le-Château.]

     

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    L'arrivée

    Il est 20h30, le tramway arrive, c'est l'embarquement, le dernier bout de voyage, ce sera le plus mouvementé ! La ligne épouse les sinuosités de la route, ça brinquebale dans les virages, la descente sur Peyrat est commencée, encore quelques secousses... Nous atteignons les faubourgs, le tramway commence à ralentir, un dernier virage, et s'arrête à la gare [de Peyrat]. Enfin, le voyage est terminé, nous descendons.
    Et là, surprise, nous ne sommes plus seuls. Les habitants sont venus nombreux nous accueillir. autour de leur maire délégué, Jacques Planchat et son conseil, l'abbé Malagnoux, curé de Peyrat, les enseignants et enseignantes. Chacun, chacune, nous aident à porter nos bagages et nous conduisent vers les hôtels ; nous sommes attendus, un repas nous est servi. La plupart d'entre nous y passeront la nuit et les jours suivants, d'autres sont conduits chez l'habitant (un témoin affirme : « Je suis arrivé, la bouillotte était dans le lit »).
    Quel réconfort, quelle générosité, quel accueil chaleureux de la part de ces gens aux mains tendues, et au cœur si généreux !
    Dès le lendemain, les familles, aidées par la municipalité, se sont mises à la recherche d'un logement. Chacune a pu se loger assez rapidement. Compte-tenu du confort de ce moment là, le mobilier en était restreint, le poêle à bois servait aussi de cuisinière, le combustible se trouvait facilement, la région étant bien pourvue en forêts.

     

    Vie sociale

    Une école lorraine s'est ouverte dans une salle de l'hôtel du Champ de Foire. Mlle Odile Barbe, institutrice de la région messine, en était la directrice. 34 élèves ont occupé ses bancs. Bien que n'étant pas incorporée aux écoles peyratoises, l'école des Lorrains y fut associée à chaque rassemblement patriotique et à l'occasion des fêtes sportives. Mlle Odile Barbe devait nous quitter le 24 avril 1941. Nous avons regretté son départ, aujourd'hui encore nous évoquons son souvenir, et une fête de Saint Nicolas, inoubliable, qu'elle avait organisée en présence de nos parents. Elle fut remplacée par Mlle Marguerite Louis, institutrice à l'école de Ley, expulsée dès le mois d’août 1940, qui retrouvait son école a Peyrat.
    La population lorraine s'est bien intégrée dans la cité limousine, surtout les plus jeunes. Des relations amicales s'établissent aussitôt, la cohabitation est parfaite, les gens se rencontrent, s'attardent à bavarder de petits faits vrais qui font la trame des jours, un quotidien simple mais harmonieux.
    Nous avons participé à la vie religieuse, l'office de 10h30, constituant la messe dominicale, nous réunissait tous. Nous avons partagé des moments importants de notre vie : la première communion, la confirmation, la joie et l'espérance des nuits de Noël. Lors de la Fête-Dieu, fête liturgique de l'année, des processions nous conduisaient jusqu'aux reposoirs érigés à la Tuilerie, dans la rue Barlet et au Marche-Dieu. Dans l’épreuve et le danger, les hommes resserrent leurs liens et prient.
    Les points de rassemblement des Lorrains se situent invariablement au café Monteil et sur le banc devant le garage Ratat. On y commente, à voix basse, les communiqués de la radio anglaise et les informations. « Ici Londres, les Français parlent aux Français ». « Ici Londres » hantait nos cœurs et nos raisons ! Qui, loin du pays natal, ne revoit en pensées son clocher, si modeste soit- il ?
    La vie à Peyrat était très active ; le cœur de cette activité était la place de la gare, occupée presque journellement par les exploitants forestiers à charger les grumes sur les wagons. L'arrivée et le départ deux fois par jour du tramway, les gens qui partaient ou arrivaient de Limoges et d'ailleurs, créaient une certaine animation dans le centre bourg. C'était aussi les rendez-vous de notre jeunesse les soirs d'été...
    À la gare, les commerçants venaient chercher leurs marchandises, les exploitants agricoles étaient contraints d'apporter le tombereau de pommes de terre imposé par le ravitaillement. En prévision de l'hiver, la corde de bois était livrée chez l'habitant. Les artisans avaient des journées de travail bien remplies, leurs soucis permanents en étaient les bons d'achat, trop restreints, attribués à leur profession pour le fer, l'acier et encore plus le charbon (maréchaux-forgerons et charrons notamment). À défaut de carburant, les garagistes se sont trouvés dans l'obligation d'équiper leurs véhicules au gazogène (le gaz du charbon de bois remplaçait 1'essence), une modification qui ne fut pas sans apporter quelques aléas ; elle eut toutefois le mérite de garder à l'automobile toute sa disponibilité.
    Pendant la durée de la guerre, l'association sportive était vivante. Dirigée par un président dévoué, Henri Ortavant, un secrétaire très actif, Jules Visse ; tous deux n'ont pas ménagé leur peine pour que vive l'ASP ! C'était l'époque du foot, cinq Lorrains ont joué dans les équipes, les déplacements s'effectuaient en camion bâché, équipé aussi au gazogène : René Serru était leur fidèle transporteur.
    Un passionné (du foot) a effectué de nombreux déplacements aller retour en vélo, il fallait du muscle aux mollets pour pédaler jusqu'à Faux-la-Montagne, jouer le match, et revenir.
    Que dire des foires, sinon qu'elles drainaient une foule importante à Peyrat. C'était un jour de fête. Les éleveurs occupaient le champ de foire avec les animaux de la race limousine, les magasins et autres ambulants étaient assez bien achalandés. Toutefois, le commerce se trouvait contrarié par l’obligation, là aussi, de fournir des bons d'achats, pour un pantalon, une chemise, une paire de chaussures, une poignée de clous. De la campagne, on venait à la foire à pied, à bicyclette, ou avec les bœufs que l'on laissait chez le maréchal afin de les ferrer. Ce jour là, l'artisan était à l'ouvrage, sa boutique ne désemplissait pas. Une rencontre entre amis qui finissait, très tard, autour d'un verre au café du coin.
    Nous avons eu le privilège d'habiter une région qui n'a pas trop souffert du manque de ravitaillement, grâce à la complicité des fermiers environnants et aussi des commerçants (bouchers et boulangers). Dans la limite de leurs possibilités, ils ont assuré le surplus aux tickets d'alimentation qui nous étaient octroyés. À l'épreuve des privations les sentiments ne meurent jamais. Contraints par les lois de la guerre, Limousins et Lorrains ont partagé leurs peines. Les uns par la retenue de leurs prisonniers en Allemagne, les autres par le déracinement de leurs foyers.
    Tous ces faits et gestes marquent la vie d'une cité, d'un homme, d'une femme.

     

    Roger Lefevre

    Nos remerciements à Jean Monceix qui nous a remis ce témoignage à la suite de la Fête de la Montagne limousine qui s'est déroulée fin septembre 2023 à Peyrat-le-Château, au cours de laquelle cet épisode de l'histoire locale a été évoqué. Le témoignage complet, d'une quinzaine de pages, qui raconte en détail le voyage entre la Lorraine et le Limousin, ainsi que l'engagement dans la Résistance de plusieurs Lorrains, se trouve à la bibliothèque de Peyrat-le-Château où il peut être consulté.
    Nos remerciements également à Martial Roche pour avoir mis à notre disposition les photos qui illustrent cet article, qui lui ont été fournies par la maire de Ley.
  • L’agriculture limousine, des origines au milieu du XXe siècle

    L agriculture limousine des origines au milieu du XXe siecleDepuis quelques décennies, agronomes, anthropologues et historiens défrichent et livrent peu à peu “L’histoire des agricultures du monde depuis le néolithique jusqu’à la crise contemporaine“ pour reprendre le titre de l’ouvrage de référence en la matière. Un corrézien, Roger Pouget, lui aussi agronome et directeur de recherches à l’Institut National de Recherche Agronomique se propose de retracer l’histoire de l’agriculture et des paysans limousins depuis 10 000 ans.

    À partir des sources scientifiques et techniques de la recherche contemporaine Roger Pouget nous rappelle la longue durée de la grande misère des paysans limousins luttant sur des sols pauvres aux rendements faibles et aléatoires. Soulignant ainsi que jusqu’au XIXe siècle une très forte proportion de la population de la province se livre à l’agriculture pour retirer de cette terre rude et maigre la nourriture indispensable à sa survie. Cette longue stagnation de l’agriculture est à quelques rares exceptions près le lot de toute la paysannerie française même si le Limousin figure parmi les provinces les moins favorisées en raison de ses sols peu fertiles et de son isolement dû à l’absence de moyens de communication. À ces conditions difficiles s’ajoute la lourde charge des impositions, redevances et autres corvées que leur infligent la noblesse, la bourgeoisie et le clergé. Cette pression financière demeure un frein à la pénétration de l’innovation et du progrès dans les campagnes. Le chapitre sur l’introduction de la pomme de terre en Limousin au milieu du XVIIIe siècle illustre cette résistance que l’on retrouve constamment dans la lente évolution de notre agriculture. Elle explique aussi l’arrivée tardive du développement des cultures fourragères et de l’introduction des engrais qui favoriseront la naissance de l’élevage bovin limousin dans la seconde moitié du XIXe siècle. C’est toujours avec un certain retard que l’agriculture limousine rejoint le progrès technique. Et lorsque survient la grande mutation de l’agriculture française dans les années 1950 l’agriculture limousine peine à s’y engager tant elle ressent encore les effets de l’émigration de sa population rurale vers les villes depuis plus d’un siècle.

     

    Tout au long de son argumentation, l’auteur s’efforce de nous défaire des clichés d’une agriculture “archaïque et rétrograde“ pour nous aider à mieux comprendre les difficultés que les paysans limousins ont surmontées pour accumuler connaissance et savoir-faire. Deux chapitres l’un sur le châtaignier, base de l’agriculture limousine et l’autre sur la vigne, principale culture de la basse Corrèze, apportent un éclairage singulier sur leur capacité d’adaptation face aux aléas auxquels ils ont été confrontés. Sans oublier de rapporter l’utilisation astucieuse des rigoles pour l’irrigation fertilisante des prairies, une maîtrise de l’eau datant peut-être de l’époque gallo-romaine. L’ouvrage est agrémenté d’une illustration abondante en planches de dessins et photographies remarquables.

    Letur1

    Spécialiste de la vigne, Roger Pouget a dirigé la station de recherches sur la viticulture à Bordeaux. En clôturant son chapitre sur la vigne, il fait remarquer la renaissance du vignoble de Branceilles en 1990, l’arrivée en 2000 du vin paillé de Queyssac-les-vignes et plus récemment encore en 2007 Les coteaux de la Vézère à Voutezac et Allassac. Un petit clin d’oeil à la capacité d’innovation des agriculteurs d’aujourd’hui pour diversifier leur source de revenus et développer un tourisme rural.

     

    Alain Carof

    Roger Pouget, L’agriculture limousine des origines au milieu du XXe siècle. Préface de Robert Joudoux, Tulle, éditions Lemouzi, janvier 2008,  323 p.
  • L’aristo et le coco

    Chateau de vassiviereLa curieuse rencontre qui va vous être narrée se situe au printemps 1944, du côté de l’île de Vassivière – qui n’était pas encore une île d’ailleurs. La famille Vassivière – sans particule – était propriétaire de nombreuses terres situées entre le bourg de Beaumont et la Maulde. Il y avait là le hameau de Vassivière même, aujourd’hui sous les eaux du lac, en contrebas du village de vacances de Pierrefitte. Plus loin dominant la rivière, et son moulin, à une altitude de 711m, se trouvait un château, siège aujourd’hui du Syndicat du lac. On peut se faire une idée de son histoire dans le petit film réalisé par la Région Nouvelle Aquitaine : https://www.youtube.com/watch?v=Eo5nFIuIRPc. Outre l’évolution des lieux, on y découvrira le visage de Jeanne Pascale-Vassivière, la châtelaine de l’époque, au nom fait de l’alliance de deux familles, personnage dont je vais reparler. Châtelaine n’était pas un titre, cela signifiait simplement la propriétaire du château. Dans ce petit documentaire, pas un mot sur ce qui va suivre.

     

    Le 4 avril 1944, un groupe de résistants communistes, au chef bien connu, Georges Guingouin, surnommé « Lo Grand », quittait la forêt de Châteauneuf, pour rejoindre les confins de la Haute-Vienne et de la Creuse. Il était urgent pour eux de s’éloigner des routes suivies par la terrifiante division Brehmer, qui allait laisser derrière elle un long sillage de morts, de rafles et de désolation (lire: Jeudi Saint, de Jean-Marie Borzeix, 2008, éditions Stock). La « compagnie de choc » commandée par Guingouin lui-même (IPNS n° 8, 29, 51, 65) était formée de 150 hommes, suivant dans des camions les 3 mules qui transportaient armes et bagages, mules gentiment prénommées la Marie, la Margot et la Jolie. Direction la forêt de La Feuillade. La population creusoise qui vit passer le défilé ne connaissait pas l’existence de ce groupe. Une rumeur commença à circuler – témoignages véridiques – parlant d’un repli du « grand maquis de Savoie ». On était en effet 10 jours seulement après la réduction tragique du maquis des Glières. Arrivés dans la dite forêt, les maquisards eurent besoin de faire ferrer les mules à Faux-la-Montagne, ce qui attira un peu plus l’attention sur leur groupe. Informée, la division Brehmer commença à le suivre à la trace, il fallait donc trouver un endroit plus sûr. Guingouin choisit le secteur de Vassivière, plus précisément le château pour le QG et l’intendance, et les bois de Chassagnas tout proches pour les hommes. 

    Mais il y avait là celle que les maquis surnommaient « la baronne » : Jeanne Pascale-Vassivière. 

    Jeanne Pascale de VassivereComme à l’évidence cette dame renâclait à accueillir tous ces « terroristes », le « Grand Georges » dut la menacer de représailles pour obtenir son silence, ce qui fonctionna à merveille. D’autant que le garde-chasse du château sonnait du cor chaque fois qu’une colonne ennemie approchait. Une perquisition allemande eut lieu au château, évacué peu avant par les FTP. Et personne ne viola le secret. Ce ne fut pourtant pas une partie de plaisir, ce mois d’avril 1944 étant exceptionnellement froid. Cantonnement rustique, voire à la belle étoile, sous les sapins de Chassagnas. Du ravitaillement presque luxueux provenant du château, on passa à des réserves plus spartiates faites de quelques tourtes, une caisse de biscuits secs, un seul jambon, coupé en « feuilles de papier à cigarettes » ! Le tout arrosé d’eau claire, fini le pinard, plus de tabac, pas de feux. Tout ceci est raconté avec beaucoup de détails dans les ouvrages Quatre ans de lutte sur le sol limousin  (G.Guingouin, 1974, éd.Hachette) et Une légende du maquis (F.Grenard, 2014, éd. Vendémiaire, IPNS n° 50). 

    colonel gingouinCe séjour fut finalement court, la division Brehmer étant dissoute après le 19 avril 1944, à Paris. Elle avait malheureusement fait 347 victimes en 3 semaines, sans compter les centaines d’arrestations et déportations. Le 16 avril, les maquisards purent regagner les environs du Mont Gargan, traversant bruyamment les villages. Ainsi à Neuvialle (commune de Nedde), où le jour de la Quasimodo, le convoi perturba le rituel d’une procession. Arborant le drapeau tricolore, les voitures du détachement klaxonnaient la bonne nouvelle : « le maquis est de retour ». Et on n’a plus eu de nouvelles des mules. Cet épisode presque amusant, au regard de tant d’autres drames, dut laisser un curieux souvenir fait de sueurs froides, aux protagonistes. « La baronne » retrouva sa douce quiétude champêtre. Décédée en 1957, elle repose au cimetière de Beaumont, devenu depuis… du Lac. Le colonel communiste, Georges Guingouin, libéra Limoges 4 mois plus tard, il en devint maire de 1945 à 1947.

     

    Emile Vache
  • La Courtine 1917 fait vivre la mémoire des mutins de 1917

    La plus grande mutinerie militaire de l’histoire contemporaine qui se déroula en Creuse, celle de milliers de soldats refusant après le carnage du Chemin des Dames en avril 1917 de continuer de servir de chair à canon, chassant leurs officiers, organisant l’élection de comités de soldats et un soviet... Cette histoire méritait bien qu’une association l’extirpe de l’oubli et la fasse connaître à un large public ! C’est la mission que s’est donnée l’association La Courtine 1917 qui présente ici ses travaux et ses projets.

     

    Fete de la Montagne debat avec LC1917

     

    IPNS : Comment et pourquoi est née l’association ?

    La Courtine 1917 : L’association est née il y a 8 ans par la décision commune de citoyens de la région mais pas seulement, de passionnés d’histoire, des pacifistes, des libres penseurs, des historiens, d’élus, dont le maire de La Courtine, et de descendants de soldats russes qui furent sur le front français en 1916-1917. 

    Les fondateurs de l’association furent une cinquantaine à se rassembler le 24 janvier 2014 à la salle polyvalente de La Courtine, tous animés par la volonté de soulever la chape de plomb reposant sur cette histoire singulière et incroyable et si méconnue : celle des 16 500 soldats russes qui étaient en Creuse à l’été 1917 et des 10 300 d’entre-deux qui se mutinèrent pendant 3 mois au camp militaire, pour être sauvagement réprimés, canonnés et mitraillés les 16, 17 et 18 septembre. 

    Lors de cette première assemblée, des statuts y furent longuement discutés et adoptés, un conseil d’administration et un président en la personne de Jean-Louis Bordier y furent également élus. Depuis, La Courtine 1917 est devenue une association d’éducation populaire, nationale, historique et mémorielle. Elle est reconnue par les pouvoirs publics comme Organisme d’Intérêt Général (OIG) à caractère culturel et scientifique. Elle a organisé en 8 ans, dans des dizaines de départements, près de 80 conférences, présentations, débats, expositions, projections de films. Elle a aussi organisé pendant 3 jours à La Courtine en septembre 2017 « Les Journées du centenaire » commémorant le centième anniversaire de la présence en Creuse des soldats russes et leur mutinerie. Toutes ces initiatives, qui ont rassemblé des milliers de personnes depuis 8 ans, témoignent de l’intérêt de celles-ci pour la transmission de l’histoire.

     

    fanfare russeIPNS : Parmi vos actions, vous éditez des Cahiers semestriels de près de 50 pages consacrés au corps expéditionnaire russe durant la première guerre mondiale et à la révolte de la Courtine en 1917. Le douzième vient de sortir. Mais y a-t-il encore des choses à découvrir sur ce sujet ?

    LC1917 : En toute franchise, sur cette histoire des soldats russes et de leur mutinerie, nous sommes nous-mêmes étonnés par la somme et la diversité des documents, photos, témoignages, récits de vie, etc. auxquels nous avons eu accès et que, pour certains, nous avons publiés au cours de ces 8 années dans notre revue. 

    Près de 400 de ces soldats qui ne rentrèrent pas en Russie en 1920, restèrent en France pour y travailler et fonder des familles. Une vingtaine de descendants, petits-fils, petites-filles qui sont membres de notre association, nous apportent régulièrement des récits et documents passionnants concernant leurs grands-pères. C’est encore le cas dans ce dernier numéro de mars 2022 avec le récit de l’épopée de Feodor Zholobov, un tailleur-couturier soldat de la 1re brigade qui était avec les mutins à La Courtine. 

    Également dans ce numéro, nous publions un article d’un historien et chercheur russe, Maxim Tchiniakov, spécialiste du corps expéditionnaire russe qui collabore régulièrement avec notre association. Dans cet article inédit, nous apprenons l’existence et le rôle de 4 associations et organisations de la société civile franco-russes qui se sont constituées entre 1916 et 1920 pour venir en aide aux soldats.

    Dans le numéro 8 des Cahiers, nous avons publié une interview parue en 1960 dans la revue Musica, celle de Paul Le Flem, compositeur de musique français, interprète auprès des brigades russes, qui dirigeait à La Courtine un orchestre de 80 soldats-musiciens-mutins !

    Dans les 2 prochains numéros des Cahiers, nous allons publier un document inconnu de la quasi-totalité de nos lecteurs, y compris de ceux qui s’intéressent de près à cette histoire des soldats russes en France. Il s’agit d’un feuilleton en 15 numéros paru fin 1934 début 1935 dans un hebdomadaire pacifiste de l’époque « La Patrie Humaine » sous la plume de Charles Steber. Ce dernier est venu à La Courtine au début des années 1930, il a enquêté auprès de la population, il a rencontré en URSS des soldats qui étaient à La Courtine et il a écrit ce feuilleton saisissant qui s’intitule « La Saint Barthélémy Anti-marxiste de 1917, récit des massacres organisés des contingents russes à Brimont et à La Courtine ». 

    Et nous avons encore beaucoup de pépites de ce type sous le coude…

     

    IPNS : A côté de cette publication, avez-vous d’autres actions ou projets ?

    LC1917 : Voici en résumé quatre de ces projets qui pour trois d’entre eux vont voir le jour en 2022.

     

    L’édition d’un livre « Mémoires de guerre »

    Cahier de La CourtineAprès avoir co-édité un premier livre en 2017 avec les Ardents Editeurs : « Le Limousin et la Révolution russe », nous publions au mois de mai prochain les mémoires d’un soldat russe, mutin de La Courtine. L’ouvrage publié en URSS en 1960, est traduit aujourd’hui pour la première fois par notre association. L’auteur, Dimitri Lissovenko, raconte en détail son parcours de soldat de la 1re brigade du corps expéditionnaire russe en France entre 1916 et 1918. Il dévoile avec précision l’organisation de la mutinerie de La Courtine à l’été 1917 et sa répression. Déserteur d’une compagnie de travailleurs à Besançon, emprisonné en Suisse, il est rapatrié en Russie en 1918. 

     

    Le Chemin de mémoire

    Le « Chemin de Mémoire » à La Courtine embarquera le visiteur sur la trace des mutins par une scénographie créative avec panneaux photos, textes, fresques, installations numériques et sonores… Ce sera un circuit pédestre accessible à tous. Ce projet est porté par la Communauté de communes Haute-Corrèze Communauté, soutenu par la commune de La Courtine, la Région Nouvelle-Aquitaine, les conseils départementaux de la Corrèze et de la Creuse, la DRAC, la DDCSPP. Avec l’association, nous en sommes les initiateurs, les conseillers scientifiques et co-animateurs du Comité de pilotage. La communauté de communes est maître d’œuvre de ce projet. Le Chemin de mémoire devrait voir le jour en 2023 avec une inauguration prévue pour juin 2023.

     

    Une pièce de théâtre « Les Mutins de La Courtine »

    Cette pièce qui retrace l’épopée des soldats russes est coproduite par La Courtine 1917 et « L’Atelier du Soir » de Limoges, association qui donne des cours de théâtre (https://www.atelier-du-soir.fr/).

    Le recrutement des 8 comédiens a été réalisé à Limoges, avec le concours de Frédéric Choffel, auteur et metteur en scène de la pièce. La première représentation aura lieu à Ussel le samedi 25 juin à 20h30 au Centre culturel Jean Ferrat, la seconde à La Courtine le 26 juin à 15h, jour de l’arrivée des mutins russes à La Courtine en 1917. La pièce est destinée à être jouée le plus possible en Limousin et ailleurs en France. Les lecteurs d’IPNS qui souhaiteraient faire venir la troupe dans leur commune peuvent contacter l’association.

     

    Un concours de nouvelles

    Il s’agit d’un concours d’écriture de nouvelles sur le thème « Les soldats russes à La Courtine en 1917 ». Il est lancé depuis la mi-janvier auprès des élèves de 1re des lycées du Limousin, de La Rochelle et de Rochefort. Le jury constitué nationalement, est composé d’enseignants, d’historiens, d’écrivaines, de représentants d’établissements culturels, de descendants des soldats russes, d’adhérents de La Courtine 1917, au total 12 personnes. Nous venons d’être contraints de reporter cette initiative en 2023 pour deux raisons : les retards et la désorganisation dans les programmes des lycées provoqués par la situation sanitaire et d’autre part la situation politique du moment avec la guerre et l’occupation de l’Ukraine. Force est de constater  que la situation en 1917 était l’inverse de celle d’aujourd’hui : les soldats russes sous la conduite d’un autocrate font la guerre et sèment la mort alors que les soldats russes à La Courtine il y a 105 ans  s’étaient révoltés pour ne plus faire la guerre et ont écrit ainsi avec leur mutinerie une des plus belle page du pacifisme.

  • La culture du chanvre en Limousin

    Adolphe Joanne, dans son ouvrage intitulé Géographie de la Haute-Vienne dressait en 1899 la liste des productions que notre région exportait : chaussures, gants, cuirs, kaolin, châtaignes, bestiaux… (il oubliait la porcelaine). Parmi celles-ci : le chanvre.

     

    cannabis

     

    Un lent déclin

    De la production de chanvre, on tirait des fibres textiles servant à fabriquer le linge d’utilisation courante pour la famille : draps, chemises, torchons, cordages. Vers 1900, sa culture occupait environ 1 500 hectares en Haute-Vienne, sur une surface globale cultivée de 549 000 hectares. À titre de comparaison, le lin n’occupait que 88 hectares. D’après le Larousse Agricole de 1921, qui donnait les rendements à l’hectare, on peut évaluer la production de chanvre en Haute-Vienne à environ 13 000 quintaux de filasse et 6 800 quintaux de graines. À cette époque, les échanges commerciaux s’étaient développés. Mais, sans doute plus par tradition que par nécessité, les paysans limousins continuaient à cultiver le chanvre pour le travailler et fabriquer les vêtements de base. Jusque dans les années 1870, il semble que tous les moyens étaient mis en œuvre pour vivre en quasi-autarcie, surtout dans les régions les plus pauvres. C’étaient les mêmes hommes qui labouraient la terre, semaient le grain, le récoltaient et le faisaient moudre, fabriquant ensuite le pain. Chaque maison possédait un four. Les femmes, elles, étaient peigneuses de chanvre, fileuses, couturières et cuisinières. Pendant des centaines d’années, cette population a vécu sans échanges suivis, ni avec les villes régionales, encore moins avec les provinces voisines.

    C’est à la fin du XIXe siècle que les mentalités commencèrent à changer : les communications devenaient plus faciles et la révolution industrielle était en marche. On commença ainsi à vouloir porter d’autres habits que ceux fabriqués localement, essentiellement à partir du chanvre. Cela entraîna une décroissance rapide des surfaces cultivées en France : 20 000 hectares en 1904 (à comparer avec les chiffres limousins), 12 000 en 1913. En Haute-Vienne, il ne restait que 16 hectares de chènevières en 1929 !

     

    Plantation et récolte

    Chaque ferme ou presque possédait sa chènevière (chenebieras en langue limousine). Il suffit de consulter les anciens cadastres pour s’en persuader. C’était une parcelle de petite taille, située le plus près possible de la maison d’habitation. En effet, les oiseaux, domestiques ou sauvages, étaient friands des graines. La proximité des habitations avait un avantage évident : les enfants ou les femmes, tout en surveillant le bétail ou en cousant ou filant, pouvaient éloigner les dévoreurs de graines en les effrayant. La plante ne poussait bien que dans les terrains relativement humides, soigneusement préparés, labourés et bêchés le plus profondément possible, puis richement amendés. On y enfouissait les fumiers les plus riches en matières azotées et potasses (fumiers de volaille, brebis ou lapin). Il semble également que cette culture nécessitait un chaulage généreux.

    Il convenait ensuite d’achever la préparation des parcelles, en brisant les mottes résultant du bêchage, puis en éliminant au maximum les cailloux et mauvaises herbes. Le chanvre avait aussi des ennemis : la grande cuscute, parasite voisin du liseron, et l’orobanche rameuse. Cette dernière, dépourvue de chlorophylle, puisait sa nourriture dans les racines de ses plantes-hôtes. Lorsque les risques de gelées tardives avaient disparu, on pouvait procéder aux semis. La croissance de la plante étant achevée en deux mois, la récolte pouvait commencer à la fin du mois d’août. Elle se déroulait en deux étapes : on arrachait d’abord les pieds mâles et on laissait les pieds femelles quelques jours supplémentaires pour permettre aux graines de mûrir. Ces dernières, appelées « chènevis », devaient provenir de semis clairs et avoir une couleur gris brillant. C’étaient les gages de bonne qualité des graines qui servaient de nourriture aux volailles et oiseaux de volière. Elles servaient aussi de semences l’année suivante, soit dans la même chènevière, soit en échange avec un autre producteur, pour « changer l’espèce ». Les tiges, assemblées en bottes et liées en trois endroits, étaient ensuite portées au rouissage.

     

    Le rouissage

    pecherie a rouirLe but premier du rouissage était de séparer les fibres textiles du chanvre des substances pectiques qui les agglutinent dans les tiges des plantes. L’opération était rendue possible par les actions conjuguées de plusieurs bactéries évoluant en milieu humide. Une fois l’opération terminée, les fibres pouvaient être isolées. 

    Il existait un rouissage industriel, mais nous ne parlerons ici que des trois autres techniques naturelles : à l’eau courante, à l’eau dormante et sur la terre, ce dernier mode étant aussi appelé « à la rosée ». Dans ce dernier cas, les tiges étaient étalées en couches minces sur une surface végétale vivante : chaume de céréales ou de prairie. Le rouissage se produisait sur la surface des tiges en contact avec le sol, il fallait donc les retourner pour compléter l’opération.

    Le rouissage à l’eau courante était plutôt employé dans les régions du nord, comme la vallée de la Lys. Les bottes, confectionnées de la même façon qu’en Limousin, étaient mises à tremper, soit dans de grandes constructions à claire-voie, soit dans des enceintes faites de pieux plantés dans le lit de la rivière. Quand l’égouttage était jugé suffisant, on déliait les tiges, qui étaient dressées en faisceaux pour achever leur séchage. On faisait de même après le rouissage à l’eau dormante, le plus couramment utilisé en Limousin. Il se pratiquait dans des mares où les bottes étaient immergées dès la récolte. Le rouissage devait être suffisant en deux ou trois semaines quand les tiges se détachaient facilement sur une longueur supérieure à 10 cm. Ce procédé dégageait des odeurs très désagréables. Le Larousse médical de 1921 mettait d’ailleurs en garde contre les dangers du rouissage : maux de tête, vertiges et vomissements.

     

    Teillage, broyage, écancage et peignage

    On appelait teillage, qui ne pouvait commencer qu’avec des tiges parfaitement sèches, le traitement suivant : si le séchage à l’extérieur n’était pas suffisant, on le complétait dans un endroit intérieur, mais peu chauffé, pour éviter l’altération des fibres. Venait enfin le broyage à l’aide d’une lourde machine, appelée broie. Manoeuvrée à la main, ses deux lourdes mâchoires s’encastraient et brisaient totalement les tiges. L’écancage avait pour résultat de débarrasser les fibres textiles du bois subsistant au passage dans la broie. On utilisait un outil de même type que la broie, appelé bargue, qui était plus précis, ses mâchoires s’encastrant dans des espaces plus fins. Les restes de bois étaient ainsi séparés de la filasse. Le peignage enfin consistait à passer la filasse entre des piques de fer, nombreuses et serrées, plantées sur une planche.

    peigneAu terme de ces étapes bien distinctes, le chanvre pouvait être filé. Auparavant, on classait les produits obtenus en trois catégories : le brin servait à fabriquer les lingeries les plus fines, comme les chemises. Les étoupes constituaient la matière première du linge de maison, par exemple les draps. Le produit le plus grossier était utilisé pour les cordages.

     

    Le filage

    Evidemment, seuls les brins et les étoupes étaient filés. Les femmes se chargeaient de cette tâche effectuée de manière complètement artisanale. Dans son livre La société rurale traditionnelle en Limousin, Albert Goursaud décrit ce travail. La fileuse attachait la filasse à une quenouille, puis se munissait d’un fuseau en bois très léger, lequel était surmonté d’une coche en fer. Sur cette dernière était façonnée une rainure terminée par un petit crochet. 

    Prenant entre ses doigts une petite partie de la filasse, la fileuse commençait par confectionner un fil grossier. Une fois ce dernier fixé au crochet, il fallait faire tourner le fuseau très rapidement, de manière à tordre ce fil sur toute sa longueur, tout en l’amincissant. Le fil devait être humidifié avec la salive de l’ouvrière. Pour obtenir plus de salive, elle suçait soit une noisette, soit un noyau de prune, voire une châtaigne sèche. Quand un fuseau était plein, on préparait le suivant après avoir retiré la coche du fuseau garni. 

    Le fil, lavé et blanchi, puis séché une nouvelle fois, était conditionné en pelotes, prêtes dès lors à être travaillées par les tisserands. Chemises, draps, torchons ainsi tissés avaient une solidité indiscutable, aux dires des usagers. Ces derniers avaient cependant le souvenir d’un manque de souplesse, les tissus étant encore plus rêches que ceux appelés « métis ».

     

    Une utilisation marginale des graines

    On a longtemps connu les veillées limousines, instants de convivialité et de repos largement mérités. Dans ces veillées, autour du « cantou », les « gnôrles » (nhôrlas) fusaient, des mariages se concluaient, les légendes locales se transmettaient, de préférence l’hiver quand les jours sont plus courts. À certaines occasions, on utilisait une machine appelée « grille-orge », ou plus généralement « grille-grains ». Des anciens ont rapporté qu’elle servait à griller des graines de chanvre. L’origine de cette pratique est amusante, mais ce n’est qu’une hypothèse. Des soldats des guerres napoléoniennes auraient vu d’autres peuples procéder de cette façon. N’auraient-ils pas confondu le chanvre cultivé en Limousin (cannabis sativa) avec le chanvre indien (cannabis indica) ? Plus sûrement, il faudrait reconnaître à nos ancêtres un don d’essai et de comparaison. Une telle machine était en effet déjà utilisée pour griller orge et blé, appréciés à ce stade. Les paysans les mangeaient ou les mâchouillaient à la manière de chiques. On mettait des braises dans la partie du demi-cylindre percée de trous, la combustion des braises était ainsi activée et les trous laissaient tomber la cendre. Les graines chargées dans le cylindre, actionné par une petite manivelle, étaient grillées régulièrement. Cet usage a été pratiqué assez longtemps en Limousin. Il est perdu depuis près de 80 ans, mais la mémoire collective n’a pas effacé une autre pratique : un ersatz de café, était obtenu dans cette même machine, à base de glands ou orges grillés.

     

    Jean-François Renon

     

    Petit vocabulaire traditionnel du chanvre

    La* barga ou lo* machador : broie
    La cencena : nœud de l’écheveau. On disait qu’une fille bonne à marier devait savoir la défaire.
    La fialairitz : la fileuse
    La cherbe florida : le chanvre femelle (en occitan, le nom est bien féminin)
    Lo charpalh : le chanvre mâle
    Lo brin : le brin
    L’estopas : l’étoupe
    Lo charon : chanvre mis à rouir
    Los bargadis : débris de chanvre broyé

    * lo = prononcer lou / la = prononcer lo

     

  • La fillette et les serpents

    serpentsCeci n’est pas le titre d’une fable ignorée de notre bon La Fontaine. C’est, en résumé, la découverte que firent les fossoyeurs de Saint-Léonard (pas encore de Noblat, Haute-Vienne) un beau matin de février 1888. L’histoire est connue par les archives d’un hebdomadaire local, Le Marchois, dont je reparlerai plus loin. Dont l’entrefilet ne précise pas ce qui conduisit à la découverte – une exhumation ? Mais dans quel but ? L’article précise seulement : “Les fossoyeurs... en creusant une tombe“.

     

    Le cercueil était celui d’une petite fille enterrée depuis 5 ans. Le journal n’en dévoile ni le nom ni l’âge. Toujours est-il que le cercueil exhumé était absolument intact, “en parfait état de conservation“.  Une première curiosité. Une fois ouvert, lit-on dans le canard, (leur) “étonnement se transforma en épouvante“. On dut se rendre à l’évidence : il n’y avait là aucun autre reste humain qu’un peu de la belle chevelure blonde de l’enfant. Par contre, d’où découle l’épouvante, la bière contenait deux énormes serpents. Ils furent pesés : 11 livres chacun ! Qu’imaginer d’autre que ceci : les deux reptiles avaient dévoré le cadavre de l’enfant. La nouvelle faisant rapidement le tour de la ville, le cimetière ne désemplit pas de curieux, il était devenu “the place to be“. Le journaliste avait son avis sur l’engouement provoqué par le spectacle : “les bonnes gens veulent voir du surnaturel en tout“. On s’y croirait presque : 

    - Mais cette petite, elle était bien de la famille de X ?

    - Ah, oui, les sorciers ?

    En effet, cette famille avait depuis des générations, une mauvaise réputation. Pas celle de Brassens, mais presque : les X avaient des secrets cabalistiques, régulièrement transmis par le père mourant au fils aîné. C’est pourquoi l’opinion publique eut cette conclusion : “Le hideux repas fait par les reptiles (devait) être considéré comme une punition divine“.

    Allant plus loin que le chroniqueur du Marchois, l’historien constatera que l’histoire suivait de près une décision du nouveau conseil municipal, ardemment républicain et anti-clérical : les édiles avaient décrété l’interdiction des Ostensions, cette fête septennale où l’on promenait en ville les reliques du saint local. La pauvre petite défunte aurait donc payé pour tout çà ? Les lumières contre l’obscurantisme, ou l’inverse ? Je dis çà, je ne dis rien… L’histoire ne révèle toutefois pas ce que devinrent les serpents monstrueux.

     

    On peut lire l’article du Marchois sur le site des Archives Départementales de la Creuse (cote BIB 222), en date du 8 février 1888. L’hebdomadaire était en effet publié à Bourganeuf, à 20 km de Saint-Léonard, mais en Creuse !

  • Laissez-vous raconter le Limousin en roman historique

    La Guerre du feuBeaucoup de romanciers limousins se sont essayés au genre du roman historique comme Christian Signol (Les Amandiers fleurissaient rouges), Michel Peyramaure (Les tambours sauvages) ou Claude Michelet (Les défricheurs d’éternité). Deux spécialistes nous invitent à mieux découvrir ce genre particulier. Le premier, Daniel Couégnas, nous en propose une approche plus littéraire. Le second, Michel Patinaud, décortique un de ces romans, privilégiant son aspect ethnographique. Bonnes lectures !

     

    Qu’appelle-t-on « roman historique »?

    L’expression peut-être perçue comme un oxymore, puisque le terme « roman » renvoie à la notion de fiction, tandis que l’Histoire est tentative de se rapprocher de la vérité objective du passé ! Le roman historique, ce sont des histoires (« h » minuscule) dans l’Histoire… 

     

    On peut discuter la validité de cette étiquette de « roman historique ». Tout roman (œuvre de fiction longue de plusieurs centaines de pages) n’est-il pas « historique » par un contenu qui s’éloigne de l’époque et du vécu du lecteur à mesure que le temps passe ? Envisagée sous un angle aussi général et englobant, la notion perdrait tout sens et toute valeur heuristique. De ce fait, les spécialistes de l’histoire littéraire et des formes romanesques s’accordent le plus souvent pour parler de « roman historique » dans un sens plus restreint. Dans cette seconde acception, l’écriture et la lecture des œuvres envisagées se construisent autour de trois temporalités : celle des personnages du passé, historiques ou pas, mis en scène par le romancier, celle de ce dernier, forcément décalée dans le temps, celle du lecteur. Ainsi, le roman historique pourrait se définir de la manière la plus simple possible comme une œuvre dont l’auteur n’a pas vécu à la même époque que ses personnages.

    Sous cet angle, et c’est un cas-limite, on s’accorde généralement pour classer parmi les romans historiques Les Chouans ou La Bretagne en 1799 (1829) de Balzac (1799-1850), alors que Le Père Goriot (1835), dont l’action commence en 1819, fait partie des « Études de mœurs » qui procèdent d’une observation directe par l’auteur de ses concitoyens et de la société de son temps, celle de la Restauration.

     

    ivanoheUn passé souvent plus rêvé que réel

    En Europe, la vogue du roman historique naît avec l’écrivain écossais Walter Scott (1771-1832). Amateur d’objets et de livres du passé (c’est le sens du terme « antiquaire » au début du XIXe siècle), Scott écrit des romans dont l’action se déroule au début du XVIIIe siècle lors des conflits entre Angleterre et Écosse (Waverley, 1814), puis d’autres dans un cadre médiéval : Ivanhoe (1820), Quentin Durward (1823). Il essaie de donner au lecteur une reconstitution très vivante et aussi fidèle que possible du passé (modes de vie, coutumes, objets, paysages), compte tenu de l’état des connaissances historiques de son époque. Il a une vision dynamique de l’Histoire. Ses personnages, individus moyens (donc non « historiques », mais fictifs) représentent cependant les forces historico-politiques qui préparent le futur (le chevalier saxon Ivanhoe sert le roi normand Richard, dit « Cœur-de-lion », incarnant ainsi le processus d’unification qui va fonder la nation britannique). 

    Le succès immense de Scott en France et en Europe dans la première moitié du XIXe siècle tient en partie à un besoin d’exotisme temporel, de fascination pour la couleur locale, notamment médiévale. Balzac, Hugo, Dumas père, Mérimée et bien d’autres y seront sensibles. Chacun va trouver dans le roman historique une forme d’évasion vers un passé souvent plus rêvé que réel, mais aussi l’espoir de mieux comprendre l’Histoire comme  moyen de réflexion sur le présent.

     

    Grands de ce monde et gens ordinaires

    Le pain noirDu côté de l’évasion, une subdivision du roman historique, le roman dit « de cape et d’épée » (Dumas et Les Trois Mousquetaires, Féval et Le Bossu) connaîtra un succès populaire immense par l’intermédiaire des publications quotidiennes en feuilleton. Plus tard, dans la seconde moitié du XIXe siècle, l’avancée des sciences préhistoriques et des théories darwiniennes de l’évolution donnera naissance au roman « préhistorique » (Rosny aîné et La Guerre du Feu). Ces différentes formes romanesques ont eu une nombreuse descendance jusqu’à aujourd’hui, même si la fiction emprunte de plus en plus le support médiatique du cinéma et de la télévision. Nécessité romanesque oblige, elles prennent pour fond de décor les périodes les plus troublées et les plus hautes en couleur de l’Histoire (Moyen-Âge, guerres de religions, Révolution, guerres mondiales…) et les régions les plus diverses du globe : ainsi, le roman et le film westerns peuvent s’inscrire dans cette généalogie culturelle, avec, aux origines, Fenimore Cooper, l’auteur du Dernier des Mohicans (1826), qu’admirait tant Balzac.

     

    Avec l’évolution de la recherche historique, de l’Ecole des Annales, du développement de l’Histoire des sensibilités et des mentalités, on notera pour finir que les romanciers 

    « historiques » ne se contentent pas de mettre en scène les grands de ce monde, monarques, généraux, figures connues et, de ce fait, délicates à manier, mais prennent aussi pour personnages les gens ordinaires, issus des classes populaires, à la manière de Georges-Emmanuel Clancier (1914-2018) qui, dans Le Pain noir (1956-1961), romance l’histoire de sa famille au XIXe siècle en Limousin.

     

    Daniel Couégnas

     


     

    Quand un gars de Pigerolles nous transporte dans la Creuse des années 1830

    La belle Rochelaise est l’œuvre d’un romancier bien connu en Limousin, Jean-Guy Soumy. Ce roman raconte les aventures d’Annibal, un gars de Pigerolles, sur le Plateau. Michel Patinaud nous invite à suivre ce héros qui nous en dit beaucoup sur sa région il y a 200 ans...

    L’histoire commence en 1831. Elle est une pure fiction mais dans un cadre historique et social bien précis et très crédible. C’est en cela que l’intrigue est historique, bien que les personnages et événements soient fictifs. Je le qualifierai plutôt de pur roman, dans un contexte historique, qu’on pourrait rattacher à des œuvres comme Les Misérables de Victor Hugo, certains romans des Dumas, de Balzac ou Zola. Voici ce qu’en dit son auteur dans une préface consacrée à un autre roman : « Ce livre n’est pas un roman historique, mais une fiction qui s’inscrit dans l’Histoire. Il s’inspire librement de situations avérées qu’il transpose. Toute ressemblance avec des personnes ayant existé serait fortuite. » Ces phrases s’appliquent parfaitement à La belle Rochelaise.

     

    Annibal et sa belle fiancée

    Nous sommes en septembre 1831, sous le règne de Louis-Philippe. Annibal a 20 ans, il vit au hameau de Combe-Meille, dans la commune de Pigerolles. « Beau, vif et audacieux, il est fait pour l’aventure et les grands espaces. Pas pour l’existence confinée que lui promet ce mariage. » Son malheur commence en effet avec un mariage arrangé par la famille, destin qu’Annibal fuit le jour-même de la cérémonie. Voici comment le non-marié justifie sa désertion auprès du curé et des invités de la noce : il a déjà une fiancée qui l’attend dans un port de la côte charentaise. De cet énorme mensonge, le hasard va faire une réalité. Pour échapper aux reproches et à une vie dont il ne veut pas, il part vers les forêts de Saintonge avec une troupe de scieurs de long. C’est là qu’il va croiser Ester, une belle esclave antillaise en fuite, qu’il aide à échapper à ses maîtres négriers. Dès lors, lui-même sera recherché et sa traque folle favorisée par la rencontre d’une troupe de théâtre itinérante qui parcourt le Périgord, et, au-delà, le Limousin. 

    Ce voyage mouvementé ramènera finalement le couple vers le Plateau de Millevaches où son village de Pigerolles découvre alors avec stupeur la « belle Rochelaise ». Sa beauté n’est pas en cause, mais c’est une « négresse », par qui le scandale arrive. Les amoureux seront bel et bien mariés – au milieu d ‘une grande agitation. Pour s’éloigner des réactions hostiles, leur fuite reprend. L’histoire finira au-delà des mers, en Afrique... Dans ce récit agréable, alerte et prenant, on s’immerge dans une grande aventure, écrite dans une très belle langue, où l’amitié, l’amour et l’espoir triompheront de l’adversité.

     

    Le contexte social et le cadre géographique

    La belle RochelaiseL’histoire commence au pied du Puy des Charrauds, en 1809, puis se déroule autour de Pigerolles, Féniers et Gentioux, avec de rares écarts jusqu’à Felletin. Là, une vieille femme prénommée Clarisse, « qui venait de perdre son troisième enfant en couches », était allée chercher un enfant confié à elle en tant que nourrice, en l’occurrence celui qu’on surnommerait toujours Bramefain, tant il était goulu. Ce garçon, abandonné à la naissance, devenu homme colossal, sera l’ami et le compagnon du héros Annibal tout au long de l’histoire. Nous apercevons là le destin de la plupart des femmes de l’époque : malheurs familiaux renouvelés et rôle social incontournable, une forme de prison. Quand Bramefain se retrouve à nouveau orphelin, il hérite de la masure et doit louer ses bras ici ou là, devenant journalier pour ne pas mourir de faim. C’est dans ce contexte qu’apparaissent les piliers d’une société rurale immuable : le notaire, aux opinions politiques ultra-royalistes, le curé très conservateur et moraliste, le maire, un noble, qui n’est pas élu mais nommé. La Révolution était passée par là, mais n’avait rien changé à la vie des plus humbles.

    C’est avec l’apparition d’Annibal qu’on découvre le cadre de vie, la pauvreté des sols et la rudesse de la nature, un labeur ingrat : « une vie simple, entre quatre murs fendus, sur trois arpents de genêts ». Et au milieu, un destin qui vous échappe, même pour le choix d’une épouse. Le décor peut être résumé ainsi : « des pans de forêts agrippés aux flancs des puys, sur la lande mauve », qui ressemblaient à « des tapisseries lourdes, avec des velours foncés de sapins et des lainages de chênes drus», au milieu desquelles « le vent posait des parfums de tourbe ». Ce tableau peut nous sembler poétique, mais que dire de la rudesse du climat ? Elle est évoquée à travers la vie de la jeune bergère Chloé, qu’aime Bramefain. « Aux derniers jours de septembre, des pluies glacées ruinèrent l’embrasement des feuillages… les fougères gelèrent, chaque matin, la glace refermait les lèvres des rigoles… le froid saisissait la lande… des crevasses entaillaient les doigts de la petite bergère. »

    Comme les pesanteurs sociales, ce milieu naturel était un carcan – séculaire - que la majorité des habitants supportait avec résignation, mis à part quelques hommes épris de liberté.

     

    L’épopée des scieurs de long

    La perspective d’une vie misérable avait fait naître la nécessité pour les hommes de migrer une grande partie de l’année vers les grands chantiers urbains. Les plus nombreux étaient maçons, d’autres étaient scieurs de long ou charpentiers. Les premiers allaient vers Paris et Lyon, de mars à novembre. Les seconds étaient attendus dans les forêts et les ports atlantiques, d’octobre au printemps. À Gentioux, un groupe de sept scieurs se constitue, autour d’un noyau d’anciens, encadrant les plus jeunes. Compte tenu de sa situation familiale, pour Annibal, c’est une aubaine, et Bramefain le suit. Le voyage, les rencontres, le travail… le roman est un véritable reportage sur une vie illustrant parfaitement cette célèbre maxime : « les scieurs de long n’iront pas en enfer, ils l’ont déjà connu sur terre ». On les accompagne dans un long voyage de neuf jours, qui passe par Eymoutiers, Limoges, Chasseneuil, jusqu’à Beurlay en Saintonge ; voyage riche de découvertes, pour les ouvriers comme pour nous. On y croise d’autres groupes de travailleurs migrants. Auparavant, il aura fallu se munir d’un passeport délivré par le maire, connu sous l’appellation de « livret ouvrier », créé sous Napoléon en 1803. Ce document était un moyen de contrôle social pesant qui ajoutait aux contraintes de la société d’origine restée archaïque. Le plus spectaculaire me semble être la cohabitation en forêt avec les bûcherons et les charbonniers. Tout ce monde laborieux est mal perçu des autochtones parce que leur présence réduit leurs droits à glaner le « bois de chique », à ramasser les bois morts, à cueillir quelques fruits sauvages : on n’est pas très loin de l’ancienne société féodale. Sur les chantiers, on découvre la dureté du travail avec le chevalet et les immenses scies, tâche commençant bien avant le jour, finissant à la nuit. Un personnage surnommé Branche d’Or le résume ainsi : « scier n’est pas un métier, c’est un crève-corps ». Une vie quotidienne aussi rude, l’inconfort des cabanes, un labeur aussi long et âpre, rendent salutaires quelques bons moments. Ainsi, c’est en revenant d’une soirée à l’auberge qu’Annibal et Bramefain vont croiser leur destin en la personne d’une belle esclave en fuite, Ester. Commence alors la traque qui les ramènera à Pigerolles.

     

    scieurdelong2Le contexte historique

    La révolution de 1830, dite des « Trois glorieuses », vite confisquée aux manifestants républicains, avait remplacé un roi, Charles X, par un autre, Louis-Philippe. Nos aïeux vivaient désormais sous le régime de la Monarchie de juillet, et l’année 1831 voyait une crise économique terrible. Dans les campagnes, comme celles du Plateau, on l’avait constaté avec l’arrêt des chantiers des grandes villes : les hommes - les maçons - étaient rentrés au pays précocement, 

    « désargentés et tourmentés par la colère qui couvait dans la capitale, plus miséreux qu’ils étaient partis ». Les villages du Plateau étaient tous touchés par ces retours « d’ouvriers défaits, et se retrouvaient eux-mêmes atteints d’une exaspération indéfinissable ». Une raison de plus pour de jeunes hommes comme Annibal, de partir pour une autre quête, les métiers et le commerce du bois n’ayant pas encore été touchés par la crise. On suivait avec lui un ancien emblématique. Jean Coergne, du hameau de Meymat, avait connu les campagnes militaires de l’Empire, jusqu’en Espagne et en Allemagne, et en restait nostalgique. Plus tard, il avait participé aux Trois Glorieuses et leurs barricades, puis il avait dû fuir. C’est à travers ces anciens qu’on découvre le contexte politique : on ne parlait pas république, on vénérait encore Napoléon, on ne croyait plus à un changement.

    Ainsi, le Code forestier de 1827, interdisant les usages ancestraux de la forêt, faisait des propriétaires de nouveaux privilégiés. Ce même code provoqua en Ariège la grande révolte populaire dite « guerre des demoiselles ». Nous en découvrons les conséquences avec les scieurs qui sont d’une certaine façon les otages d’un conflit entre gros propriétaires et population sédentaire. Le roman de Soumy éclaire un point essentiel : la soumission aux autorités, religieuses, politiques, économiques et les résistances engendrées, font irrésistiblement penser à cette expression qui ferait florès plus tard : « classes laborieuses, classes dangereuses ». 

    Voyons maintenant l’histoire d’Ester. Les récentes – et honteuses à mon sens – célébrations du bicentenaire de la mort de Napoléon ont permis de remettre en lumière ce (for)fait : l’empereur avait rétabli l’esclavage dans les colonies. C’est justement de là que venait Ester. Jeune esclave antillaise, elle avait réussi à fuir ses maître-négriers. On est en 1831 et la traite, bien que condamnée, survit encore dans les ports de l’Atlantique. Les différents héros de cette aventure avaient donc de multiples malheurs à affronter ou à fuir. Mais, je l’ai dit plus haut : l’histoire finit bien.

    Tous les amateurs de lecture devraient aimer ce roman, dont l’intrigue centrale est pourtant assez invraisemblable. Sur le Plateau, avant le départ et au retour, notre légendaire « chabatz d’entrar » prend du plomb dans l’aile. Toutefois, aborder l’histoire de cette manière est particulièrement agréable et le résultat très réaliste. Si on souhaite plus de rigueur historique, on peut toujours se documenter dans les nombreux ouvrages écrits par de « vrais » historiens, plus sérieux peut-être, plus ennuyeux probablement. À chacun son  plaisir, à vous de voir.

     

    Michel Patinaud

    Jean-Guy Soumy, La belle Rochelaise, éditions Robert Laffont, 1998.

     

    Dans le roman historique, même les personnages historiques sont fictifs !

    La belle Rochelaise, tel que présenté par Michel Patinaud est un roman intéressant à divers titres. C’est un roman historique très romanesque, ce qui n’est pas incompatible (mais peut faire souffrir les historiens !). La distinction entre roman historique et « fiction qui s’inscrit dans l’Histoire », expression reprise à Soumy, me semble très discutable, au minimum en contradiction avec ma définition (sans doute elle aussi très discutable), du roman historique. Je ne vois pas ce que Michel appelle « un pur roman », car même dans un roman historique la part de fiction est considérable. Les personnages dits historiques eux-mêmes sont pour une large proportion fictifs, car créés par l’imagination de l’auteur. Le Richelieu des Mousquetaires ne correspond que de loin avec la réalité historique mise à jour par les historiens. Soumy écrit bien un roman historique, bien qu’il affirme le contraire, parce qu’il a de l’Histoire une conception complètement datée. L’Histoire, c’est aussi l’étude et la description de la vie des gens humbles du passé et c’est ce qu’il met dans son roman, dans lequel, semble-t-il, on ne trouve ni rois, ni ministres, ni traités, ni batailles présents dans les manuels d’histoire traditionnels. Dans un roman historique, il faut que ce soit historique pour l’auteur (c’est-à-dire d’une autre époque que la sienne).

    Daniel Couègnas
  • Le barrage de Monceaux-la-Virole

    Les travaux débutent durant l’été 1940, sa mise en eau aura lieu à l’automne 1946. L’ouvrage barre la rivière Vézère.

     

    Chantier en 1944

     

    Les hommes au cœur de l’aventure

    Groupe de mineurs et aides mineursÀ l’époque, la construction du barrage est un événement considérable pour Viam et bien d’autres communes aux alentours.

    C’est aussi une sacrée aventure pour les hommes qui ont travaillé sur les chantiers du barrage, du tunnel et de l’usine. 

    En effet, en regardant les photos présentées dans le livre “Il était une fois Viam“, on se projette dans le passé et on comprend mieux ce qu’étaient Viam, Monceaux. Cette vallée de la Vézère, les moulins, l’activité agricole faite de petites exploitations, une ruralité où la mécanisation n’avait pas encore fait son apparition et donc qui procurait un certain nombre d’emplois manuels, mais pas du travail pour tout le monde, ce qui explique ces migrations vers Paris ou Lyon notamment.

    Et tout d’un coup, il y a cet immense chantier qui nécessite des centaines d’embauches. L'évènement est là et au cœur de l’aventure, il y a les hommes. Pour notre association “Les Gens de Viam“, créée en 2003 pour donner la parole à ceux et celles qui ont vécu ce XXe siècle à Viam, il eût été inconvenant de ne pas mettre ces bâtisseurs au cœur de notre exposition 2007 et de cet ouvrage. Nous en avons rencontré quelques-uns, leurs récits constituent à nos yeux des pièces maîtresses : ils sont faits de chair, on y retrouve les souffrances, les peines mais aussi  joie et gaieté et très souvent ce souci du détail, de la précision. 

    N’oublions pas non plus qu’à cette époque, il n’y avait ni pelleteuse, ni bulldozer, les outils pour la construction de la route : la pelle et la pioche! Au tunnel et au barrage, les outils étaient aussi rudimentaires, les burins étaient rois ! Il fallait faire preuve de beaucoup d’ingéniosité, parfois de débrouillardise, d’autant que dans cette période troublée, perturbée par la guerre, les matières premières étaient insuffisantes ou livrées avec retard.

     

    Si les chantiers ont donné du travail à beaucoup d’habitants de notre canton, il a quand même fallu faire appel à de la main-d’oeuvre extérieure, car nombre de Français étaient soit prisonniers de guerre, soit envoyés au STO en Allemagne. Ainsi sont arrivés des étrangers d’Europe, mais aussi de nos colonies françaises : plusieurs dizaines d’Algériens. Il y a eu aussi quelques prisonniers de guerre allemands en fin de chantier.

    Pas d’engins, peu d’outils, les conditions de travail seront donc difficiles et pourtant pas une seule victime sur un chantier aussi vaste et aussi peuplé, quelques blessés  seulement. Mais, il y aura quand même, à plus long terme, cette maladie sournoise, la silicose qui fera son oeuvre surtout chez les mineurs et ceux qui déblayaient le tunnel sans protection aucune. Ainsi l’exploitation de la houille qu’elle soit blanche ou noire fera les mêmes ravages.

    Alors chez ces hommes, qu’ils soient allés de leur plein gré ou parce qu’il fallait gagner un peu de sous pour faire vivre leurs familles et qu’ils n’avaient donc pas le choix, qu’il fallait au contraire saisir l’occasion et se faire embaucher par la THEG (Travaux Hydrauliques et Entreprises Générales) ou la CEEM (Compagnie d’Entreprise Electro-Mécanique), eh bien, chez ces hommes, on ressent la fierté, celle d’avoir de leurs mains fait sortir de terre, le barrage, le tunnel et l’usine, qui font désormais partie de notre patrimoine.

    Et ils l’ont fait pendant la guerre. En effet dès 1942, l’administration allemande surveille de près le chantier et en novembre 1943, il est classé dans la catégorie “S“ ce qui veut dire “entreprise prioritaire pour la puissance occupante“. Ce qui valut quelques distributions de ravitaillement supplémentaires (vin pour les mineurs de la CEEM... et semoule pour la confection du couscous aux Algériens). 

    Tous ces travailleurs du barrage ont vécu cette situation exceptionnelle. Ils en parlent cependant avec beaucoup de retenue, qu’ils aient fait le choix ou non de résister ouvertement à l’occupant, de ne pas subir dans la passivité.  Pour beaucoup cette action de Résistance ne fut peut-être pas spectaculaire, il y avait néanmoins un comportement anti- résignation. Pour d’autres l’activité sera plus dangereuse, afin que la liberté revienne en Haute Corrèze, comme dans toute la France. C’est aussi dans ces conditions que ce barrage sera construit. 

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    1952Avec le recul...

    Alors, plus de 60 ans après, cette simple question: avait-on besoin d’un barrage ? et de ce lac ? Ce récit, nous l’espérons fera encore discuter, comme l’actuel débat sur le nucléaire ou l’implantation d’éoliennes !

    Aujourd’hui encore, il serait vain de prétendre que tout le monde était d’accord avec la construction de ce barrage qui allait transformer notre village et la vallée de la Vézère. Être contraint de vendre ses terres, souvent les meilleures, de voir amputer une propriété familiale, engloutir des souvenirs, ce n’est jamais facile, personne ne dira le contraire, ou alors il ne serait pas cru.

    Et cette exploitation de la houille blanche en Haute Corrèze a-t-elle été source de richesse, à l’origine de l’installation durable d’entreprises nouvelles, d’un développement du commerce et du tourisme ? Le résultat est bien plus contrasté, mais la construction d’un barrage hydroélectrique pouvait-elle être source de tout cela.  C’est-à-dire ce qui était décrit avec lyrisme dans les manuels scolaires d’il y a plus de 60 années !  

     

    L’association “Les gens de Viam“
    Ce texte et ces photos sont extraites du livre “Il était une fois VIAM“, un ouvrage collectif de témoignages, de 288 pages dont 32 en couleur.

    La construction du barrage occupe un tiers de ce livre, mais il est aussi question des premiers habitants de Viam, de l’histoire de plusieurs familles et personnages ayant marqué la commune, le curé Bonneau (1819-1891), la maîtresse d’école, un forgeron et bien d’autres et aussi deux contes inédits du granite et de l’eau. Prix de vente  du livre : 20 € à l’association à Viam (­Corréze) ou par correspondance en ajoutant 3 €.

  • Le retour aux milles sources d’Armand Gatti

    Poète, résistant, journaliste, écrivain, homme de théâtre, penseur et homme d'action, Armand Gatti a une vie qui est un incroyable périple. Débarquant de son Italie natale sur le plateau de Millevaches en 1942 à 16 ans pour entrer en résistance aux côtés de Guingouin, il est arrêté et déporté dans un camp de concentration en Allemagne dont il s'évade en 1943 pour rejoindre à pied le plateau. Puis revenu de son maquis le jeune homme s'engagera comme parachutiste dans les SAS britanniques avec lesquels il finira la guerre.

    Ce fut ensuite le journalisme, le cinéma, la poésie engagée et surtout le théâtre d'abord aux côtés de Jean Vilar et du TNP. Ce sera ensuite la rencontre et le travail artistique avec les "loulous" des cités mais aussi l'utilisation des langages et théories de la science d'aujourd'hui avec ce qu'ils ouvrent comme champs de recherches et de créations.

    Le samedi 29 octobre le vieux lion était de nouveau sur le plateau, à Gentioux. Francis Juchereau nous raconte ce "retour au bercail, là où il naquit une seconde fois et où tout commença pour lui".

     

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    Depuis quelques temps déjà, Armand Gatti revient à la Montagne limousine, sur le plateau de Millevaches. Cet été 2005 encore, en début juillet, Gatti est venu, d'un saut, quelques heures à Tarnac rencontrer et sentir vibrer en lui la vie et la verticalité de "ses morts", de ses arbres….

    Il y retrouve une terre-famille, celle qui l'a accueilli, recueilli, planqué à dix huit ans, en 1942 au temps pionnier de la Résistance. Rude terre hospitalière, couvert de la forêt de la Berbeyrolle inspiratrice d'où il a été vite arraché par les forces vichystes ; puis la prison, la déportation…. Terre-famille à laquelle il ne peut que se reporter irrésistiblement, se reconnectant aux ombres intimes de l'inimaginable chemin vital du fugitif errant à pied depuis le nord de l'Allemagne. Longue marche de cet hiver 1944, pavée de mille peines, par laquelle Gatti, évadé de son camp de concentration, dans un effort inouï gagne une deuxième fois sa citadelle limousine.

    Et l'évadé trouve à nouveau Pierre Hélie et les siens, la Berbeyrolle, le Grand maquis, Guingouin-Raoul. Puis c'est l'envol, la Libération, les voyages dans les insurrections du monde, l'écriture d'une parole combattante et attentive sans promesse…

    Mais, toujours, le retour aux mille sources de la forêt et du plateau limousin : pays constitutif, lieu reconstituant, où l'Homme-paysan en Gatti rejoint familièrement l'Univers et ses forces indicibles, comme le suggère le dernier ouvrage d'Auguste Blanqui, L' Eternité par les astres. Automne 2005 : Hélène Châtelain reçoit à La Maison de l'Arbre à Montreuil trois animateur(e)s du cercle Gramsci de Limoges. L'idée vint alors de proposer à Gatti une lecture publique sur le plateau de Millevaches. Rejoint par Hélène dans la maison familiale piémontaise, Armand Gatti accepte avec joie l'invitation.

    A peine revenus d'Italie, voilà nos deux infatigables ami(e)s dans le train de Limoges. Nous sommes le 29 octobre, Guingouin est mort depuis quelques heures. Gatti l'apprend sur le quai de la gare des Bénédictins ; une émotion intense et discrète l'étreint. Mais nous prenons la route pour Gentioux, et voici la salle des fêtes où la "lecture"-repas auberge espagnole-veillée avec Gatti a été soigneusement arrangée par nos camarades du Plateau.

    Nous étions près de cent ce soir là pour un moment extraordinaire. Il fut question, pêle-mêle, de la Résistance, de Georges Guingouin/Raoul, de la Chine de la Longue Marche, de physique quantique... Gatti nous conta des malheurs que nous ne soupçonnions pas en nous : la violence et la séparation qui nous habite à cause de nos représentations du monde fondées sur une " connerie grecque ", la géométrie d'Euclide. Celle qui a inventé par commodité la droite (et la gauche !), cette figuration qui lacère comme un coup de couteau mais ne correspond à rien de vrai, de vivant : où est la courbure, alors ?

    Il est donc des représentations - des idéologies- qui mutilent en voulant à elles seules capturer le monde en totalité, à en réduire les dimensions, à en inscrire des limites au moyen d'axiomes. Elles s'appellent la géométrie, l'économie, la technoscience, la religion, les sigles… et coupent les humains de la (leur) nature, de l'Univers. Alors, attention ! Au commencement était le verbe et dans les sociétés humaines les paroles font révolution ou enfermement, selon leur caractère.

     

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    Car il est d'autres conceptions et cultures - avec leurs langages - issues de pratiques, plus concrètes (la récolte, les saisons..), plus imaginatives, plus relatives et faisant passerelle avec la nature, l'univers, qui nous permettent d'entretenir d'autres relations avec le temps, l'énergie, l'espace, soi-même, les autres... Gatti nous invite à les chercher, à les découvrir, à les apprendre, à les croiser, à traverser leurs langages. Il nous en envoie, à la volée, quelques belles illustrations. Ce sont : les groupes -mathématiques- d'Evariste Gallois, l'art des jardins zen ; les idéogrammes ; le cinquième point cardinal chinois - le milieu ; "la rencontre à un moment donné d'élément sonores et rythmés, donc la notion de musicalité telle que l'entendait Mallarmé" ; la physique quantique ("les incertitudes d'Heisenberg, ce qui me parait capital au sort du monde")…

    Puis d'un coup, après de longues digressions dont le secret est d'enrichir son discours sans jamais en perdre le fil, le poète nous invite à une ré(in)surrection passionnée de Roger Rouxel : Roger, son double, jeune résistant lyonnais du groupe Manouchian, fusillé, lui, à dix-neuf ans, dont la dernière lettre, à Mathilde, est une lettre d'amour admirée par Thomas Mann.

    Mais encore un fois, avant même de commencer sa lecture, Gatti bifurque. Il nous désigne une autre situation, emblématique de la condition humaine : la déportation, qui l'habite. Et il nous mène vers d'autres lieux, d'autres personnages majeurs sur la carte de sa propre aventure : le camp de Compiègne d'où partait tous les convois de déportés de France, Primo Lévi, Auschwitz, et même Nietzsche qui vécu des scènes de déportation en tant qu'infirmier dans un convoi de blessés durant la guerre de 1870.

    Gatti veut que l'humanité s'enrichisse en s'ouvrant délibérément aux damnés de la terre -condamnés, internés, déportés, relégués, loubards. Pour cela il faut forcer les barrières, trouver des voies leur permettant de participer à la création ; de contribuer à l'art. Il rappelle que même sous le nazisme il y eut, dans les prisons et les camps allemands, des créations artistiques - opéras, peintures… Cette matérialisation de la volonté d'arrachement au travail forcé, à l'asservissement, à l'enfermement, à l'idée d'une mort prochaine doit être considérée dans toute sa grandeur, c'est-à-dire comme proprement humaine.

    Hélène Châtelain intervient à son tour. Elle nous dit que (pour elle et Gatti) l'idée de revenir ici, en Limousin, sur le plateau de Millevaches, datait d'environ 10 ans, alors qu'ils étaient venus monter dans la région la pièce de Gatti L'Enfant Rat et avaient fait déjà à Tulle et à Limoges de belles rencontres. "Il fallait revenir ici, confie-elle, au 'trou de la Berbeyrolle', pour retrouver 'la conjugaison des mots de la Résistance' que la pratique à répétition des commémorations a pétrifiée.

    Pour cela nous avons le très profond désir de fonder ici un lieu de rencontres, d'échanges, de pensée, de création, de partage : un espace naturellement en lien avec les thèmes et questions qui fécondent l'écriture de Gatti, en particulier aujourd'hui. Bien entendu, ce projet ne peut exister que s'il s'appuie sur les désirs et la volonté des gens qui travaillent ici depuis des années, dans cet 'espèce d'humus historique' si particulier que nous cherchons à comprendre".

    Avant d'aborder un repas commun émaillé de mille discussions, dont les éléments apportés par chacun avaient été disposés sur une grande table, Gatti nous raconte l'histoire des Femmes en noir de Tarnac. Il s'agit pour lui d'un des plus grands moments de la Résistance.

    Cela s'est passé pendant la dernière guerre. Huit jeunes étudiants alsaciens réfugiés à Clermont-Ferrand étaient venus en gazogène, accompagnés de leur chien, rejoindre le maquis sur le plateau de Millevaches.

    Arrivés aux abords de Tarnac, il furent arrêtés et abattus par un groupe des forces de l'ordre de Vichy. Après avoir embarqué les corps, dont celui du chien, la troupe vichyste se rendit à la mairie de Tarnac. L'officier ordonna alors au maire de faire creuser huit trous dans le cimetière pour le lendemain matin. Le maire chercha tous les prétextes pour éviter la corvée, mais finit par obtempérer.

    Mais quelle ne fut pas la "surprise" des hommes de main de Pétain quand ils virent le lendemain, dressées derrière chacune des huit fosses, huit femmes entièrement revêtues de noir.

    En une nuit, malgré les graves restrictions et pénuries de l'époque, ces huit femmes de Tarnac avaient récupéré, habits, voiles et chaussures pour se draper de deuil.

    Devant ce spectacle les soudards s'enfuirent et allèrent plus loin dans un bois décharger les cadavres auxquels ils mirent le feu.

    Ainsi, sans arme, par la force de leur seule présence et de leur courage, huit femmes avec la complicité de tout le village ont mis en fuite un groupe armé assassin à la botte des nazis.

     

    Francis Juchereau

    Pour découvrir le parcours inouï de la vie d'Armand Gatti, lire : Armand Gatti Poète de Marc Kravetz, éditions Jean Michel Place 2003. Ce livre peut être emprunté gratuitement au Cercle Gramsci. En faire la demande au 31 rue du Clos Ste Marie 87000 Limoges. Par ailleurs une rencontre aura lieu à la Librairie Passe Temps d'Eymoutiers le samedi 4 février à 15h pour imaginer les suites possibles aux propositions faites par Armand Gatti et Hélène Châtelain. 
  • Le soviet de La Courtine a désormais son livre de référence

    Les Revoltes de la CourtineL’histoire des Russes de la Courtine a déjà fait l’objet de divers ouvrages, y compris par Rémi Adam qui propose avec ce nouveau livre, quelque chose qui ressemble à la somme sur le sujet : 536 pages pour raconter et analyser l’histoire du corps expéditionnaire russe en France et la révolte de La Courtine qui en est l’épisode le plus connu. Une histoire qui, selon Rémi Adam « se situe à la croisée de l’histoire des relations franco-russes, des mutineries et de la révolution de 1917.

    Comment la révolution a-t-elle pu se frayer un chemin jusque dans les tranchées, loin de l’agitation politique de la Russie, apparemment hors de portée de la propagande bolchévique ?

    Par quels canaux cette “contagion” a-t-elle innervé l’ensemble du corps expéditionnaire ?

    Comment est-on passé, d’une “troupe d’élite” dont les hommes et les officiers avaient été sélectionnés avec un soin tout particulier, à la plus importante mutinerie survenue sur le front occidental ? »

     

    En 1915, alors que la guerre s’est enlisée, le gouvernement français prend la chair à canon partout où elle se trouve. L’empire colonial y pourvoit largement, mais c’est encore insuffisant. Paris forme alors le projet de puiser dans les immenses réserves d’hommes de l’allié russe, en échange de quelques livraisons d’armes. C’est un faible apport militaire, mais un magnifique outil de célébration de « l’amitié franco-russe » – jusqu’au moment où la contagion révolutionnaire vient briser les rêves de la propagande. Les deux brigades russes, arrivées en France en 1916, accueillent la nouvelle de la Révolution de février dans le plus grand enthousiasme.

     

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    La détestation du tsar est unanime parmi les hommes. Après le désastre de l’offensive Nivelle dans laquelle elles sont jetées en avril, les brigades se mutinent et exigent leur rapatriement. Elles sont retirées du front, internées à La Courtine, mais rien n’y fait : l’agitation persiste. Elle sera durement réprimée.

     

    Les Révoltés de la Courtine, Histoire du corps expéditionnaire russe en France (1916-1920) - éditions Agone, 2020, 25 €.
  • Le turc et le chevalier

    Le turc et le chevalierDJEM Sultan, un prince ottoman entre Rhodes et Bourganeuf au XVème siècle.

    C'est le titre du second ouvrage de la collection Patrimoine en poche. Sa parution est annoncée pour le début de 2004. JI retracera l'histoire de Djem, prince déchu par son frère Bajazet, plus connu sous le nom de prince Zizim, dont la tour est le symbole emblématique de la ville de Bourganeuf. li s'intéressera surtout aux quatre années de la période limousine de sa captivité. Pour son illustration l'auteur, ingénieur au service archéologique de la DRAC (Direction régionale des affaires culturelles), a rassemblé de très belles miniatures en couleurs et gravures sur bois des peintures des XV et XVIème siècle de la Bibliothèque Nationale de France. En attendant de nous approprier très bientôt cet épisode de notre histoire, l'auteur et son éditeur ont permis à IPNS de publier quelques bonnes feuilles.

     

    Un regard turc sur l'agriculture locale

    Les mois d'errance de ce petit groupe de Turcs au cœur du pays limousin sont l'occasion pour les orientaux de découvrir une contrée aux coutumes et aux paysages exotiques. Deux mentions de la chronique des Vâki'at-i Sultân Cern comportent en effet des observations sur les pratiques agraires locales, du plus grand intérêt puisque nous n'en avons pas connaissance par les sources latines. Nous disposons ainsi d'un témoignage unique d'un compagnon de Djem Sultan sur la pisciculture et la culture des prairies dans la région de Bourganeuf à la fin du XVème siècle !

    Le premier extrait concerne des pratiques relatives au creusement, à l'empoissonnement et à la pêche des étangs. On y apprend également les modalités de transport par charroi des poissons : "Voici l'origine de ce que nous appelons "lacs artificiels". Ils dressent un barrage entre deux collines. Dans la fosse ainsi formée ils font couler l'eau jusqu'à ce qu'elle l'ait remplie. Après quoi ils font venir par charges entières des poissons d'eau douce depuis des lieux distants de cinq à dix jours de route. Ils étendent dans des corbeilles successivement une couche de paille et une couche de poissons. Une fois les corbeilles remplies, ils les chargent sur les bêtes de somme de cette manière. Ils marchent du soir au matin, et s'arrêtant dans la journée, ils replacent les poissons dans l'eau. Puis à la nuit ils chargent de nouveau les poissons de cette manière et repartent. Ainsi se fait le voyage, jusqu'à ce qu'ils jettent ces poissons dans notre lac artificiel".

    On constate que le commerce du poisson, aliment fondamental des jours maigres, est une activité très organisée, et source de profits notables : " .. . ils vident le lac de son eau une fois tous les quatre ou cinq ans ; .. .ils peuvent se saisir des poissons qui y ont proliféré, et vendre pour plusieurs milliers de pièces d'or de poisson. Cependant ils en gardent quelques uns qu'ils replacent dans l'eau pour la reproduction. Puis ils remettent le lac en eau. C'est ainsi qu'ils élèvent le poisson. Chaque fois qu'ils s'apprêtent à organiser un marché, ils l'annoncent aux pays alentours.

    Une foule innombrable vient acheter du poisson de plusieurs jours de route à la ronde, car dans toutes les villes il y a dans les marchés des bassins et des petits récipients où ils engraissent pendant plusieurs mois les poissons vivants. Le chaland regarde, et on lui donne ce qui lui convient".

    Le second extrait, plus court, concerne la mise en place des prairies ensemencées, qui semblent pouvoir être identifiées avec les prairies de fauche, semées d'un mélange de graminées et de légumineuses, qu'évoque Olivier de Serres à la fin du XVIème siècle. Cette technique agricole ne semblait pas aller de soi aux yeux de notre observateur turc : "Quant aux "prairies semées", voici leur origine : ils labourent les pentes des montagnes et les plaines, et y sèment des graines de prairie. Pendant trois ou quatre ans ils n'y font pas de façon, et l'arrosent comme on arrose le trèfle. Cette prairie prend tant de force, et de ce fait pousse si loin ses racines, que la charrue ne peut l'arracher. Après cela on obtient une prairie à qui on ne fait subir aucun dommage en y menant les bêtes ou en la fauchant".

     

    Didier Delhoume
  • Les Cahiers de la La Courtine 1917

    russe16L’association La Courtine 1917 poursuit depuis 7 ans son travail de recherche et de diffusion autour de l’histoire des mutins russes de la Courtine durant la première guerre mondiale (on en reparlera dans un prochain numéro). 

    Une de ses réalisations est l’édition de Cahiers dont le 11e numéro est sorti en septembre. Au sommaire un article d’un historien russe, Maxim Chiniakov, sur le transport des troupes russes de 1916 à 1917 de Russie en France ou la biographie d’un soldat russe, Féodor Zholobov, par son petit-fils, Vania Joloboff : « Après son engagement dans la brigade russe et sa venue en France, puis son séjour à La Courtine, mon grand-père est resté en France. » Trajectoire individuelle et grande histoire se côtoient dans cette revue de plus de 40 pages qui explore à fond une histoire aujourd’hui plus que centenaire.

     

    Pour le commander (12 €) www.lacourtine1917.org 

     

  • Les cinq noms de Résistance de Georges Guingouin

    L'hommage d'Armand Gatti à Georges Guingouin.

     

    armand gattiDans un tableau gigantesque intitulé "Le Cyclope", Paul Rebeyrolle avait rendu par la grâce de la peinture, un grandiose hommage à son ami Guingouin.

    Il manquait au "premier maquisard de France" un monument de la même trempe, tracé cette fois avec des mots, que seul un poète pouvait construire. C'est chose faite avec un poème fleuve de plus de 120 pages qu'Armand Gatti vient juste de terminer et qu'il a bien voulu nous confier pour que nous en publions ici un (court) extrait.

    Ce texte, fort, heurté, imprégné d'Histoire et de luttes, est scandé de mots qui reviennent régulièrement, et d'abord (d'où le titre de l'oeuvre) les cinq noms que porta Guingouin durant la Résistance : Lo Grand comme l'appelaient les gens du pays, Le Chêne qui disait sa puissance, L'Orage nom que lui donnèrent les déserteurs russes faits prisonniers après la bataille du Mont Gargan, Bootstrap nom de guerre que lui attribuèrent les parachutistes anglais du 3ème SAS, et Raoul, son nom de maquis. Gatti explique que ces cinq noms de Résistance furent "les clefs de gamme" de l'épopée de  Guingouin. Ce sont aussi les clefs de gamme de son hommage à la "Résistance guérillère" et à son héros. Les combats maquisards sont "comme notes de musique d'une symphonie à inventer" que Gatti, au fil des lignes invente, installe dans la puissance des mots, des phrases et de la mélodie qui rythme ce texte. On l'entend déjà, ce poème symphonique, dans le vent qui souffle l'hiver sur le plateau, dans le balancement des arbres de la forêt de la Berbeyrolle où Gatti rencontra pour la première fois Raoul-Le Chêne-L'Orage-Bootstrap-Lo Grand.

     

    Cinq fois Georges Guingouin

    Jaillissant

    comme un bouquet de fleurs roses de bruyère

    dit que les combats du maquis

    sont un parfum

    dont les arbres portent la verticalité

    Les mille sources du Plateau

    se mettent aussitôt à chanter

    La Corrèze

    La Creuse

    La Vézère

    et la Vienne en sont la portée

    avec comme clef :

    - les vieilles hêtraies, les futaies ouvertes

    - les couvertures des tourbières avec lesquelles s'abriter de l'intempérie

    - les châtaigniers qui avaient plus d'une fois sauvé des familles de paysans de la famine

    - la main de l'industrie qui se levait dans le paysage en signe de complicité

    - les gorges où les ruisseaux crient la solitude de la pierre

    - les traits d'eau dans les sous bois mousseux donnant naissance à des pactes secrets

    - deux mille excavations qui disent encore les mines d'or petits reliefs évocateurs des luttes des travailleurs que recouvrent maintenant des friches boisées.

    Les sources y sont tutoiement continu.

    Le Limousin restera-t-il

    la symétrie des pays de la Longue Marche

    dont les troubadours médiévaux disaient déjà

    qu'en lui

    le moindre jardin

    valait mieux que la richesse et l'argent

    sur une autre terre

    Ô Georges Guingouin

    Avec ton nom multiplié en Raoul, (lo) Grand,

    l'Orage, le Chêne, Bootstrap

    les acacias des quatre rivières

    élisent en quatre saisons ta présence

    Le vent dans les arbres n'est-il point l'univers

    qui parle ?

    Pour le maquisard

    le chêne de la Berbeyrolle était

    le psalmiste, en chants de la nature,

    dans lequel

    s'agrandissait

    une façon d'être sur terre

    Qu'est-ce qu'un maquisard ?

    une bouteille jetée à la mer

     

    Le poème de Gatti "Les cinq noms de Résistance de Georges Guingouin" sera publié à l'automne aux éditions Le Bruit des Autres à Limoges.
  • Les Limousins dans la Commune de Lyon (1870-1871)

    La ville de Lyon connut un mouvement communal dès le 4 septembre 1870. Différents courants révolutionnaires proclamèrent la République avant même qu’elle le soit à Paris. Nous avons vu dans notre dernier numéro la place importante prise par les « communeux/nards » limousins dans la Commune de Paris, au printemps 1871. Ce deuxième article a pour but de comparer l’implication des travailleurs migrants limousins, du bâtiment essentiellement, dans celle de Lyon. Les résultats de cette enquête sont très étonnants, comme vous allez voir.

     

    Affiche premiere Commune de Lyon

     

    Les événements révolutionnaires de Lyon

    Il convient ici de raconter brièvement les différentes étapes du mouvement communal à Lyon, en soulignant les différences avec celui, plus connu, de Paris. Le premier point – essentiel – est lié au calendrier. L’insurrection de Paris dura du 18 mars 1871 à la « Semaine sanglante » du 21 au 28 mai 1871. À Lyon, elle se déroula en trois phases : on pourrait même dire qu’il y eut 3 Communes de Lyon. Très brèves, mais aussi très espacées : une tentative de prise de contrôle de la mairie le 28 septembre 1870, une reprise de l’agitation dans la violente journée du 20 décembre 1870, puis la véritable émeute du 30 avril 1871. On peut donc considérer que la Commune de Lyon fut triple, mais aussi – a contrario – qu’elle fut unique, puisque les mouvements communalistes ne cessèrent jamais leur activisme dans les intervalles. Autre différence : au contraire de Paris, les nouvelles autorités républicaines, contrôlant fortement la police, ne quittèrent jamais ni les lieux, ni le pouvoir. On pourra aussi relever l’importance accrue de deux mouvements politiques, certes présents à Paris, mais pris dans un ensemble plus vaste : l’AIT(Association Internationale des Travailleurs, créée en 1864, où dominent alors les Marxistes, dite « Ière Internationale ») et le groupe des amis de Bakounine, anarchistes, à cette époque toujours membres de l’AIT Bakounine arriva à Lyon le 14 septembre, venant de Suisse, où il était réfugié. Deux autres points sont à souligner à Lyon, et c’est étonnant. S’il a bien existé une Commune, elle fut dominée par des partisans de Blanqui, socialistes révolutionnaires, et elle se déroula … AVANT la première insurrection du 18 septembre. Dès le 4 septembre, la ville était dirigée de fait par des groupes révolutionnaires se rattachant à différentes branches du mouvement ouvrier, mais où tant l’A.I.T que les partisans de Bakounine étaient minoritaires. Durant deux semaines, le pouvoir fut aux mains d’un Comité de Salut Public, dissout sous l’influence des républicains modérés. Pour un éclairage complet, on pourra consulter le livre Les communards à Lyon de Mathieu Rabbe (Editions Atelier de Création Libertaire, 2015).

     

    Les Limousins ? une absence étonnante

    Depuis des décennies, les Limousins étaient traditionnellement très nombreux dans la population ouvrière lyonnaise : maçons, plâtriers, paveurs, fumistes, charpentiers… Ils venaient surtout du sud et sud-est de la Creuse, notamment des Combrailles, un peu moins de Corrèze et Haute-Vienne. 

    Une grande partie avait déjà choisi une installation définitive dans la région. Jean-Luc de Ochandiano (Lyon, un chantier limousin 2011, lire IPNS n° 16, 2006) donne des chiffres de plusieurs milliers. Lorsque j’ai commencé cette recherche, je pensais trouver de nombreuses traces de la présence des Limousins dans l’insurrection communale. Ainsi, M. Rabbe cite-t-il 430 communards condamnés à la suite des événements – on remarquera l’écart énorme avec les chiffres de Paris (11 500). Nous parlons bien ici des condamnés, et non des inculpés, Rabbe ayant choisi de se focaliser sur les premiers. 77 % provenaient de la région lyonnaise, dont 50 % de la ville-même. Seulement 84 étaient originaires du reste de la France (dont 8 Auvergnats), et 15 étrangers. AUCUN limousin. Or, il y avait bien une tradition de luttes sociales dans les corporations de maçons limousins, beaucoup avaient soutenu la grève des canuts en 1831, leurs revendications étant les mêmes. Jean Huguet, de Beaumont, fut ainsi condamné pour « rébellion ». D’autres encore, lors de la grande grève d’avril 1848, ou des barricades de 1851. Vingt ans plus tard : RIEN. Ce constat est désarmant, à tel point qu’il faut bien lui trouver une ou des explications. Aucun des deux auteurs de référence n’a remarqué ce paradoxe, mais par contre, ils fournissent des arguments « entre les lignes ». Il faut être très attentif au calendrier et à la chronologie. 

     

    Une question idéologique ?

    La Commune by Georges PilotellC’est une remarque de Martin Nadaud (Mémoires de Léonard, ancien garçon maçon) qui peut nous mettre la puce à l’oreille. Il signale que les maçons « lyonnais », contrairement aux « parisiens », avaient la réputation de montrer peu d’intérêt pour la politique. Comme Ochandiano, je pense qu’il faut nuancer cette image. Elle repose sur un quiproquo : la politique est-elle nourrie de revendications sociales (salaires, conditions de travail) ou démocratiques (régime politique, droit de vote). Pour certains, les deux étaient liées, pour nos Limousins, il est clair que les premières motivations primaient. En voici l’explication. 

    Il convient de bien observer les événements du printemps 1870 - précédant la guerre franco-allemande - ainsi que les premiers jours de la République. Les maçons, où les Limousins étaient majoritaires, s’étaient mis en grève en mai 1870, avec pour revendications : journée de 10 heures et augmentation du salaire horaire de 40 à 50 cts. Le refus des patrons (parmi lesquels de nombreux Limousins !) durcit la grève. Sur 7 membres de la commission de grève, on trouvait 3 Creusois, 2 Hauts-Viennois et elle était présidée par un nommé Leclair, 35 ans, de Nedde. Cette omniprésence des Limousins dans la lutte est remarquable ; ils formaient avec les Auvergnats 75 % de la profession. La principale mesure de grève est « le retour au pays », on prive ainsi les patrons de leur main d’œuvre. 1 000 maçons sur 3 000 font ce choix. Après plusieurs semaines de conflit, les grévistes obtiennent les 10 heures journalières et 45 centimes. La plupart ne reviendront qu’au printemps suivant. Ces travailleurs, comme les mobilisés de la guerre, étaient par définition absents en septembre. Et pour ceux qui étaient restés, l’avènement de la République apporta une solution à saisir. La guerre continuait, les Prussiens étaient arrivés en Saône-et-Loire. Les nouvelles autorités considérèrent qu’il fallait d’urgence renforcer le système de défense de la ville, constitué essentiellement de forts. Des ateliers publics furent mis en place, proposant 15 000 emplois. Pour les Limousins restés sur place, c’était une aubaine. Durant le mois de septembre 1870, marqué par une très forte agitation, les maçons travaillaient ! Tout simplement parce que durant la dure et longue grève de mai-juin, ils n’avaient pas été payés. Beaucoup de travailleurs saisonniers étaient encore présents, mais en décembre, ils étaient repartis passer l’hiver dans leurs villages. En avril 1871, ils étaient tout juste revenus. Voilà pour l’explication « temporelle ». En réalité, c’est plus compliqué que cela. 

     

    Qui étaient précisément ces travailleurs du bâtiment ?

    Il est à noter que très peu d’entre eux étaient engagés dans des mouvements comme l’AIT, créée en 1864 (dite Ière internationale), ou encore la Libre Pensée ou la Franc-maçonnerie. Si la majorité de nos Limousins était déjà gagnée au socialisme, ils avaient plutôt comme référence Pierre Leroux. À Lyon s’affrontaient grosso modo – au risque de caricaturer – trois tendances : les républicains modérés - ceux qui suivaient Gambetta - , les révolutionnaires de l’AIT qui se déchiraient entre marxistes et anarchistes (Bakounine était accouru depuis la Suisse), et enfin les blanquistes, très représentés dans le mouvement lyonnais. Et la République alors ? il est évident que les gars du bâtiment étaient républicains, mais beaucoup avaient été échaudés par la répression de juin 1848 (lire Les révoltés d’Ajain de Michèle Laforest, éditions Albin Michel, 2001). Une forte tendance pacifiste existait aussi. Au contraire du gouvernement de Défense Nationale, elle souhaitait l’arrêt de la guerre. Allait-on se battre aux côtés de gens qu’on ne comprenait pas (les anarchistes), pour une cause incertaine (la nouvelle république) ? L’origine géographique a beaucoup d’importance. Jusqu’aux années 1870, les Creusois les plus nombreux venaient de l’est du département, pour simplifier des Combrailles, partie la plus cléricale et la plus modérée politiquement. Il faut donc compter avec l’influence de la religion et des grands propriétaires (où dominaient les royalistes). Ce n’est qu’à partir des années 1880 que les travailleurs issus des Combrailles délaissèrent Lyon, pour devenir mineurs (découverte des mines de charbon dans l’Allier et le Cantal). Ils furent alors suppléés par l’arrivée massive de gens de l’ouest du Plateau, en général plus radicaux (catégorie qui est la mieux connue aujourd’hui). Enfin, il ne faudrait pas oublier la question identitaire. Les Limousins étaient réputés très fermés, vivant en communauté, notamment à La Guillotière, beaucoup plus qu’à Paris, où ils étaient dispersés. Bien sûr, c’est dans ce cœur de Lyon que bouillonnaient les idées communardes, et on pouvait y fréquenter les petits artisans, boutiquiers ou compagnons plus politisés. La position a priori curieuse des Limousins me semble relever de cette question : « on y va tous ou aucun », d’autant que la majorité d’entre eux n’était plus là. La Commune : ce n’était pas vraiment leur combat. C’est aussi bête que ça.

     

    Michel Patinaud 
  • Les Limousins dans la maçonnerie lyonnaise (1848-1914)

    L'Association "Les maçons de la Creuse" (2 petite rue du clocher à Felletin) organise des conférences à l'occasion de ses "sorties découverte". C'est dans ce cadre que Jean-Luc De Ochandiano, enseignant-chercheur à l'université de Clermont Ferrand, a présenté son travail de recherche sur les maçons limousins à Lyon au XIX° siècle. Ses nombreux auditeurs dans la salle polyvalente de Gentioux, captivés par la qualité de son exposé, souhaitent ardemment qu'ils reviennent bientôt présenter la période couvrant la première moitié du XX° siècle. Pour IPNS le conférencier a accepté de brosser quelques jalons essentiels de cette migration. On pourra lire l'intégralité de sa conférence dans le Bulletin de liaison de l'association "Les Maçons de la Creuse".

     

    macon creusoisAu moment de la révolution de 1848, la corporation des maçons de Lyon se distingue des autres corps de métier du bâtiment par le fait que plus de 75% de sa main d’oeuvre vient du Limousin et de l’Auvergne. Deux zones sont en fait de très fortes pourvoyeuses de maçons : la Combraille, à cheval sur les départements de la Creuse et du Puy-de-Dôme, et le plateau de Millevaches.

     

    Les limousins de la maçonnerie dans l’espace urbain

    Au milieu du 19e siècle, les maçons venant du Massif Central se logent très majoritairement dans le quartier de l’Hôtel-Dieu qui est situé dans la presqu’île, au débouché du pont qui relie La Guillotière à Lyon. Ce quartier est l’un des plus misérables de la ville et un des plus délabrés. Des populations pauvres très diverses, souvent migrantes, y vivent alors dans des conditions précaires. Mais les ouvriers de la maçonnerie s’y distinguent fortement : ils donnent l’impression de constituer un groupe à part, relativement clos sur lui-même : les migrants de la maçonnerie arrivent en groupes compacts ; ils vivent pour la plupart, dans des garnis tenus par des maçons et destinés exclusivement à recevoir des ouvriers de cette profession. Les migrants de la maçonnerie semblent vouloir préserver un entre-soi à la fois professionnel et villageois

    A partir du milieu des années 1850, Lyon connaît des travaux d’urbanisme de très grande ampleur visant, notamment, à rénover la presqu’île. Ces chantiers gigantesques ont eu deux conséquences pour la corporation des maçons. D’une part, ils produisent une demande énorme de main d’oeuvre et une croissance de la corporation qui a pu atteindre alors aux alentours de 5000 ouvriers. D’autre part, le quartier de l’Hôtel-Dieu est éventré par le percement de la rue Impériale (actuelle rue de la République) et les travaux d’alignement des rues adjacentes. Les nouvelles constructions, luxueuses, ne sont pas destinées à accueillir une population pauvre. Lesmigrants limousins sont donc obligés de quitter le centre ville et passent de l’autrecôté du Rhône pour s’installer à La Guillotière qui vient d’être annexée à Lyon en 1852. A l’époque, ce faubourg est encore une zone insalubre, sous la menace continuelle des crues du Rhône. Mais c’est aussi un quartier qui est en pleine croissance, où s’installent les usines nouvelles, notamment les plus polluantes (chimie, fonderie, métallurgie), et qui est en train de devenir le coeur du monde ouvrier lyonnais à la place du quartier de la Croix-Rousse qui voit son activité de tissage de la soie décliner fortement.

    La Guillotière va constituer, jusqu’à la seconde Guerre Mondiale, le centre vital de l’activité des migrants de la maçonnerie : il accueille rapidement la plupart des garnis de maçons et la plus grande partie des nombreuses entreprises de maçonnerie créées dans la deuxième moitié du 19e siècle, par des limousins. Quand les syndicats ouvriers apparaissent, à la fin des années 1870, ils s’installent au coeur de ce quartier. On y trouve aussi un réseau extrêmement dense de petits commerces et de cafés tenus par des limousins liés aux maçons (cafés Mouriéras, Gadinaud, Sirieix, Pimpaud, etc.). Dans ce quartier, les limousins, qui menaient une existence véritablement à part du reste de lapopulation lyonnaise, vont petit à petit s’intégrer au monde ouvrier et, à la fin du 19e siècle, se reconnaître une communauté de destin avec le reste de la « classe ouvrière ». Ce changement d’attitude correspond aussi à une évolution dans les pratiques migratoires qui s’affirme à partir des années 1880-1890 : les limousins de la maçonnerie viennent de plus en plus à Lyon pour s’y installer définitivement. La filière migratoire venant du Massif Central se resserre d’ailleurs presque exclusivement sur le plateau de Millevaches, celle de la Combraille s’amenuisant fortement à la fin du 19e siècle.

     

    La maçonnerie et les autres métiers du bâtiment

    Au moment où la corporation des maçons connaît un déplacement de son centre de gravité géographique, elle connaît aussi des évolutions importantes d’un point de vue professionnel, notamment dans son rapport aux autres métiers du bâtiment.

    L’industrie du bâtiment, au milieu du 19e siècle, est marquée par une très forte hiérarchisation des métiers. Les corporations organisées autour du compagnonnage (charpentiers, menuisiers, serruriers…) dominent cette industrie et montrent un profond mépris pour les métiers moins valorisés, notamment ceux du gros oeuvre. Les ouvriers de la maçonnerie subissent donc, à l’époque, une double forme de discrimination : ils sont considérés comme des « étrangers » à la ville et on ne reconnaît aucune valeur à leur travail.

    La seconde moitié du 19e siècle constitue un période de forte transformation. L’apparition de nouveaux matériaux (la charpente en fer, le mâchefer, le ciment), l’introduction de techniques nouvelles (la scie mécanique) produisent des déclassements importants dans certaines corporations : cela est très sensible notamment chez les charpentiers, les menuisiers, les tailleurs de pierre qui voient leurs effectifs fondre en l’espace de quelques décennies et les ouvriers de ces métiers réduits, de plus en plus, à des activités répétitives où la créativité est bien souvent absente. A l’inverse, les grands travaux du Second Empire puis les projets urbains de la 3e République ont conduit au développement de la corporation des maçons et de celle des terrassiers. Elles deviennent, de loin, les corporations les plus fortes numériquement. Les transformations techniques du 19e siècle ont aussi été favorables aux limousins sur un autre plan : deux corporations se détachent de celle des maçons sans affecter d’ailleurs la force numérique de ce groupe professionnel : à la fin des années 1870, naît la corporation des cimentiers-tyroliens (qui réalisent les façades en ciment) ; dans les années 1880, naît celle des briqueteurs-fumistes (qui construisent les fours et cheminées industrielles). Ces deux corporations vont devenir, dans la première moitié du 20e siècle, les refuges des ouvriers d’origine limousine alors que celle des maçons connaît une diversification de l’origine de sa main d’oeuvre.

    Au tournant du 19e et du 20e siècle, la corporation des maçons de Lyon s’impose comme la corporation centrale du bâtiment. Aussi bien pour les patrons que pour les ouvriers, rien ne peut se décider sans l’aval des maçons. On assiste donc à un véritable renversement des relations entre métiers du bâtiment en l’espace d’une cinquantaine d’années.

     

    Les luttes sociales dans la maçonnerie lyonnaise

    Les relations entre patrons et ouvriers dans la maçonnerie lyonnaise sont paradoxales au 19e siècle. Elles sont marquées par des conflits récurrents mais de nombreux signes montrent aussi une grande proximité entre employeurs et salariés, notamment dans les nombreuses petites entreprises où leurs conditions d’existence sont souvent assez proches. A partir des années 1890, on sent, par contre, monter une tension, en particulier du fait de l’émergence d’entreprises plus importantes où les relations de travail sont plus dures. La première organisation ouvrière naît en 1877 mais le syndicalisme ne commence à prendre de l’ampleur qu’après la grande grève de 1897. Ce conflit, qui dure 3 mois, met les maçons au premier plan des luttes sociales du bâtiment lyonnais. Pendant cette grève, les dirigeants du mouvement, pour la plupart limousins, imposent une cessation du travail presque totale, un contrôle strict des chantiers et une chasse aux «renards» (les non-grévistes) impitoyable. Mais, là encore, les maçons ont du mal à sortir de leur réserve. Pendant le conflit, par exemple, ils refusent de se rallier à un projet de grève générale du bâtiment de Lyon que prônent plusieurs corporations lyonnaise au motif qu’ils «ont bien assez à faire chez eux, sans se préoccuper de ce qui se passe dans les autres corporations».

    La première décennie du 20e siècle constitue une période charnière qui va conduire les maçons vers une autre forme de syndicalisme plus sensible à des questions sociales dépassant le seul cadre corporatif. La grève de 1910 constitue le moment de cristallisation de ces transformations. A l’issue de ce mouvement, mené par de jeunes militants, la plupart limousins – dont le corrézien Antoine Charrial qui jouera, ensuite, pendant plusieurs décennies, un grand rôle dans le bâtiment lyonnais – le syndicat des maçons de Lyon adhère à la fédération CGT du bâtiment, à la Bourse du Travail, à la Ligue d’Action du Bâtiment (structure créée en 1908 qui regroupe les différents syndicats du bâtiment de Lyon). Le syndicat crée, en 1911, un journal bimensuel, L’ouvrier maçon.

    Mais surtout, après la grève, cette organisation met en place de nouvelles formes de luttes. En particulier, elle essaie d’imposer une adhésion obligatoire des maçons au syndicat pour regrouper l’ensemble de la corporation en son sein et former un bloc ouvrier sans faille. Pour arriver à ses fins, elle impose, par le rapport de force avec les patrons, des délégués de chantiers qui sont chargés de contrôler que les ouvriers sont bien porteurs de leur carte de la CGT à jour. A la veille du premier conflit mondial, ces délégués commencent à être épaulés par des équipes de militants qui vont de chantiers en chantiers en vélo pour contrôler les cartes à l’entrée ou à la sortie du travail. Ces nouvelles méthodes de mobilisation permettent au syndicat des maçons de regrouper 3 000 adhérents à la veille de la guerre.

     

    L’imposition de la carte confédérale à l’ensemble des maçons de Lyon marque définitivement la volonté, de la part en particulier des limousins, de sortir de l’isolement. En effet, la possession de la carte confédérale est clairement vue, en 1910, comme un acte d’adhésion à la classe ouvrière organisée au-delà des particularismes locaux ou nationaux. Les maçons de Lyon, en 1914, sont définitivement devenus des «ouvriers», porteurs des valeurs de cette classe sociale, et non plus des ruraux exilés dans un espace au sein duquel ils ont eu, pendant longtemps, du mal à trouver leur place.

     

    L’auteur de cet article, qui effectue un doctorat sur l’histoire des ouvriers du bâtiment de Lyon, cherche tout document (lettres, journaux, contrats de travail, mémoires, etc.) ou tout témoignage touchant aux migrations limousines dans la maçonnerie lyonnaise au 19e siècle et dans la première moitié du 20e siècle. Contacts : De Ochandiano Jean-Luc - 37, rue de Blanzat - 63100 Clermont-Ferrand Mail : Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser. 
  • Les luttes en pays limousin au cours des siècles

    C'est dans les Commentaires de Jules César qu'apparaît le nom celtique de Lémovices désignant la population de cette région, mélange de Celtes, de Ligures et d'ibères, et dont la capitale était Ritu, à l'emplacement de Limoges.

     

    le cyclope eymoutiers rebeyrolleL'invasion romaine

    Les Lémovices luttent avec acharnement contre les "légions romaines". Lors du siège d'Alésia où s'était retranché Vercingétorix (52 ans avant J.C.) ils répondent à l'appel au secours de ce dernier comme toutes les tribus gauloises coalisées, le prince Sédulix à leur tête. Mais cette tentative désespérée tourne au désastre et Sédulix est tué parmi des milliers d'autres braves. Vercingétorix se rend. Les légions romaines occupent la région lémovique. La dernière défense des Lémovices sera le bastion d'Uzerche. La répression des légions romaines est terrible, beaucoup de bourgades sont incendiées, leurs habitants massacrés ou réduits à l'esclavage.• Sous les "Proconsuls romains" le Limousin devient galloromain, Ritu devient Augustoritum et comptera jusqu'à 20 000 habitants.

    Soldats et centurions romains, leur temps fini, s'installent dans la région, deviennent propriétaires de vastes étendues de terrain au centre desquelles s'élèvent d'imposantes villas dont on retrouve de nos jours de nombreux vestiges.

    Le parler populaire constitué d'un mélange de celte et de latin donnera la langue d'Oc, langue parlée dans cette région couverte de forêts aux noms de localités évocateurs Chateauneuf-la-Forêt, Saint Gilles-les-Forêts...

     

    L'invasion des Wisigoths

    Les Wisigoths venant d'Espagne s'emparent de toute l'Aquitaine en 418. Ils poussent leur conquête jusqu'à la "Marchia lemovicia" qui tombe en leur pouvoir et l'occupent. Mais Clovis, à la tête des Fràncs, bat les Wisigoths à Vouillé près de Poitiers en 507, les refoulant en Espagne.

     

    L'invasion anglaise

    Au Moyen âge, les guerres étendent leurs ravages. Pour y échapper la population se réfugie dans de grands souterrains (étymologie de "La Souterraine'', survivance de l'époque ; étymologie de "Sussac", futur haut lieu du Maquis limousin, "A sus et à sac", mot de ralliement des guerriers). Le vicomte de Limoges est vassal du duc d'Aquitaine. La fille de ce dernier, Aliénor d'Aquitaine, répudiée par Louis VII, épousant Henri Plantagenet, le duché d'Aquitaine devient vassal du roi d'Angleterre. Le vicomte de Limoges refuse cette suzeraineté. Le fils d'Henri Il Plantagenet, devenu le roi "Richard Coeur de Lion" trouvera la mort au siège de Châlus en 1199.

    Plus tard, pendant la guerre de Cent ans, le fils d'Edouard Ill, le Prince Noir, s'emparera de Limoges et passera toute la population au fil de l'épée (il avait capturé à Poitiers, en 1356, le roi de France Jean le Bon).

     

    L'invasion allemande

    Le 11 novembre 1942, dans le cadre de l'occupation de la zone dite "libre" les unités allemandes déferleront sur le Limousin. Dans la région R5, les résistants lèveront une véritable armée comptant à elle seule 67 250 combattants : sur 20 régiments FFI formés en France, elle en fournira 9.

    Dès mai 1944, le commandement allemand ordonnera à ses troupes de ne plus "circuler que dans des convois bien armés comprenant au moins trois véhicules" dans cette zone.

    La terre limousine connaîtra les représailles de l'ennemi exaspéré : ce seront les pendus de Tulle (Corrèze), les fusillés de Combeauvert (Creuse), l'holocauste d'Oradour sur Glane (Haute-Vienne) où les hommes étant massacrés, femmes et enfants seront brûlés vifs dans la petite église. Il faut noter le rôle important que jouera la Résistance limousine en retardant la llème division blindée SS "Das Reich" dans sa marche sur la Normandie. Alors que le général Lammerding avait reçu le 9 juin après-midi à Limoges l'ordre impératif de rejoindre cette zone, ce n'est ni le 10, ni le 11 , malgré un rappel pressant du Haut commandement allemand, mais le 12 que la division put faire mouvement vers le front de la Normandie. 48 heures avaient été perdues par elle alors que les heures étaient si précieuses, décidant du succès du débarquement. donc du sort de la guerre.

    Le général Von Choltitz qui commandait le 84ème Corps d'Armée face débarquement évoquera, non sans amertume, dans mémoires : "l'absence de deux à trois divisions blindées qui auraient suffi à rejeter l'assaillant à la mer''. Et le généralissime américain Eisenhower dans son livre Les opérations en Europe des forces expéditionnaires alliées notera : "un certain nombre de renforts allemands furent envoyés sur le front de Normandie mais les perspectives de notre ennemi n'étaient pas brillantes...

    Dans le sud de la France, il n'avait que 12 divisions dont 7 ou 8 seulement étaient disponibles pour garder la côte, grâce à l'action du maquis à l'intérieur du pays". Malgré un armement dérisoire face aux blindés, comme jadis les faux paysans contre les cuirassés des seigneurs féodaux, une automitrailleuse est enlevée au 4ème régiment blindé de grenadiers "Der Führer'' à Sainte Anne Saint Priest et la "Das Reich" perdra en Limousin le "héros de la division", le Sturmbannführer Kampfe, décoré successivement de la Croix de Fer de 2ème classe, de celle de 1ère classe, puis de la plus haute distinction militaire allemande, la "Ritterkreuz" (Croix de chevalier).

    Le général Eisenhower déclara également, rendant justice à la Résistance française qui aida beaucoup à la victoire : "Notre quartier général estimait que, par moments, la valeur de l'aide apportée par les FFI à la campagne représentait l'équivalent en hommes de 15 divisions et grâce à leur assistance, la rapidité de notre avance à travers la France fut grandement facilitée".

    La Résistance limousine, de plus, libérera par ses propres forces tout son territoire et, alors qu'unanimement les résistants reconnaîtront Lyon pour "la capitale de la Résistance" française, Limoges peut revendiquer le titre de "Capitale du Maquis" aux yeux des générations futures.

     

    L'insurrection des "Croquants"

    Outre les luttes de résistance aux invasions ennemies, il faut noter le mouvement d'émancipation paysanne qui souleva cette région en 1592. Exaspérée par la misère, les pillages et les crimes commis par des troupes d'aventuriers, tantôt papistes, tantôt huguenots qui rançonnaient le pays, le peuple se souleva. Ce furent les gens de Crocq, une paroisse près d'Aubusson en Creuse, qui furent les initiateurs de cette révolte paysanne. Bientôt trente à quarante mille laboureurs et manouvriers armés de fourches et de faux se dressèrent contre les soldats mercenaires sur le plateau de Millevaches, les paysans appelèrent le peuple des villes à prendre les armes : "Communes assemblées, nous vous prions vous armer incontinent comme nous pour la juste et saincte occasion que nous en avons et nous empêcherons et éviterons mille voleries et assassinats, exactions, pilleries et pétardements qu'ont accoutumé de faire cy devant un tas de voleurs et bridevaches et nos bergers garderont nos vaches et nous, nous mangerons notre pain sans être plus gêné et tyrannisés comme nous l'avons été par cy devant et ce faisant nous ne pourrons faillir que ne tenions la province en paix".

    Les Croquants se posaient en réformateurs de la société. Lambert, gouverneur du Limousin, d'Albain, gouverneur de la Marche, puis le général de Matignon écrasèrent l'insurrection. Les troubles prirent fin en 1596. Les insurgés furent de nouveau soumis au joug féodal mais ils obtinrent cependant la remise des "tailles arriérées". La taille était un lourd impôt payé au roi, équivalent environ au dixième des revenus. Les nobles et les membres du clergé en étaient exemptés.

     

    Georges Guingouin

    Nous remercions Gérard Monédiaire de nous avoir communiqué ce texte. Illustration : Paul Rebeyrolle, Le cyclope, hommage à Georges Guingouin (Espace Rebeyrolle d'Eymoutiers)

     

    Quand Georges Guingouin évoque l'histoire limousine

    Georges Guingouin a été un héros de l'histoire limousine et a fait du combat sa principale raison de vivre. Dès lors, il est bien naturel qu'il lise l'histoire du Limousin à travers le prisme de la lutte. C'est ce qu'il a fait dans les années 70, dans un texte resté inédit que nous publions aujourd'hui. Pour lui, l'histoire de la région est d'abord celle des invasions et des guerres, mais aussi, parallèlement des révoltes et des refus. Se replaçant lui même dans cette histoire aux allures d'épopée, il se situe de manière révélatrice, sans souci de chronologie, entre la chevauchée sanglante du Prince Noir de 1356 et l'insurrection des "croquants• de 1592.
    Bien sûr, certaines assertions pourraient être controversées : la capitale gauloise Ritu, qui aurait précédé la romaine Augustoritum (Limoges) n'a peut être jamais existé; il n'est pas certain que les "croquants" doivent leur nom au bourg creusais de Crocq ; Ce n'est pas à Uzerche que résistèrent les derniers gaulois mais au Puy d'lssolud près de Brive ; etc.
    Mais là n'est pas le plus important. L'histoire limousine exposée par Guingouin est comme la légitimation de sa propre lutte contre l'occupant nazi et de sa résistance à toutes les formes d'oppression.
    Cette "leçon d'histoire" est la revendication d'un héritage. Des valeureux Lémovices qui "répondent à l'appel au secours" de Vercingétorix aux maquisards qui ralentirent les années allemandes et contribuèrent à la victoire de 1945, en passant par les révoltes paysannes du XVlème siècle et les guerres médiévales où, comme lui de 1940 à 1944, les populations se réfugièrent dans des "souterrains", Guingouin tisse la toile haute en couleurs de toutes les résistances limousines.
    Du coup ce texte nous apparaît comme le manifeste d'un lutteur acharné et fidèle, y compris à la longue histoire de sa région.
  • Les maçons limousins à Lyon et l’action syndicale (1914-1940)

    Dans son n°16, IPNS avait publié un article de l'historien Jean Luc De Ochandiano consacré à l'histoire des maçons limousins à Lyon de 1848 à 1914. Il nous livre ici la suite de ce travail, correspondant à la période 1914-1940. Bientôt, un ouvrage édité sous l'égide de l'association "Les maçons de la Creuse" reprendra l'ensemble du travail de Jean Luc De Ochandiano.

     

    lyonRetour sur la période 1848-1914

    Pour comprendre l’histoire des Limousins de la maçonnerie de Lyon au cours de la première moitié du 20e siècle, il faut d’abord se pencher sur le moment de rupture que constitua pour eux la fin du 19e siècle. Cette période constitua le moment d’apogée des migrations temporaires venant du plateau de Millevaches pour alimenter la corporation des maçons de Lyon, mais aussi le signal de leur déclin. A partir des années 1880, plusieurs facteurs se conjuguèrent (crise économique majeure et début de la seconde industrialisation, connexion du plateau au réseau de chemin de fer…) pour favoriser les départs définitifs qui s’amplifièrent dans les décennies suivantes.

    Ces départs définitifs, de même que les transformations urbaines de la seconde moitié du 19e siècle, permirent à cette population, qui vivait jusqu’alors complètement repliée sur elle-même, de s’insérer peu à peu dans l’espace urbain et de se fondre dans le monde ouvrier pour la plupart, ou de connaître une promotion sociale pour une minorité. Les transformations industrielles qui touchèrent le bâtiment pendant cette période permirent aussi aux maçons de prendre une place plus importante au sein de cette industrie, au point de devenir la corporation centrale du bâtiment de Lyon au tournant du 19e et du 20e siècle.

    La fin du 19e siècle vit aussi naître le phénomène syndical. Le syndicat des maçons fut créé en 1877 mais resta relativement marginal jusqu’au début du 20e siècle. Il fallut attendre la grande grève de 1910, qui dura quatre mois, pour que le syndicat prenne une place centrale dans la corporation. Lors de cette grève, une nouvelle génération d’ouvriers nés dans les années 1880, apparut sur le devant de la scène. Cette grève fut notamment dirigée par un maçon de 25 ans, Antoine Charial, originaire de Gourdon-Murat, qui s’imposa par son sens de l’organisation et sa capacité à mener cette grève qui fut une victoire pour les ouvriers. Antoine Charial devint secrétaire du syndicat des maçons de 1910 à 1913 puis secrétaire de l’Union Départementale CGT du Rhône jusqu’au déclenchement de la guerre.

    A l’issue de la grève de 1910, l’organisation dirigée par Charial imposa le syndicalisme obligatoire sur les chantiers lyonnais de la maçonnerie. Pour faire respecter la «discipline syndicale», le syndicat imposa, par le rapport de force avec les patrons, des délégués de chantier chargés de vérifier régulièrement que les ouvriers avaient leur carte de la CGT en règle. Le syndicat devint ainsi le centre de gravité de la corporation pour les ouvriers et comptait, en 1914, 3000 adhérents sur environ 4800 ouvriers.

     

    La Première Guerre mondiale et ses conséquences

    La 1ère Guerre mondiale eut un fort impact sur la corporation des maçons. Le bâtiment fut le secteur industriel le plus marqué par les saignées de la guerre. Les pertes furent massives dans les villages du plateau de Millevaches. Aussi, il manquait de nombreux bras sur les chantiers au moment de l’armistice et l’on se mit à pratiquer un recrutement massif d’ouvriers étrangers. Les Italiens notamment devinrent de plus en plus nombreux sur les chantiers pendant que la population limousine ne cessait de se réduire. La 1ère Guerre mondiale marqua donc le point de départ d’un lent déclin de la filière migratoire limousine au profit des filières venant de l’étranger.

    Les maçons de Lyon furent touchés par le conflit mondial d’une autre manière, toute aussi traumatique, à travers un événement qui se déroula au début de la guerre : le 19 avril 1915, à Flirey, commune de Meurthe-et-Moselle, la 5e compagnie du 63e Régiment d’Infanterie de Limoges fut désigné pour participer à un assaut. Les hommes, exténués par les attaques successives des jours précédents, refusèrent d’obéir à cet ordre. Pour les punir, quatre d’entre eux furent fusillés : le caporal Antoine Morange, né à Champagnac (Haute-Vienne), le soldat Félix Baudy, né à Royère-de-Vassivière (Creuse), le soldat Henri-Jean Prébost, né à Saint-Martin-Château (Creuse), le soldat François Fontanaud, né à Montbron (Charente). Les trois premiers étaient connus pour leur action syndicale avant guerre et auraient, semble-t-il, été désignés pour cette raison. Ils étaient tous trois installés à Lyon ou Villeurbanne avant leur mobilisation et Baudy appartenait au syndicat des maçons de Lyon. Après guerre, ce syndicat mena une campagne active pour la réhabilitation de son ancien adhérent et, en 1925, il organisa un rassemblement autour de sa tombe, à Royère-de-Vassivière, où il fit apposer une plaque commémorative sur laquelle il était écrit : «Maudite soit la guerre. Maudits soient ses bourreaux. Baudy n’est pas un lâche mais un martyr». Ce n’est qu’en 1934 que les quatre hommes furent réhabilités. La plaque est, encore aujourd’hui, sur la tombe de Félix Baudy (sur cette affaire, voir le dernier article du journal).

     

    Le bâtiment pendant l’entre-deux-guerres

    Pendant l’entre-deux-guerres, les constructions de HBM (Habitations bon marché), le développement des grandes usines, la croissance des banlieues et de l’habitat pavillonnaire, d’importants travaux publics permirent au BTP d’avoir une activité relativement soutenue mais qui connut un rythme très irrégulier et une chute importante après 1932-33. Cette époque fut marquée par un début d’industrialisation du bâtiment. La construction en pierre disparut presque complètement et fut remplacée par le pisé de mâchefer ou le béton armé. Les constructions monolithiques à l’aide de coffrage de bois s’imposaient sur les chantiers en même temps que se développait l’utilisation d’engins de chantiers : bétonnières, wagonnets Decauville sur rail pour le transport des matériaux, grues élévatrices, etc.

    Ce phénomène d’industrialisation favorisa une certaine concentration du secteur et l’émergence de quelques entreprises de taille importante, capables de mener de très grands chantiers. La plus importante, Pitance, avait été créée, à la fin du 19e siècle, par un migrant limousin originaire du Chalard, en Haute-Vienne. 

    A côté des entreprises privées, un autre acteur important de l’industrie du BTP de Lyon apparut en 1919. Il avait un caractère atypique puisqu’il s’agissait d’une coopérative ouvrière de production, l’Avenir, qui fut créée et dirigée par Antoine Charial, l’ancien responsable du syndicat des maçons de Lyon. La création de l’Avenir fut étroitement liée à l’action du maire de Lyon, Edouard Herriot, qui avança la moitié des fonds de départ (200 000 F) et dont Charial devint un étroit collaborateur à partir de 1920, date à laquelle il fut élu conseiller municipal SFIO et devint adjoint de Herriot pour le 3e arrondissement.

    L’Avenir devint rapidement un acteur majeur du BTP à Lyon. Elle participa à de nombreuses grandes réalisations de l’entre-deux guerres : construction de la faculté de médecine et de pharmacie (1928-29), de l’Hôtel-de-Ville de Villeurbanne, et d’une partie du quartier des Gratte-Ciel (1931-34), du quartier des Etats-Unis (1931- 34), de l’Hôtel des Postes de Lyon (1935-38). Cela lui permit de réaliser un certain nombre d’institutions sociales au profit des coopérateurs et des ouvriers de l’entreprise : acquisition, en 1920, d’une propriété servant de maison de retraite et de maison des jeunes ; création, en 1923, d’une caisse de retraite, etc. L’Avenir était un véritable rassemblement de Limousins. Les fondateurs étaient presque tous originaires du plateau de Millevaches, de même que la plupart des ouvriers qui devinrent coopérateurs pendant l’entre-deux-guerres. L’Avenir devint une sorte de niche pour les Limousins, au sein d’une corporation où ils étaient de moins en moins nombreux.

     

    Le syndicalisme et les conflits sociaux

    maconsL’entre-deux-guerres constitua un moment d’intense activité syndicale dans le bâtiment lyonnais. Dès la fin du conflit mondial, le syndicat des maçons se restructura et compta rapidement 4000 adhérents. Après 1920, il conserva cet effectif et constitua, à ce titre, une véritable anomalie dans le paysage syndical local et national car, après le grand mouvement de grèves de 1920, qui toucha l’ensemble de la France, les mobilisations ouvrières s’écroulèrent et les syndicats se vidèrent de leurs adhérents dans toutes les branches industrielles.

    Le syndicat des maçons fut confronté aux conflits entre les différents courants syndicaux (CGT confédérée proche de la SFIO, CGT unitaire liée au PCF, CGT syndicaliste révolutionnaire proche des anarchistes) qui s’affirmèrent après 1918 et qui menacèrent son unité. Pour éviter les risques de division et rester fidèle à la Charte d’Amiens – qui revendiquait l’indépendance des syndicats par rapport aux groupes et partis politiques – le syndicat décida, en 1924, d’entrer dans l’autonomie et la plupart des syndicats du bâtiment de Lyon le rejoignirent dans ce choix. Ils créèrent ensemble le Cartel autonome du bâtiment de Lyon dont le moteur fut incontestablement le syndicat des maçons du fait de sa structure organisationnelle très puissante qui s’appuyait sur plusieurs piliers.

    Le premier pilier était son journal. Depuis 1911, le syndicat publiait L’ouvrier maçon qui paraissait tous les 15 jours. En 1927, il acheta une imprimerie et, grâce à cette autonomie, donna de l’ampleur à son journal qui prit le titre de L’Effort et s’adressait à l’ensemble des ouvriers du bâtiment de Lyon. L’Effort paraissait toutes les semaines et était tiré à 10 000 exemplaires. C’était un journal de grande qualité, qui ne s’intéressait pas seulement aux questions professionnelles mais aussi aux nouvelles tendances de l’architecture, aux questions sociales et politiques, à la littérature.

    Le deuxième pilier sur lequel s’appuyait le syndicat était constitué par les “roulantes”. Le principe du syndicalisme obligatoire, mis en place avant la 1ère Guerre mondiale, fut rétabli dès 1919 et les moyens de son contrôle renforcés grâce à la mise en place de roulantes qui étaient des groupes de militants chargés, contre rémunération, de faire, en vélo, le tour des chantiers pour contrôler les cartes syndicales des ouvriers. Ces roulantes comptaient le plus souvent deux ou trois personnes mais pouvaient réunir, quelques fois, quelques dizaines de militants pour contrôler de manière systématique un gros chantier. Elles se mettaient aux portes du chantier à l’arrivée ou au départ des ouvriers et demandaient les cartes aux ouvriers. Si un ouvrier n’avait pas de carte, il était sommé d’aller au syndicat ou de s’adresser au délégué de chantier pour obtenir la carte et les timbres afin d’être en règle. S’il ne le faisait pas, s’il était “récalcitrant”, il risquait d’être malmené physiquement. Les roulantes se généralisèrent dans l’ensemble des corporations du bâtiment pendant l’entre-deux-guerres et assurèrent une discipline syndicale presque sans faille.

    Du fait de ce contrôle très serré de la corporation, un ouvrier pouvait difficilement travailler, sauf sur de très petits chantiers, s’il n’avait pas sa carte ou s’il se la voyait retirer. Cela arrivait notamment, après les grèves, pour punir les ouvriers non grévistes, ceux qui étaient appelés les “renards”. Privés de leur carte, ces ouvriers étaient d’une certaine manière exclus de la corporation et prenaient de gros risques s’ils essayaient de se faire embaucher sur la place de Lyon. Le syndicat, pour éviter de laisser trop d’ouvriers hors du syndicat, ce qui constituait un risque en cas de nouveau conflit, pratiquait régulièrement “l’amnistie” et réintégrait certains ouvriers, contre paiement d’arriérés de cotisation. Toute une “justice” syndicale, difficile à décrire dans le cadre de cet article, fonctionnait ainsi, au sein de la corporation afin de la réguler.

    Grâce à sa force et à son organisation, le syndicat des maçons mena des mouvements revendicatifs d’ampleur, extrêmement structurés et encadrés, comme ce fut le cas lors de la grève de 1920 ou lors du lock-out du bâtiment de 1930 qui dura trois mois et à l’issue duquel les maçons obtinrent 75 centimes et les cimentiers un franc d’augmentation. Ces mouvements conduisirent à une hausse conséquente des salaires lyonnais qui furent, entre le milieu des années 20 et le milieu des années 30, supérieurs à ceux des maçons parisiens qui n’avaient pas su garder une organisation syndicale dynamique. A l’inverse, l’organisation syndicale patronale de la maçonnerie ne connaissait pas la même vigueur, du moins jusqu’en 1936. Peu d’entrepreneurs étaient syndiqués et une ligne de fracture existait entre les quelques grandes et la multitude des petites entreprises. De plus, l’existence de l’Avenir constituait une faille dans l’organisation patronale puisque la coopérative acceptait automatiquement toutes les revendications du syndicat des maçons.

     

    Les choses changèrent à partir du moment où la crise s’installa de manière durable à partir de 1933, et jeta de nombreux ouvriers sur le pavé. Le syndicat eut de plus en plus de mal à faire respecter les tarifs et la durée du travail et connut des conflits internes. Le Parti Communiste prit alors les rênes du Syndicat des maçons et du Cartel du bâtiment. Il donna un caractère plus politique aux mobilisations ouvrières et les patrons montrèrent, de ce fait, de plus en plus de résistance face à l’action des syndicats. A partir de 1934, on assista à une longue montée en puissance des conflits entre patrons et ouvriers, et des violences qui les accompagnèrent. On a gardé de juin 1936 et, plus largement du Front Populaire, une image de grande solidarité populaire. Cette image renferme une part de vérité, mais elle dissimule aussi l’ensemble des conflits très âpres de cette période marquée par une crise économique persistante, des tensions internationales régulières, une montée lente de la xénophobie dans tous les milieux, et des luttes sociales extrêmement violentes. Dans la maçonnerie lyonnaise, patrons et ouvriers n’étaient plus en état de négocier à partir de cette date. Ils le montrèrent aussi bien lors du conflit de juin 36 que lors de celui de 1938 qui marqua, cette fois, l’échec des mobilisations ouvrières et le recul du syndicat des maçons, épuisé par la guerre menée pendant plusieurs années.

    A cette date, la filière migratoire limousine s’était fortement affaiblie. Les hommes originaires du limousin ne représentaient plus que 1,6% de l’électorat de Lyon en 1936. Le lieu où leur concentration était la plus importante était toujours le quartier de la Guillotière mais ils s’étaient largement disséminés dans les communes de banlieue, notamment à Villeurbanne.

    Les natifs du Limousin représentaient un tiers des maçons français de Lyon. Mais cette corporation comptait alors au moins 50% d’étrangers. Les limousins ne représentaient donc plus que 15% des maçons de Lyon et n’étaient plus en mesure de structurer cette corporation comme ils le faisaient encore à l’issue de la 1ère Guerre mondiale. Parmi l’ensemble des facteurs expliquant la déstructuration de la corporation et la montée des conflits, c’est un élément qu’il faut prendre en compte. La diaspora limousine avait toujours montré sa très grande cohésion. La forme du syndicalisme prise par la maçonnerie lyonnaise fut fortement marquée par la manière de se comporter de cette population limousine qui s’était toujours montrée très unanimiste et développait des pratiques d’auto-contrôle très grandes.

     

    Jean-Luc de Ochandiano
  • Les Plateaux limousins, 50 ans d'une histoire inséparable de l'histoire du Plateau

    Il y a 50 ans, en 1974, naissait au Villard, sur la commune de Royère de Vassivière, l'association Les Plateaux limousins, une association qui, tout au long de ces cinq décennies, a suivi les évolutions qui ont marqué notre territoire, mais qui d'une certaine manière les a accompagnées, encouragées, parfois même anticipées.
    Les Plateaux, ou le Villard, comme on l'appelle généralement, est un lieu emblématique pour la région.
    C'est là que se sont déroulées de 1979 à 1986 les « Fêtes des Plateaux » dont les actuelles fêtes de la Montagne limousine sont les héritières.
    C'est là que se sont déroulés les premiers forums sociaux régionaux dans les années 2000. Le Villard a été le lieu d'accueil de nombreux évènements qui ont marqué l'histoire locale : les premiers débats autour du projet de parc naturel régional dans les années 1990, le centenaire de la loi de 1901 en 2001 (où IPNS puise son origine), les rencontres Relier sur « Culture et ruralité » en 2004, les rencontres annuelles des chorales révolutionnaires jusqu'aux toutes récentes rencontres pour des forêts vivantes en juin 2024.
    Les Plateaux ont ainsi incarné, en dehors des institutions, un pôle citoyen et militant, promouvant les dynamiques d'habitants, les initiatives associatives et l'exploration des différents enjeux qui touchent notre région.
    Pour beaucoup des habitants actuels du territoire, l'histoire de cette association est pourtant peu connue et son origine ignorée. Elle doit sa création à des chrétiens et quelques prêtres engagés qui, dans un pays largement déchristianisé, ont cherché à vivre leur foi en s'intégrant dans la vie locale et en défendant une vision propre du développement du Plateau. Abandonnant officiellement en 2003 la référence à l'Evangile qui était jusqu'alors constitutive de son identité, l'association n'en a pas moins été marquée à ses débuts par son origine religieuse, en particulier du fait de la personnalité de Charles Rousseau, dont Gilles Gracineau nous trace le portrait tout en nous racontant les premières années de l'association.

     

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    charles rousseauLe Villard et son visionnaire

    Le Villard, c’est l’histoire du fol amour d’un homme avec l’Evangile et un territoire. C’est l’histoire de Charles Rousseau (photo ci-contre). Il débarque en 1972 venant, du groupe prêtre de la Mission de France où il a exercé diverses responsabilités au sein de cette association qui envoie ses prêtres au plus près des réalités humaines et qu'on connaît mieux sous le nom de « prêtres ouvriers ». Ses compétences sont celles de la sociologie rurale. Le Plateau l’attire d’emblée et il va y engager toutes ses forces pour ressusciter la vie dans un pays où réside, à ses yeux experts, le sommeil de la résignation.

     

    Des œufs aux coquilles vides

    Résidant d'abord à Aubusson, il s’évertue à créer des pôles de réflexion pour les (peu nombreux) Chrétiens du coin. Il dynamise ceux et celles qui sont en attente d’un autre style de vie chrétienne, de plein vent au sein de la société, hors des sacristies poussiéreuses. Ce qu’il souhaite, c’est que souffle « le vent frais de l’Evangile ». Il voudrait qu’on aille de l’Eglise-institution à l’Evangile. Son expertise s’exprime dans cette phrase lapidaire : « L’Eglise continue de couver ses œufs sans se rendre compte que les coquilles sont vides ». Une telle situation brûle sa patience et lui cause une douleur intolérable à la jointure de sa foi et des besoins d’une société en mal d’avenir. Elle n'est pas forcément partagée par les personnes qui ont une vision conservatrice et traditionnelle de l'église.
    Dans le même temps, fort heureusement, les évêques de Limoges et de Tulle, sous l’impulsion de Hervé de Bellefon, prêtre du Prado (un institut de prêtres travaillant auprès des plus pauvres), sont sensibles à l’inadéquation de l’Eglise à la société et tentent en avril 1971 d’impulser une réflexion sur les zones rurales déshéritées avec trois axes de travail : « Établir un état de la situation de l’Eglise, relever les signes d’un projet humain qui se cherche à travers les changements en cours, réfléchir à une Eglise signe du Christ libérateur. » Une attitude qui n'est pas partagée par tout le monde au sein de l'église catholique.

     

    Une vision prophétique

    Une telle parole encourage Charles Rousseau. Il réalise des études sociologiques, crée des cartes et ébauche en 1973 une hypothèse à la manière d’un manifeste. Elle traduit l’aspiration à rejoindre « ces grands espaces aux horizons calmes et austères, aux paysages à la fois dépouillé et riche de verdure, tantôt couverts de la fleur des genêts, tantôt de celle des bruyères, tantôt des teintes d’un automne de feu, puis des frimas et des neiges, qui sont en train de devenir symbole de liberté, de paix, d’authenticité de vie. Bientôt ils seront un bien rare, au risque de devenir un enjeu commercial. » C’est une vision prophétique ! « Pour les gens du pays comme pour les hôtes occasionnels, ces lieux se prêtent à la rencontre, dans la vérité et la gratuité ; rencontre avec soi-même, avec ses semblables, avec Dieu ». « Il ne s’agit pas seulement de permettre aux citadins de retrouver leur âme dans un certain retour aux sources mais que l’homme du pays renouvelle la sienne sous la provocation de la modernité ». « L’Eglise n’étend plus sur le monde le maillage serré de ses paroisses à l’ambition totalisante et englobante. Elle sème en des points accueillants les germes ici-bas d’un autre monde qui doit pousser au sein de celui-ci ».
    Diverses journées sont organisées en forme d’ateliers (bois, industrie, tourisme, agriculture). Elles se tiennent en divers lieux à travers le Plateau tels Aubusson, Felletin, Bugeat, Peyrelevade, Pierrefitte… « Un comité d’action pilote » assure le suivi. Les participants sont un poignée de convaincus. Ils sont cependant en mesure, le 23 mai 1974, d’organiser une rencontre au cœur de la Montagne, au lac du Chamet. Mais la tempête oblige à se réfugier à Peyrelevade. Cette assemblée « au désert » devient fondatrice. Elle décide que le nomadisme des ateliers et rencontres à travers le pays est certes significatif d’une belle itinérance mais qu’une implantation sur une terre s’avère nécessaire pour faire corps avec le terroir. Décision est prise d’acquérir un terrain. Un « comité juridique » s’avère utile pour rester dans les normes de la République. Il deviendra plus tard « le conseil d’administration » de l’association qui allait changer de nom.

     

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    De « l’Assemblée chrétienne des plateaux limousins » aux « Plateaux limousins »

    alain carofLe 27 juillet 1974 à l’initiative de Charles Rousseau et de ces quelques chrétiens, est créée « l’Assemblée chrétienne des plateaux limousins » en forme d’association loi 1901 (voir l'appel à une assemblée chrétienne d'un nouveau genre, document ci-contre). Elle a pour but de raviver les braises d’un feu qui s’éteint et, en même temps, elle veut entrainer des chrétiens au cœur du Plateau pour inventer une réalité nouvelle de vie chrétienne au service de la vie du pays. « Par ses références culturelles, par son esprit, elle s’apparente à tout un passé de vie collective dans ce pays. Par sa volonté d’ouverture à un avenir autre, par son parti-pris d’optimisme en face d’une situation très sérieuse, elle peut être un élément important pour la restructuration de la vie sociale. »
    L’association organise des rencontres trimestrielles tandis que Gérard Caillaud, prêtre à Felletin-Gentioux, est mis à contribution avec d'autres pour trouver un terrain. Une propriété est repérée au Villard, commune de Royère-de-Vassivière, après diverses recherches qui s’avérèrent des impasses.
    Le 24 juillet 1975 une assemblée extraordinaire de l’association décide par 87 voix pour, 3 contre, l’achat de la propriété du Villard. Monsieur Toumieux consent à la vendre pour la somme de 90 000 francs. Le terrain est de 1 ha 27 avec une maison d’habitation de 7mx7m, une remise et un four. Ce n’est que le 1er mai 1977 que sera accepté le projet de la construction d’une grande salle par un vote de 64 oui, 6 non et de 2 abstentions.
    Deux mois plus tôt, le 22 mai 1975 marque un virage dans l'histoire de l'association. Par 28 voix sur 46 votants, « l’Assemblée chrétienne des plateaux limousins » est remplacée par « Les plateaux Limousins ». Le but recherché est le suivant : « Nous souhaitons que les activités futures (non cultuelles) soient ouvertes à des gens qui partagent avec nous les mêmes recherches humaines sans pour autant partager la même foi explicite. Un titre moins confessionnel, sans dissimuler notre adhésion à l’Evangile, manifesterait un esprit d’accueil qui respecte ses partenaires et n’a rien de "récupérateur" ». D’autre part, pour avoir accès aux subventions en raison de services socio-culturels au pays, il était nécessaire que l’association n’ait pas un titre confessionnel.
    Les évêques de Tulle et de Limoges observent ce qui se réalise sur le Plateau et les voici convaincus qu’il faut faire du neuf sur ces terres déshéritées. Le désert ne peut-il pas permettre d’inventer une autre Eglise au service de la société ? L’enjeu défini par Henri Gufflet, évêque de Limoges, acquis à la pensée de Charles Rousseau, écrit. « En fixant sur ces plateaux désertiques le lieu nouveau de notre rassemblement, notre intention est d'assumer en chrétiens la vocation de ce pays, de ce terroir, et de situer le fait chrétien au cœur d'un phénomène humain de recherche et de rencontre, là où se posent - et se poseront - des choix de civilisation. » La barre est haute mais mobilisatrice pour des temps nouveaux. « Nous avons envie de retrouver la vérité de Bethléem : ce petit rien que le monde ignore ou méprise, mais qui renverse les puissances et déroute les sagesses. »

     

    Une association à double entrée

    Cette visée conduit à une vie associative à double entrée. Celle de la porte de l’assemblée chrétienne avec son « comité d’action ». Celle-ci organise des journées au Villard et sur divers lieux du Plateau pour ses membres avec la prière, le partage fraternel et l’écoute de l’Évangile comme gisement d’énergie pour rendre la terre plus humaine et habitable. Ses accents, notés le 29 septembre 1974, sont « vérité, simplicité, amitié, liberté, inventivité ». L’autre porte est celle du « conseil d’administration du Plateau » avec son assemblée générale ouverte aux chrétiens comme à ceux qui ne le sont pas, les uns et les autres portant le même souci : ressusciter la vie, faciliter les relations humaines, soutenir les déshérités, et encourager la créativité. A certaines heures l’Assemblée Chrétienne demeurant frileuse quant aux questions de développement, le compte rendu de l’AG du 29 juin 1976 notait : « Nous estimons devoir tenir fermement la liaison avec l’assemblée ».

     

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    1984 Les plateaux Limousins fêtent leur 10éme anniversaire

     

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    La créativité en un pays en mal d’avenir

    Les études menées par Charles Rousseau conduisirent à trouver les modes d’action qui permettraient d’ouvrir les yeux sur les potentialités en sommeil du pays et de prendre conscience des enjeux d’un développement qui puisse ouvrir sur un avenir. Le moyen principal fut l’invention de fêtes ayant trait à telle ou telle ressource. Elles eurent lieu de 1979 à 1986 à chaque automne sur des thèmes majeurs : la forêt (1979), l'élevage (1980), les énergies nouvelles (1981), la jeunesse (1982), l'industrie (1983), le tourisme (1984), les associations (1985), la communication (1986). Elles rassemblaient des gens du pays et d’alentour pour leur permettre, par des expositions et des démonstrations, de découvrir leurs trésors et d’ouvrir des chemins nouveaux. En même temps, la grange est aménagée et deux pavillons sont construits pour accueillir des jeunes, des touristes, des familles. Des bénévoles sont à l’œuvre.
    En 1983 ont lieu des élections communales. Trois maires dynamiques émergent. Ce sont Pierre Desroziers élu en 1983 à Gentioux, Bernard Coutaud maire de Peyrelevade depuis 1972, et François Chatoux élu en 1977 à Faux-la-Montagne. Ces jeunes élus (respectivement 35, 33 et 34 ans) se trouvent très vite en connexion, sympathie et partenariat avec Charles Rousseau et divers acteurs également membres de l'association Les Plateaux limousins, comme Roger Lescop alors directeur du centre de formation forestière pour adultes de Meymac, André Mas de Feix, directeur de France Agnelle. Ensemble, ils sont à l'origine de la naissance de foyers de réflexion et d’inventivité. Leurs échanges furent féconds en initiatives. C’est ainsi que se fit jour, sous l’impulsion d’Alain Carof, la perspective d’un Parc naturel régional et que la première communauté de communes rurale en Limousin fut fondée autour des trois communes citées ci-dessus. Charles Rousseau écrivait en mai 1974 : « Il faut sentir le sens qu’est en train de prendre cet espace des hauts plateaux. Celui-ci n’est pas saisissable dans le découpage des communes ou des cantons. Ce manteau d’arlequin risque de masquer le phénomène de mutation par lequel cet espace s’inscrit dans un rapport ville-campagne, dans une recherche d’équilibre de l’homme à l’ère de l’urbanisation. »
    Tandis que les chrétiens continuent à vivre leur foi au sein de l'association (Synode diocésain au Villard en 1985, construction d’une « tente de la rencontre » en 1986) se poursuivent les initiatives locales impulsées par Les Plateaux limousins qui sont menées avec des habitants sans appartenance religieuse. Ainsi, en 1986, a lieu la huitième et dernière fête des Plateaux sur la communication animée par une vision de temps nouveaux sur le Plateau : « la communication est au développement ce que l’irrigation est à l’agriculture, ça assainit et ça fertilise ! » disait Charles Rousseau qui, entretemps, avait quitté Aubusson pour s'installer à Peyrelevade. Un slogan parcourut cette fête (« À portée de main les communications de demain ») qui vit s’ouvrir diverses fenêtres de projets : « Pourquoi pas des réseaux câblés sur le Plateau ? du télétravail ? des journaux télématiques d’information locale ? des salles rurales de spectacles video ? » L’imagination était en effervescence. Déjà Charles s’était branché sur les moyens de communication grâce à la visite de diverses réalisations en France. Un projet de média était né lors d’une rencontre informelle au Rat de Peyrelevade, chez Annie et Bernard Coutaud, c’était le 18 février 1986. Les mois suivants, naissait Télé Millevaches avec l’élan créatif de jeunes venus sur le Plateau, l’implication d'Henri Dupuytison, curé-électricien à Gentioux, et l’enthousiasme de Charles, persuadé que ce qui manquait au pays était la circulation de l’information : des potentialité existent, il faut les faire connaitre et bien des choses changeront dans les têtes !

     

    Accueil, rencontres et solidarité

    Au fil des années, après la mort de Charles Rousseau en 1987, l’espace du Villard devint avec l’apport du travail de bénévoles un lieu d’accueil de diverses activités, accueil des touristes avec la création de deux gîtes dans les années 1980, accueil de réunions ou colloques avec une grande affluence lors de manifestions sociales et culturelles, de débats sur des points d’actualité avec des invités capables d’enrichir la réflexion. Citons les questions d’immigration avec Christian Delorme « le curé des Minguettes », la forêt avec Roger Lescop, la psychanalyse avec Marie Balmary, la décroissance avec Serge Latouche, etc. Grande diversité également de rencontres du côté de l’Assemblé chrétienne qui perdurait en parallèle. Remarquons la venue de camps de vacances d’enfants pour une initialisation à l’Evangile chaque trimestre jusqu’à 80 à 100 enfants. Cette venue d’enfants préfigurait l’animation laïque que se réalisera après la déconfessionnalisation de l’association où fut retirée la référence à l’Evangile, vecteur des premières innovations.
    La présence aux plus démunis ne va pas manquer. Une permanence au Villard se créant en 1981 avec des sœurs de Saint-Charles d’Angers, l’une d’entre elles, Anne Claire Lourd, va créer en 1992 une antenne du Secours Catholique, en lien avec les acteurs locaux du pays, « Solidarité Millevaches » qui sera un précieux instrument auprès des personnes isolées ou en manque de l’essentiel, notamment de relations de proximité. Aujourd’hui la relève est en cours avec le « fraternibus » itinérant du Secours Catholique.

     

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    Vers le BAM

    Charles Rousseau avait rejoint Peyrelevade en 1983. Les fêtes du Plateau avaient été fécondes en émulation. C’est alors qu’après la fête sur la communication de 1986, l’association décide de passer la main au BAM, le Bureau d’accueil de la montagne limousine, créé par la Région en 1984. Assurément Charles souhaitait qu'un organisme solide puisse assurer une animation continue sur le Plateau1. De plus, il percevait une certaine fragilisation au sein des acteurs de l’association, plusieurs ayant dû quitter le territoire. Tout en faisant des projets, tel un colloque sur « Forêts et société sur le plateau de Millevaches » pour septembre 1987, Charles Rousseau pressentait-il les problèmes de santé qui allaient mettre fin à sa vie cette année même ?
    Ce n’est pas impossible. Le BAM, quant à lui, décidait que la prochaine fête des « Plateaux limousins » deviendrait la « fête de la Montagne limousine ». Elle eut lieu à l'automme 1987 à Meymac sur le thème de la forêt et du bois. Quelques années plus tard, en 1991, sur l’impulsion d’André Mas de Feix est organisé au Villard un colloque sur la « valorisation des produits issus des fermes » afin de faciliter les initiatives individuelles ou collectives, de soutenir les porteurs de projets et de de mettre en place des circuits pour découvrir les produits du pays. C'est ainsi qu'est créée dans la foulée l'association Ad Valorem.

     

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    Une pratique démocratique d’éducation populaire

    Dans ces temps de fondation, il s’agissait, pour mener des actions de transformation, d’appliquer un processus de fonctionnement démocratique d’éducation populaire. Il serait caractérisé par un développement du Plateau au travers d’une action et d’une réflexion collective. Cette pratique s’observe dans le fonctionnement du conseil d’administration de l'association, constitué de personnes élues par l’assemblée générale, prenant des décisions par votation (à main levée ou bulletin secret) et faisant relecture de l’action menée pour en retirer les fruits et les enseignements. Dès lors, visites à plusieurs expérimentations à travers la France et prises de conseil d’experts apportaient leur concours dans la perspective d’une intelligence collective. Celle-ci se laissait instruire pour des opérations avisées et utiles au pays. C’était à l’opposé de « l’autoréférentiel » qui guette toujours une société sans oreilles, qui se gratte le nombril ou s’abrite dans une tour d’ivoire.

     

    Le souffle d’une écologie humaine

    Au cours de ces années de fondation, entre 1974 et 1987, coule une énergie débordante qui puise à trois sources qui, sans se confondre, forment confluence pour donner vie au pays et communiquer aux habitants une confiance à la vie et le souffle d’une énergie transformante, et pour ceux qui croient, confiance en l’Evangile du Christ. Cette énergie s'abreuve à trois sources.
    La première, pour Charles Rousseau et l’Assemblée chrétienne, fut de retrouver, par-delà les scories toxiques de l’histoire de l’Eglise avec le peuple du Plateau, l’esprit de l’Evangile pour qu’il prenne corps dans l’histoire charnelle du pays. En 1984, pour les 10 ans de l'association, les évêques invitaient les chrétiens « à tenir un langage qui parle aux hommes et femmes d’aujourd’hui, à tendre résolument vers l’unité que le Christ veut faire ». La seconde source c’est la respiration du pays avec ses potentialités à réveiller et à faire connaître, notamment par Télé Millevaches.
    La troisième c'est le partenariat avec tous ceux et celles qui veulent établir un humanisme heureux dans toutes les dimensions de la personne humaine socioéconomique, politique et spirituelle.
    Une belle confluence de ces sources créa une synergie féconde pour le bien commun d’un vivre-ensemble qui devait se traduire par une vie associative foisonnante. « Milles sources, mille ressources » comme disait Charles Rousseau qui avait eu le bon mot prophétique pour parler d’un pays qu’il aimait. Qui était finalement cet homme ? Assurément un homme habité d’un bouillonnement intérieur, travaillé par le feu de l’Evangile et la quête de son actualisation dans la vie rurale et particulièrement celle du Plateau où « il planta sa tente » après avoir consacré de longues années au service des équipes rurales de la Mission de France, deux accents qui ont brûlé sa vie et abrégé ses jours, mais mis le feu au pays. Ses deux passions, la folie de l’Evangile et la passion d’un terroir, allaient jusqu’à perturber son sommeil et provoquer un questionnement jusqu’à en pleurer ! « Qu’est-ce que Dieu ? » me confiait-il.
    Homme de conviction assurément mais qui se laissait travailler par des rencontres avec ceux et celles qui croient et celles et ceux qui ne croient pas et la montée en lui du bouleversement prometteur et parfois incertain des mutations en cours. Le compagnonnage de vrais amis assoiffés d’un nouvel art de vivre lui procurait des témoignages comme autant d’ouvertures qu’il accueillait comme on « saisit une balle au bond » disait-il. L’amitié partagée, au cours de travaux où il ne ménageait pas sa peine, comme au fil de rencontres et de fêtes, nourrissait sa réflexion à sa table de travail au silence de l’hiver. Le tracé de sa vie, depuis Aubusson jusqu'à Peyrelevade et sa tombe, fut un corps à corps existentiel avec ce haut plateau auquel il voulait, avec des collaborateurs - nouveaux venus ou du terroir - donner un avenir.

     

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    Gilles Gracineau

    1 Illusion ! Le BAM n'a maintenu les fêtes du Plateau que durant trois éditions et a disparu ultérieurement pour être remplacé par la Fédération Millevaches qui elle-même disparaîtra avec la création du Parc naturel régional. Comme quoi les initiatives citoyennes sont parfois plus pérennes, plus fidèles et plus efficaces que les initiatives institutionnelles ! (NDLR)

     

    IPNS01 1Un lieu pépinière

    Le Villard c'est aussi un endroit où de très nombreux projets ont émergés, ont été discutés, ont été expérimentés. En mettant son infrastructure à la disposition des acteurs locaux, l'association des Plateaux limousins a ainsi soutenu la création de diverses initiatives.
    La biscuiterie du Plateau de Faux-la-Montagne a testé son activité dans la cuisine du Villard en 2009. En 2005, dans la suite des rencontres Culture et Ruralité du réseau Relier, a été conçu le projet de l'épicerie d'art qui a existé à Eymoutiers de 2007 à 2009. C'est au Villard en 2011 qu'une rencontre est organisée autour du projet de collège associatif qui fonctionnera ensuite pendant trois ans.
    C'est également dans la foulée de la fête des associations de 2001 que se structurera le projet de pôle d'accueil qui deviendra l'association De fil en réseaux, et qu'en 2002 naîtra le journal IPNS. C'est sous la neige, pendant une semaine entière de janvier, qu'en 2019 une trentaine de personnes plancheront au Villard sur ce qui allait devenir le Syndicat de la Montagne limousine.

     

    Choc des cultures religieuses...

    A peine installé à Peyrelevade, Charles Rousseau a pris ses distances avec les rituels religieux traditionnels. Il refuse par exemple de procéder à la traditionnelle bénédiction des chiens de la Saint-Hubert à la Chapelle du Rat. « D'accord pour la messe, mais pas pour jouer du goupillon avec les chiens ! » proclame-t-il catégorique aux originaires du pays, un peu déçus de ne plus y retrouver lors de leurs retours estivaux le charme désuet de cette geste folklorique. Leurs plaintes arriveront jusqu'à l'oreille complaisante d'une ethnologue, Anne Stamm, qui communiera dans la réprobation : « Les prêtres de la Mission de France veulent confier à la politique le rôle d'entraîneur de la société rurale (…) Ils répudient tout apparat et bannissent le faste. Ils ont même supprimé les aubes (…) Ils sont plus tentés de travailler de leurs mains que de secourir les agonisants (…) Ils se sont efforcés de vider la religion de la dimension du sacré et des esprits » et elle ne cache pas son aigreur en parlant d'un « clergé qui ne comprend pas ses ouailles » ou de « l'attitude restrictive des "animateurs liturgiques" qui fait maugréer quelques paroissiens : "Monsieur le Curé, vous êtes moins croyant que nous !" » Cette manière de voir indique bien le fossé que doivent gérer les prêtres de la Mission de France sur le Plateau entre leurs « ouailles » traditionnelles dont ils se sentent paradoxalement plus éloignés que des militants du développement local qu'ils rencontrent en dehors de leurs églises.

     

    Document : une assemblée chrétienne d'un nouveau genre

    En juin 1974 les initiateurs des Plateaux limousins lancent un appel dans lequel ils donnent leur vision du Plateau et la manière d'y vivre leur foi. Nous reproduisons ici la première page de ce document.

    1974 une assemblee d un nouveau genre
  • Limousin rebelle

    La fierté d'être de ce pays s'alimente parfois aux gestes héroïques de quelques personnes qui nous y ont précédées. C'est à quelques-unes d'entre elles, devenues dans notre imaginaire de véritables personnages, icônes positives de ce que nous croyons de meilleur en l'homme, que nous avons décidé de dédier le dossier de ce numéro. Une forme d'hommage certes, mais bien davantage l'occasion d'un ressourcement dans la rencontre avec ces hommes qui incarnent la liberté, la révolte, l'insoumission et la solidarité. Ils ont pour noms Georges Guingouin auquel l'écrivain Daniel Rondeau rend un bel hommage dans son dernier roman, ou Jehan Mayoux, le poète surréaliste qui vécut à Ussel et dont la vie ne fut qu'une suite de rebellions et d'engagements. Il y a aussi des anonymes, plus secrets, mais dont les actions restent cependant des exemples de bravoure et d'humanité : ce sont les "rebelles" que décrie Georges Chatain lorsqu'il fait du plateau une "terre de révoltes", et, plus près de nous, les "Justes parmi les Nations" qui, en Creuse, sauvèrent les enfants juifs que leur naissance condamnait à une mort certaine dans quelque camp lointain, si des Limousins ne les avaient cachés, protégés et sauvés.

     

    Dans la marche du temps

    Une traversée du siècle via les maquis limousins

    georges guingouinC'est un gros roman de presque 1000 pages. Un pavé dans l'histoire du XXème siècle qui commence en 1900 avec la naissance d'un certain Pierre Perrignon qu'on suivra jusqu'à l'autre bout du siècle à travers les vicissitudes de l'Histoire et de sa vie d'homme.

    C'est aussi l'histoire d'un autre homme, Augustin, né en 1945, le fils inconnu et ignoré de Pierre, dont les retrouvailles sont le prétexte à revisiter le siècle : la révolte des vignerons de Champagne en 1910, la boucherie de 14-18, les hauts et les bas de l'espérance communiste, l'exode de 40, les maquis, la déportation à Buchenwald, la libération de Paris, puis 1968 et les hoquets nauséeux d'une fin de siècle un peu désabusée. On l'aura compris l'exercice romanesque est de proposer un bilan d'une période terrible au travers de deux hommes engagés dans les tourments de l'Histoire, des hommes passionnés, comme l'est Daniel Rondeau. On y rencontre de nombreux inconnus comme Berthet l'instituteur anarchiste, mais on y croise aussi beaucoup de noms connus devenus personnages de la fresque de Rondeau : Péguy, Thorez, Duclos, Hemingway, etc. Et parmi eux, un nom auquel Rondeau a donné une place de choix : Georges Guingouin, le préfet du maquis installé "dans sa corbeille de montagnes limousines, dont il faisait davantage qu'un centre géographique : un nombril moral, un tabernacle pour l'âme de la Révolution" (voir les explications de Daniel Rondeau ci-dessous).

    Une lecture captivante et passionnante qui invite non seulement à relire son histoire, mais surtout à se demander si l'homme n'est qu'un jouet dans ce maelström où, au contraire, s'il peut y tisser sa trame de liberté, voire arquer la marche du temps. Des questions que se pose aussi Perrignon, le héros de Rondeau : "Et si le monde n'existait que pour permettre à des écrivains de le raconter ? Et si les hommes ne vivaient que pour permettre à une poignée d'entre eux, appelez-les comme vous voulez, bardes, poètes, romanciers, de les chanter ?". Il y a 3000 ans, Homère, plus sûr de lui, avait donné sa réponse : "Les dieux disposent les destinées humaines et décident la chute des hommes afin que les générations futures puissent composer des chants". On n'est évidemment pas obligé de le croire…

    Michel Lulek

     

    Guingouin : un aîné fraternel

    Daniel RondeauIPNS a demandé à Daniel Rondeau pourquoi il avait donné au personnage de Guingouin une place emblématique dans son roman. J'ai "rencontré" le personnage de Guingouin quand je militais à l'extrême gauche, après 1968. Nous étions "obsédés de sincérité", comme disait Malraux, et nous avions la religion du peuple et de la résistance. Guingouin, comme Tillon, était une de nos références. Des aînés fraternels. Plus tard (fin des années 80), j'ai passé plusieurs étés de suite dans une maison solitaire, très belle, du Limousin. Je me suis alors laissé envahir par la beauté de cette campagne, qui semblait restée la même que celle des gravures du XVIIème siècle, et où vivait un imaginaire toujours fécond. Ce n'était pas très loin de Magnac Laval. J'ai eu l'idée de rencontrer l'ancien Préfet du maquis, je me suis abonné à son bulletin de liaison (que je lis toujours), mais j'ai appris qu'il vivait non loin de chez moi, en Champagne. Je lui ai écrit et lui ai rendu visite. J'ai écrit un portrait de lui dans Le Nouvel Observateur, à la suite duquel j'ai reçu un très long coup de fil de Robert Hue, alors secrétaire général du parti communiste, qui était prêt à le réhabiliter. C'est vrai que le Limousin a beaucoup compté pour moi (j'ai failli m'installer chez vous plutôt qu'en Champagne !). Et Guingouin aussi, naturellement. J'avais tout de suite penser à lui en commençant ma Marche. Il y a du roman dans sa vie. Cette lumière qu'il incarne dans la résistance, cette vie ensuite passée ensevelie de mensonges et d'ombres...

    Le roman interroge toujours la complexité des choses et des hommes. Guingouin à lui seul symbolise la complexité de notre histoire, comme de toute histoire (le communisme, la résistance, le gaullisme, la guerre, la paix...). Duclos aussi, comme Thorez d'ailleurs, mais ils sont ailleurs. Ceci posé, plus je m'enfonçais dans mon livre, moins je jugeais mes personnages. Dans l'Evangile, le Christ dit : "Je ne suis pas venu pour les juger, mais pour les sauver". Je pense que le romancier n'est pas venu pour juger ses personnages, mais pour les raconter. Péguy, Berthet, Perrignon, comme Guingouin, prouvent qu'à tout moment, un homme, quel que soit son milieu et les circonstances, reste LIBRE de choisir sa vie. Perrignon, comme Augustin de façon moindre, cherche la liberté supérieure et l'intensité de la vie. Ma Marche est un roman de mémoire et de fidélité.

    Si j'ai fait la part belle à Guingouin, c'est parce qu'il a été le héros en terre limousine de ceux qui osaient dire Non. Il parlait pour tous les autres, au delà même des marches de sa province. C'est un personnage poétique. ("Je chante les armes et l'homme" disait Virgile). Un héros sorti du XIXème siècle et des pages de Victor Hugo lui-même, et plongé dans l'oubli du XXème par ses pairs. Un héros qui a porté sa croix (l'opprobre, le déracinement, les menaces, etc.) avec une dignité singulière. D'une certaine façon, le raconter comme je l'ai fait, c'est aussi, quoique j'en ai dit précédemment, tenter de l'inscrire dans notre mythologie française et de le sauver pour longtemps. D'une certaine façon, il incarne dans mon livre tous ceux, et ils furent nombreux, pour qui leur temps ne fut pas seulement un temps de désastre (celui de la double tenaille des deux totalitarismes), mais de courage et de liberté. C'est ceux là que j'ai voulu revivre dans La Marche du temps.

    Daniel Rondeau
  • Lu et approuvé

    Depuis 2005 les éditeurs limousins ont désormais leur annuaire. Ce petit ouvrage publié par le Centre régional du livre, association limousine de coopération pour le livre (ALCOL), recense pas moins de 80 éditeurs dans la région. Certains ont plusieurs centaines d'ouvrages à leur catalogue mais la plupart, plus modestes, éditent seulement quelques livres chaque année. On est surpris de la diversité et de la qualité des productions régionales et en feuilletant ce répertoire on ne manquera pas de relever l'originalité de quelques éditeurs spécialisés.

     

    Seigneuries et Chateaux forts en Limousinrecettes pour donner aux produits d ici un gout venu d ailleurs

     

    Parmi les éditeurs régionaux nous avons déjà beaucoup parlé de la très belle production de l'association Culture et Patrimoine en Limousin qui nous a offert à la fin de l'année trois nouveaux ouvrages.

    "Seigneuries et Châteaux-forts en Limousin" présente les châteaux limousins du XIVème au XVIIème siècle. Ce volume largement illustré constitue le second tome d'une histoire des châteaux forts limousins dont le premier tome consacré aux châteaux des origines jusqu'au XIVème siècle paraîtra en 2006.

    Dans la collection "Patrimoine en poche", un volume signé Jean Marc Ferrer et Véronique Notin retrace l'histoire de l'émail limousin, depuis l'oeuvre de Limoges au XIIème siècle jusqu'aux créations les plus contemporaines. C'est du reste le grand mérite de ce livre, lui aussi abondamment illustré, que de relier au cours des siècles une production millénaire qui a toujours été, avec des hauts et des bas, une spécificité limousine et même limougeaude. Les plus grands musées du monde s'arrachent ces joyaux aujourd'hui dispersés un peu partout. La lecture de "L'art de l'émail à Limoges" vous donnera sans doute envie d'aller voir de plus près quelques unes de ces créations. Un petit tour au musée de l'évêché à Limoges (entrée gratuite) s'impose. Sur le plateau, on vous conseille une visite dans l'église de Chamberet où vous pourrez admirer la châsse de Saint Dulcet, caractéristique de l'émail limousin médiéval. Un chef d'oeuvre ! Pendant que nous sommes dans les églises, signalons la parution de la brochure "Les richesses artistiques des églises du canton de Gentioux Pigerolles" qui présente le mobilier, les sculptures et les objets d'orfèvrerie renfermés dans les églises de ce canton. Il s'agit là d'une initiative de la Conservation départementale du Patrimoine de la Creuse qui, à terme, couvrira l'ensemble des autres cantons creusois.

     

    Les richesses artistiques des eglises du canton de Gentioux PigerollesL art de l email a Limoges

     

    Le troisième ouvrage de Culture et Patrimoine est tout différent et part d'une idée originale. C'est un livre de cuisine rassemblant des "recettes pour donner aux produits d'ici un goût venu d'ailleurs". Les auteurs ont demandé à des cuisinières (il y a tout de même quatre hommes parmi elles) vivant en Limousin mais venant d'ailleurs (Afrique, Asie, Amériques ou Europe) de proposer une recette qui allie tradition culinaire de leur pays d'origine avec produits de leur terroir d'adoption. Cela donne par exemple une salade de betteraves à la truite du Limousin (Russie), un tajine d'agneau du Limousin aux pruneaux de Saint Léonard (Maroc) ou un maboké de poisson (Congo). Pour nos lecteurs alléchés nous donnons ci-dessous la recette de Perlita qui vient des Philippines et propose un adobo de porc cul noir.

     

    Editeurs en Limousin, Répertoire 2005, 10 euros - www.crl-limousin.org
    Christian Rémy : Seigneuries et châteaux forts en Limousin, collection Regards, 39 euros.
    Souscription pour le tome 1 à paraître en 2006 au prix de 30 euros (+ 5 euros de frais de port).
    Jean Marc Ferrer et Véronique Notin : L'art de l'émail à Limoges, 21 euros.
    Jean Marc Ferrer et Marie-Hélène Restoin-Evert : Cousins Cuisine, 15 euros.
    Les richesses artistiques des églises du canton de Gentioux Pigerolles, Conservation départementale du patrimoine, 14 av. Pierre Leroux, 23 000 Guéret. Tel : 05 44 30 27 33.
  • Lueurs d'espoir au temps des années noires

    etoile juiveLe Limousin a accueilli de nombreux réfugiés durant la seconde guerre mondiale. Parmi eux des juifs. Anne Marie Amoros, journaliste à France Bleu Creuse, a mené une recherche historique sur ce sujet, étudiant en particulier l'accueil des enfants juifs cachés en Creuse. Elle nous raconte, témoignages à l'appui, cet épisode. A côté des organisations de sauvetage comme l'OSE (Organisation de Secours aux Enfants) qui installa en Limousin de nombreuses maisons d'accueil d'enfants juifs, elle s'est intéressée davantage aux enfants accueillis individuellement ou en famille en dehors des systèmes organisés.

     

    Des enfants juifs en Creuse

    Pourquoi la Creuse ?

    Pour répondre à cette question, il faut faire preuve de prudence, car les témoins connaissent très rarement les raisons de ce choix. Il faut rappeler qu'ils étaient des enfants et que bien souvent les adultes ont tenté de leur épargner la souffrance de la persécution et ne leur disaient pas grand chose. On peut noter toutefois que dans bien des cas c'est le hasard qui les conduit en Creuse. Pour d'autres c'est un membre de la famille qui signale la possibilité de venir le rejoindre. Le fait de pouvoir trouver de la nourriture en zone rurale joue aussi son rôle.

    Léo a onze ans en 1939. Il décrit comment la Creuse s'est imposée à sa famille : "A l'époque, ce département était inconnu des intellectuels et des parisiens. Je me souviens que mes parents se sont réunis à la maison. Ils vivaient avant au fin fond de la Pologne, entre les frontières de l'Autriche-Hongrie et de l'Ukraine. Ils ont eu l'expérience de la guerre de 14, où il n'était pas bon de vivre près d'une frontière, parce que les frontières étaient sans arrêt combattues. D'autre part, il ne fallait pas être au croisement des chemins, parce que les croisements étaient importants pour les communications de l'armée. Il fallait aussi fuir les grandes villes parce qu'elles étaient convoitées par l'armée, fuir les côtes, les nœuds ferroviaires. Ils ont pris une carte, c'était des émigrés qui parlaient à peine français et sous le doigt, il y avait écrit "Creuse". C'était bien au centre de la France et c'était le coin perdu où il fallait aller en cas de guerre".
    Léo arrive à Jarnages dans la voiture de l'oncle, avec ses parents et d'autres membres de sa famille. Il y séjournera de 1939 à septembre 1945.

    Fernande a 9 ans en 1939. Elle quitte Paris avec sa famille pendant l'exode. En juin 1940 la famille s'installe à Montluçon. En 1942, Fernande est malade et très affaiblie. L'employeur de son papa s'inquiète. Il lui propose de l'envoyer dans une famille de sa connaissance, dans une ferme de Laugéres sur la commune de Gouzon. Au moment où la zone libre est occupée, fin 1942, ils sont prévenus par le maire de Montluçon Marx Dormoy : "Moi avec des noms pareils, j'irais plutôt à la campagne, plutôt que de revenir à Paris". Toute la famille quitte Montluçon pour s'installer à Gouzon. Ils vont y rester jusqu'en 1944.

    Ces deux témoignages montrent combien la Creuse s'impose dans un parcours chaotique comme une sorte de refuge. L'isolement, la ruralité sont perçus comme un atout pour se cacher.

     

    Un accueil chaleureux

    Dans tous les témoignages que j'ai pu recueillir, l'accueil que fait la population à ces réfugiés est plutôt chaleureux. Certains donnent un coup de main pour l'installation, d'autres aident pour trouver un logement. Peut-on dire pour autant que la population creusoise savait qu'ils étaient juifs ? Je ne crois pas. Il n'y avait pas de communauté juive en Creuse avant la guerre. Pour les Creusois, il s'agissait avant tout de réfugiés. On savait probablement que certains d'entre eux étaient étrangers. Les membres les plus âgés de certaines familles ayant fui de l'étranger parlaient avec un fort accent. Cependant il est indéniable que l'accueil a existé. Celui-ci, pour les familles, les enfants qui venaient se mélanger à la population creusoise, a joué un rôle indéniable dans leur sauvetage. Sans être héroïque, cet accueil avait une valeur vitale pour ces familles juives.

     

    Des enfances "heureuses"

    Réfugié à Crocq, Jacques parle d'une vie tout à fait normale : "Il n'y avait pas de problème, je faisais de la luge, je n'avais pas particulièrement de copain mais je m'occupais beaucoup de ma mère et on a eu des contacts entre elle et moi vraiment extraordinaires. Elle était formidable ! Quand je me remémore tout ce qu'elle a fait pour me cacher".

    Jacques était seul avec sa mère à Crocq. Ils étaient aidés par deux femmes, ses voisines, qui veillaient sur eux. A un moment donné le curé de Crocq va cacher Jacques chez les frères St Jean Baptiste de Giat. Au travers du témoignage d'un autre enfant caché à Crocq, on peut apprendre que la mairie et la secrétaire de mairie en lien avec la résistance ont agi en faveur des familles juives cachées dans cette commune. Certains enfants vivent la Creuse comme un lieu d'expérience extraordinaire.

    Léo : "J'étais à l'école communale, comme tous les autres gosses, et j'ai eu une école extraordinaire à Jarnages qui était, de loin, supérieure à toutes les autres écoles communales que l'on a pu connaître à Paris. J'avais une directrice qui est une idole pour moi. C'était une femme formidable, elle arrivait à éduquer des classes entières avec des petits, des moyens, des grands, elle se faisait fort de les emmener au certificat d'étude à Parsac. (…) Elle savait que ces enfants allaient travailler la terre, parce que l'on avait besoin d'eux pour les labours, les moissons, les foins. Moi-même, j'allais travailler et j'adorais ça. Elle apprenait à se laver les mains, à se nettoyer les ongles, elle apprenait comment il fallait se coiffer, comment il fallait se tenir vis à vis des filles, comment il fallait respecter les demoiselles. Ces garçons qui partaient, elle en faisait des hommes.(…) Lorsqu'on la croisait, on avait intérêt à pas se débiner, et enlever son bonnet pour la saluer, et si on n'enlevait pas son bonnet, le lendemain on avait cent lignes qui nous attendaient".

    Dans ce témoignage, comme dans bien d'autres, il n'est pas question de différence d'origine mais bien d'un ensemble d'enfants dont l'institutrice veut faire des hommes. Léo ne se sent pas différent. Il dit plus loin : "Moi, je vivais la vie des petits paysans. Après la classe, je courrais dans une ferme ou une autre et je faisais les foins, je travaillais comme tout le monde, et comme ils étaient contents de moi, ils me donnaient soit un kilo de beurre, soit un litre de lait et c'est comme cela que l'on a vécu en faisant du troc. Il nous est arrivé, avec mes cousins, d'aller nous baigner. On faisait des marches, on faisait des pique-niques, on s'arrêtait dans les fossés pleins de violettes, on ramassait des violettes, les fossés sentaient bon, la terre sentait bon (…) ça, je ne l'aurais pas vécu si j'étais resté à Paris".

    Pour les enfants cette période passée en Limousin est un moment où des enjeux pour le futur se construisent. Qu'ils soient ou non dans des réseaux de sauvetage ils y ont élaboré une part de leur mémoire. Cette mémoire n'est pas toujours triste et certains parlent même d'une période "heureuse".

     

    L'ombre de la peur

    Même si ces quelques extraits laissent entendre que ces enfants ont pu se construire dans l'adversité de l'époque, on ne peut pas ignorer le traumatisme, la douleur, la violence qu'ils ont subis.

    Dans leur grande majorité, les témoins n'abordent pas de manière explicite les mesures dont ils font l'objet en tant que juifs. Lorsqu'il est question de ces mesures, c'est par la description des événements auxquels ils sont confrontés directement qu'ils les évoquent. C'est à travers l'expression "peur" ou la description d'actions comme les rafles, les arrestations, la présence d'hommes en noir, le bruit, les camions, qu'ils décrivent le climat de danger dans lequel ils vivent. Pour eux, l'inquiétude est transmise par la famille et relayée par des mesures de précaution d'ordre général : être discret, s'intégrer à la population…

    En revanche on peut dire que ceux qui ont pu demeurer en Creuse avec au moins un membre de leur famille et avec la complicité d'une partie des Creusois ont pu se fabriquer un monde pour les protéger. Ils évoquent dans leur reconstruction de la mémoire, tour à tour une sorte d'apprentissage du monde rural et l'expérience de la guerre. La nature comme refuge, les pratiques du monde paysan comme un espace où ils pouvaient exister même en tant que juif. Il y a bien eu accueil. Cet accueil n'avait pas pour objet d'accueillir des juifs mais simplement des personnes en errance qui venaient, comme d'autres, trouver refuge en Creuse. Avec l'évolution de la répression anti-juive et l'occupation de la zone libre, on peut dire que des actes de sauvetage ont été clairement, et en connaissance de cause, organisés. Mais c'est probablement le "bon sens creusois" qui est à l'origine de la plupart des accueils ou actes de bienveillance.

    Certains diront que ce ne sont pas des actes héroïques. Mais est-ce bien nécessaire d'être héroïque pour sauver une vie ? Ceux qui furent des enfants juifs en Creuse ont bénéficié, avec leur famille, du silence d'une partie des Creusois. Ils ont pu vivre grâce à des gestes indispensables au quotidien : de la nourriture, des petits travaux, l'école pour grandir et se construire. Mais surtout la possibilité d'être un enfant avant tout.

    De nombreuses personnes en Limousin se sont vues décerner le titre de "Justes parmi les Nations" par l'Etat d'Israël. Ce titre est la plus haute distinction civile d'Israël. Elle honore les non-juifs qui, au péril de leur vie, ont sauvé des juifs durant la seconde guerre mondiale. Sur la médaille des justes est inscrit "qui sauve une vie sauve l'humanité".

     

    Anne-Marie Amoros

    Pour en savoir plus
    Amoros Anne-Marie La reconnaissance de "Juste parmi les Nations" en France au travers de l'histoire du comité français pour Yad Vashem. Une source pour l'historiographie du sauvetage des juifs durant la seconde guerre mondiale. Mémoire de DEA, Sorbonne, sous la direction d'André Kaspi et Catherine Nicault.
    Amoros Anne-Marie, L'accueil des enfants juifs en Limousin. Histoire et reconstruction de la mémoire. Mémoire de maîtrise, EHESS, sous la direction de Pierre Laborie
    Collectif Le sauvetage des enfants juifs de France. Actes du colloque de Guéret, 29 et 30 mai 1996.
    Hazan Katy Les orphelins de la Shoah. Les maisons de l'espoir (1944-1960), Paris, les Belles Lettres (2000)
    Klarsfeld Serge Journal de Louis Aron, directeur de la maison israélite de refuge pour l'enfance, Paris, FFDJF (1998)
    Zeitoun Sabine Ces enfants qu'il fallait sauver, Paris, Albin Michel (1989)
    Zeitoun Sabine L'oeuvre de secours aux enfants sous l'occupation en France, Paris, Harmattan, (1990)
    Le site de l'OSE (Organisation de Secours aux Enfants) www.ose-france.org
    Le site Bonjours les enfants de La Souterraine
  • Lyon, un chantier limousin

    Lyon un chantier limousin Les macons migrants 1848 1940A deux reprises déjà IPNS a publié des travaux de Jean-Luc de Ochandiano. Il nous avait donné un aperçu de la place importante laissée à Lyon par les maçons  de la montagne limousine dans le bâtiment pendant un siècle.

    Jean Luc vient de rassembler le résultat de  ses recherches dans un superbe ouvrage de 270 pages : Lyon, un chantier limousin. Les maçons migrants (1848-1940). Dans l'histoire des migrations saisonnières puis définitives il montre comment les Limousins se sont insérés dans la transformation de la ville au moment où elle entre dans l'ère industrielle. Ils ont laissé l'empreinte de leurs savoir faire dans les métiers du bâtiment et notamment dans la maçonnerie. La trace des Limousins dans cette modernisation urbaine est un révélateur des difficultés rencontrées par les migrants de tous les temps dans la transformation des sociétés. Ancrés dans leur solidarité villageoise, les maçons de la montagne limousine se sont retrouvés dans les mêmes quartiers et sur les mêmes chantiers. Ils ont aussi subi les sarcasmes des réactions xénophobes de la population comme des autres corporations du bâtiment. Mais, au fil du temps leur cohésion sociale sera le ferment de l'émergence à partir duquel grandira leur conscience ouvrière. Au basculement des XIXe et XXe siècle ils sont la cheville ouvrière du syndicat général des ouvriers maçons de Lyon et du Rhône.  

    En 1920 l'effroyable saignée des migrants limousins dans le désastre de la première guerre mondiale affaiblit considérablement la filière limousine dans la corporation des maçons de Lyon. Devenus minoritaires dans la profession, les maçons limousins sont à l'initiative d'une innovation remarquable Trois anciens leaders du syndicat des maçons originaires du Millevaches s'aventurent dans la création d'une coopérative ouvrière l'Avenir. En quelques années avec l'appui du maire de Lyon elle devient une entreprise florissante où les Limousins restent majoritaires.

    Ce très beau livre illustré de photos et de dessins remarquables nous aide à comprendre la métamorphose d'une grande métropole pour entrer dans la modernité. Au fil des pages on y retrouve l'empreinte du labeur, de la souffrance et de la créativité de nos ancêtres. Un magnifique cadeau souvenir à offrir dans cette période de fêtes et de rassemblements familiaux.

     

    Jean-Luc de Orchandiano, Lyon un chantier Limousin. Les maçons migrants (1848-1940).
    Editions Lieux Dits, octobre 2008, 270 pages,  30 € 

    Alain Carof

  • Ma “conquête” du Pays de Millevaches

    Le pays de Millevaches : très longtemps, dans mon esprit, il ne faisait aucun doute qu’il ne pouvait s’agir que d’un lieu désolé fait de landes tourbeuses peuplées d’ajoncs, de cimes arrondies garnies de bruyère et de quelques genévriers rabougris ; avec cependant quelques rares bergères portant quenouille… Je tenais ces clichés de mes lectures scolaires dans un livre de géographie de Léon Dautrement, intitulé : “Le Limousin et LE PAYS CORREZIEN”, édité par l’imprimerie Eyboulet à Ussel en… 1936. Pendant plusieurs décennies ce fut dans ce livre que les écoliers du CM2 apprirent, et retinrent – probablement ! - les dures réalités du pays de Millevaches ! Des réalités qui n’en étaient pas tout à fait, mais qui leur ressemblaient.

    Il faut dire qu’un Britannique, Arthur Young, au cours de ses “Voyages en France”, était déjà passé par-là et avait établi ce triste constat. De même que le géographe Ardouin-Dumazet. Avec son livre, “Mon Limousin”, Mgr Coissac caricaturait de son côté, de belle manière, la “Montagne Limousine” et ses paysans. Bref, la cause était entendue. C’est un peu pour cela que l’administration territoriale de l’époque, ameutée par cet alarmant état des lieux, en ce début du vingtième siècle, dépêcha sur place un de ses plus éminents ingénieurs des Eaux et forêts, Marius Vazeilles, afin qu’il tente de sauver ce pays en perdition. On connaît le reste… 



    A la conquête de Taphaleschat... 

    bergerieSans vouloir m’identifier à cet homme valeureux que, par ailleurs, j’ai bien connu et pour qui je garde une profonde estime, je dirais que la démarche qui me conduisait à “pénétrer” au cœur du pays de Millevaches, procédait quelque peu du même postulat ! Mon rôle à moi était beaucoup plus modeste. Travaillant pour le compte du Syndicat Départemental Ovin – rattaché à la FNO (Fédération Nationale Ovine) -,  en liaison avec la Chambre d’agriculture de la Corrèze, j’avais à effectuer des opérations de contrôle sur les agneaux (pesées périodiques) nés de brebis de race limousine, afin de déceler les sujets les plus performants en raison de leur gain de croissance, et de sélectionner ainsi, de façon plus “technique”, les mères reconnues les meilleures en matière de valeur laitière, fécondité, prolificité, etc. ; des qualités intrinsèques que cette race portait naturellement en elle, mais que ces contrôles d’aptitudes permettaient d’affiner en utilisant leurs caractères génétiques. Par ailleurs, cette opération visait à promouvoir la race ovine Limousine, et la mise en marché de ses produits femelles ; un courant commercial existait déjà depuis très longtemps, attesté par les fameuses foires aux moutons de Feniers et de Millevaches.

    C’est pour cela qu’un jour de l’hiver 1963/64, avec ma petite Dauphine achetée d’occasion, lestée d’une bascule logée dans son coffre à l’avant, j’embarquais pour les Hautes terres du Millevaches. Je pense que c’était la première fois que j’allais franchir les limites du territoire de la commune de Sornac. J’avais la liste des élevages que je devais visiter. J’étais quelque peu inquiet. Il y avait de la neige, et plus j’avançais et plus la couche augmentait. Je devais me rendre à Taphaleschat, un village sur la commune de Saint Sulpice les bois. L’aubergiste du pays, le brave Victor Delpastre, surnommé aussi le Gaulois, qui n’allait pas tarder à devenir un de mes familiers, avait émis des doutes sur mes chances d’accéder, “par un temps pareil”, en ce lieu réputé depuis toujours comme l’un des plus inaccessibles de la montagne limousine ! Jugez un peu mon désarroi, moi, le néophyte ! Pourtant il n’était pas question de rebrousser chemin. Valeureuse Dauphine dont la traction située à l’arrière, ainsi que son moteur, permettait un “accrochage” sans pareil à la chaussée, au détriment de la stabilité avant, il faut bien le dire ! Les quatre ou cinq kilomètres à parcourir, à partir de la départementale, sur une “charrière” tortueuse au possible, parsemée de creux et de bosses que la neige n’était pas parvenue à uniformiser, me parurent interminables. Pour escalader les raidillons, je devais m’y reprendre en plusieurs fois, lancer le moteur plein pot, foncer comme avec un bouclier pour forcer l’amas neigeux qui se formait devant le capot. Conséquence imparable : ma voiture effectuait une brusque volte-face ! Alors ? …

    Alors il me fallait sortir, prendre la pelle, dégager les roues, tenter de la remettre dans la bonne direction ! Même pas question de tenter d’abandonner ! Au point où j’en étais rendu, inutile de reculer, je devais continuer. En moi-même je pestais contre ces sacrés moutons, ce village du bout du monde ! Je me souvenais certaines confidences de Marius Vazeilles m’évoquant ses premières visites aux paysans du plateau, en bicyclette, voire à pied ! L’époque héroïque, quoi ! Mais plus de cinquante ans après ? … Et pas une âme en vue, pas même un animal, rien. Un paysage sans visage englouti sous la neige, amorphe ! Pas possible que des gens civilisés habitent un tel lieu … Après maintes embardées, j’arrivais…Enfin ! Je crois bien que je terminais les derniers mètres à pied ! Surprise ! Le village avait belle apparence avec ses  belles et solides constructions de granit, coiffées d’ardoises. La neige avait été dégagée alentour. Des hommes s’employaient encore à parfaire ce travail en parlementant tranquillement entre eux. Ils m’avaient vu venir de loin, et s’avancèrent à mon devant. Je fulminais intérieurement contre eux, me disant qu’ils eussent été mieux inspirés de dégager le chemin plutôt que de perdre leur temps à remuer une neige inutile ! “Avec ce temps, on ne pensait pas que vous seriez venu”. La minute d’après j’étais assis sur un banc de bois, face à une table, avec devant moi tout ce qu’il fallait pour remédier à une fringale d’au moins huit jours ; soutenir un siège pour le moins d’égale durée !

    Des cochonnailles en veux-tu en voilà ! La bouteille de vin, une de cidre. “Notre pain est un peu dur, ça fait quinze jours qu’on n’a pas chauffé le four. Si on avait su !”. Ils s’excusaient les braves gens. Ils s’excusaient aussi de ne pas avoir tenté d’ouvrir le chemin, mais vrai ! ils ne m’attendaient pas ! De toute façon, la neige, l’hiver, eux, ils connaissaient et s’en accommodaient, comme ils s’accommodaient, selon les apparences, de toutes les autres manifestations du temps ou des évènements pouvant survenir. L’habitude ! Comme si leur village de Taphaleschat se fut trouvé, tel un îlot perdu isolé en plein Pacifique ! J’eus droit au chapitre des fameuses neiges d’antan qui rendaient les sorties impossibles autrefois, autrement qu’à pied. Et ce, pendant plusieurs mois d’hiver ! Par contre, à leurs yeux, je venais tout simplement d’accomplir un exploit. Toute la maisonnée s’empressait pour m’assister, veiller à ce que je ne manque de rien. J’avais bien du mal à placer une parole afin de me présenter, d’expliquer en quoi consistaient “les contrôles de performances ovins” que je mettais en place. Le fait que je leur dise que j’étais paysan moi-même, avant d’être “technicien”, cela les comblait d’aise : “Vous nous comprenez, vous, au moins, c’est pas comme les autres…”. Combien de fois entendrai-je par la suite cette réflexion qui, d’emblée, m’ouvrait les portes et contribuait à faciliter ma tâche.

    Lorsque je dus repartir, bien restauré, mon travail effectué, malgré la perspective d’avoir de nouveau à affronter la neige, j’avoue que mon appréhension de l’aller avait en partie disparue. Il est vrai que je n’avais pu empêcher mes hôtes de venir m’ouvrir la marche avec leur tracteur, équipés de pelles et d’une chaîne, pour le cas où il eut fallu m’extraire d’un fossé. Car pour lors, c’était eux qui s’inquiétaient pour moi de mon retour. J’avais eu beau insister.  

    “Il en serait parler qu’on vous laisse repartir comme ça, m’avaient-ils dit ! Une fois sur la route de Saint Sulpice, ça ira. Et puis, les Ponts auront sûrement passé le chasse-neige”. Non, à cette époque, cette administration ne dégageait pas leur route, c’est eux-mêmes qui se débrouillaient…

     

    René Limouzin

    René Limouzin est l’auteur de nombreux livres qui se déroulent sur le Plateau. Son dernier ouvrage “Figures de chez nous”, relatait ses rencontres avec des personnages de la région. Son prochain roman aura pour cadre le pays de Vassivière.
  • Malraux, vrai ou faux résistant ?

    Andre MalrauxL'article de Michel Patinaud sur André Malraux paru dans notre dernier numéro a suscité des réactions contradictoires. Une lectrice que l'article a particulièrement intéressée nous écrit : « J'ai lu, il y a quelques années, le livre d'Orwell Hommage à la Catalogne, dans lequel l'auteur dresse un portrait de Malraux qui n'est pas à son avantage (c'est le moins qu'on puisse dire !). D'autre part, j'ai assisté à une conférence gesticulée de Franck Lepage sur la culture et là aussi, Malraux en prenait pour son grade. Il m'a toujours fait penser au mec qui se débrouille toujours pour "être sur la photo" ! » Un autre lecteur exprime pour sa part ses réserves.

     

    « Une mystification totale », « une grande imposture », « résistant de la 23e heure ». Si sa charge contre Malraux est violente, la faiblesse de l'argumentation de Michel Patinaud, dans le dernier IPNS, suscite le malaise. De quoi s'agit-il ? Que reproche-t-on au juste à Malraux ?

     

    L'article multiplie les questions chronologiques : « Que fit-il jusqu'en 1944 ? », « De mars à juillet 1944 qu'avait-il bien pu faire ? » et, sur la base du témoignage de Roger Lescure, affirme que Malraux « ignora la résistance avant le 6 juin 44. » Selon lui l'écrivain entretient la confusion en utilisant le pseudo de « Berger » qui serait en réalité celui de son frère Roland, arrêté le 25 février 1944. Enfin il indique que Malraux « coulait des jours paisibles au Château de Saint-Chamant » où « il côtoyait la fine fleur des pétainistes, voire des collaborateurs locaux, dont le notaire Desclaux. Dans le même temps, Jean Moulin mourait sous la torture. »
    Le procédé rhétorique associant artificiellement le martyre de Jean Moulin est d'un goût très douteux, l'information est au minimum approximative (s'agit-il de Maître Delclaux, et non Desclaux, pourtant généralement décrit comme proche de la résistance ?) et surtout ne démontre rien dans une époque où lutte clandestine et brouillage des pistes vont de pair. Mieux, sans s'en étonner une seconde, l'article nous dit que « des résistants sont chargés d'inviter Malraux à déguerpir ». Mais « ce dernier a fait de lui-même place vide en prenant la direction de Toulouse ». A-t-il fui pour éviter une confrontation avec la résistance ? Est-ce à cette occasion qu'il est « blessé et capturé près de Toulouse » ? Rien n'est clair puisque l'article procède par insinuations.
    C'est en fait à Gramat, au sud de Brive et à 160 km de Toulouse, en revenant d'une mission dans le Tarn avec George Hiller, agent du SOE (service secret britannique) que Malraux tombe sur un barrage allemand le 22 juillet 1944. Il est capturé. Hiller est grièvement blessé.

    Pour tenter de répondre aux questions posées par l'article je me suis reporté aux souvenirs de Jacques Poirier, alias Jack Peters, agent français du SOE, chef du réseau Digger opérant en Corrèze, Dordogne et Lot. Dans La girafe a un long cou... (titre qui reprend un message de Radio Londres) il évoque longuement André Malraux, mais aussi son frère Roland, Georges Hiller bien sûr ou encore Harry/Henri Peulevé qui sera arrêté en même temps que Roland Malraux.

    Allons à l'essentiel. Peulevé date de début septembre 1943 sa rencontre avec André Malraux désireux de s'impliquer dans la résistance. Il le présente en janvier 1944 à Jacques Poirier qui parle d’ « une étroite association ». Malraux sera « pendant les mois qui suivront, un compagnon de tous les jours pour notre bénéfice commun ». La suite du livre le décrit d'ailleurs en détail. Le témoignage de Poirier est-il insignifiant ?

    Des tensions ont existé au sein de la résistance, c'est une évidence. Malraux ne fait pas l'unanimité en Corrèze, c'est probable. Sa personnalité peut dérouter et ses propos sont à interpréter avec prudence, soit. Enfin que le rôle et la mémoire de ses frères soient rappelés est une excellente chose. L'article de notre ami Michel Patinaud aurait pu s'en tenir là. Ce ne fut malheureusement pas le cas et un rectificatif s'imposait. Il a néanmoins un mérite : nous inciter à approfondir notre connaissance de cette période mais aussi à lire ou relire Malraux. Son dernier roman, Les Noyers d'Altenburg, a été publié en Suisse en 1943 sous le titre La Lutte avec l'Ange. Le personnage principal s'y appelle « Berger ».

     

    Michel Lebailly
  • Matrimoine sur un plateau

    matrimoine sur un plateauUn superbe livre artisanal, en partie sérigraphié, du « cousu main » tiré à 150 exemplaires seulement, où alternent témoignages et linogravures originales, entre livre d'artiste et recueil de souvenirs intimes. Une histoire menée par Lou Nicollet et Ninon Bonzom, respectivement artiste intervenante et paysagiste illustratrice. Nous reprenons ici l'introduction de ce livre dans laquelle elles expliquent leur démarche, que nous complétons avec les extraits de deux témoignages.

     

    Matrimoine sur un plateau est né en 2021, sur le territoire du plateau de Millevaches. Nous avions depuis longtemps pour projet d’animer des ateliers artistiques avec les habitant·e·s des villages alentours. Mais le véritable point de départ, ce fut une proposition de dispositif mettant en valeur des femmes exceptionnelles du territoire limousin. L’invitation a suscité nombre de questions en nous : de qui allons-nous parler ? Pourquoi cette femme-là et pas une autre ? Quelle poétesse, aventurière, paysanne ou figure locale pourrions-nous évoquer ? De quelle exceptionnalité parlons-nous ?

     

    Femmes ancêtres

    On a fini par comprendre que quelque chose nous dérangeait là-dedans. Nous ne voulions pas parler de femmes d’exception, mais de femmes inconnues, de femmes que l’on ne connaît pas encore, de femmes ancêtres qui ont eu des vies normales, banales, des femmes de nos familles, des femmes dont l’histoire n’est écrite nulle part. Nous avons alors mis en place des temps d’ateliers ouverts à tous et toutes, dans plusieurs villages du plateau de Millevaches, avec l’aide financière de deux bourses.
    Lors de ces ateliers, nous proposions de faire un entretien privé et enregistré, durant lequel le ou la participant·e racontait ses souvenirs liés à une ancêtre. Ces entretiens s’articulaient autour de plusieurs questions qui revenaient comme trame de fond et convoquaient la mémoire des entretenu·e·s. « Raconte-moi la vie de cette ancêtre. Comment s’appelait-t-elle ? À quoi ressemblait-elle ? Quelles émotions ont pu traverser cette personne ? Quel objet te fait penser à elle ? Qu’est-ce qu’elle t’a transmis ? » À la suite ou en parallèle de l’entretien, nous proposions aux participant.e.s de réaliser une linogravure en lien avec les souvenirs évoqués, et d’apprendre par la même occasion cette technique d’impression facile à prendre en main. Ces ateliers se sont déroulés sur une période de deux ans, de 2021 à 2023, dans différents lieux du plateau de Millevaches.

     

    matrimoine sur un plateau groupe

     

    Oubliées de l’Histoire

    Nous avons travaillé dans des lieux collectifs, associatifs, chez des particuliers, dans des mairies. Plus précisément : au Planning Familial de Peyrelevade, au Constance Social Club (centre social et culturel) à Faux-la-Montagne, à la médiathèque de La Villedieu, à la Loutre par les cornes (lieu de vie et de programmation musicale), ainsi que chez nous, à Bourganeuf et Chez Chapelle. Le terme de « matrimoine » désigne l’héritage culturel légué par les générations de femmes nous précédant, qui ont souvent été les oubliées de l’Histoire. Notre démarche n’a donc rien de neutre, sachant que ce projet, au même titre que nos pratiques personnelles, s’inscrivent dans une approche féministe. Axer cette recherche sous ce prisme du genre était donc une évidence.
    Durant les ateliers, nous avons collecté 22 témoignages, soit 10 heures 38 minutes et 40 secondes d’enregistrement, ainsi que 46 linogravures. Avec l’accord des participant·e·s, nous avons reproduit dans ce livre 18 témoignages, chacun accompagné de son illustration linographiée. La plupart des personnes ayant participé aux ateliers nous ont parlé de leur arrière-grand-mère, de leur grand-mère ou de leur mère. Les participant·e·s ont fait appel aux souvenirs ou à l’absence de souvenirs et à la transmission, ou non, de leur histoire.
    Néanmoins, la femme ancêtre telle qu’elle est racontée peut-être multiple, c’est pourquoi d’autres femmes, voisines, autrices, amies de la famille, militantes, ont été convoquées par les personnes interrogées. Des sujets variés ont été évoqués. Parmi eux, ceux liés aux violences sexistes et sexuelles sont abordés frontalement. Nous vous invitons donc à lire en étant conscient·e de vos limites, à faire des pauses si besoin ou à carrément sauter des pages.

     

    matrimoine sur un plateau jeanine

     

    Une archive

    Plusieurs ami·e·s et connaissances ont apporté leurs témoignages, mais aussi des personnes habitant·e·s du territoire que nous connaissions moins. La plupart des participant·e·s sont des femmes, des personnes trans et non binaires, et une minorité d’hommes cisgenre. Le mot « matrimoine » a pu être perçu comme allant de soi avec une non-mixité choisie, alors que nos ateliers étaient ouverts à tout le monde sans distinction de genre et que nous l’avions explicitement communiqué. Les participant·e·s sont issu·e·s pour la plupart de notre génération, entre vingt et quarante ans, avec quelques personnes plus âgées. Nous avons choisi de mener cette série d’ateliers en itinérance, naviguant entre les villages de notre territoire.
    Une fois entérinée l’idée de faire un livre, nous avons réfléchi à la manière de retranscrire ces entretiens. Nous avons tenu à conserver l’intimité des histoires racontées, à ne pas couper les témoignages. Nous avons aussi anonymisé certains récits en y associant des pseudonymes à la demande des participant·e·s. Par ailleurs, nous avons souhaité retranscrire le plus fidèlement possible la parole des entretenu·e·s, en conservant l’oralité et les tournures de phrases répétitives, où se glissent souvent les émotions.
    Il s’agit pour nous de proposer cette édition comme une archive que nous créons à notre façon. Une mémoire qui s’imprime quelque part. Ce désir naît du constat simple que, dans nos vies et depuis notre plus jeune âge, nous n’avons pas assez de modèles de vies de femmes et de personnes en minorité de genres, et qu’il est urgent de faire exister ces récits sous toutes les formes que nous voulons. Nous encourageons toute personne ressentant ce même manque à réaliser ce travail de collecte de mémoires et de souvenirs auprès des sien·nes – amies, mères, grand-mères, arrière-grands-mères, afin de faire revivre ces vies trop souvent oublié·e·s.

     

    matrimoine sur un plateau zid

     

    Lou Nicollet et Ninon Bonzom

     

    Ce nom de famille qui vient d’une femme...

    « Mon arrière-grand-père maternel n’a jamais connu sa mère, car il a été déposé chez les pompiers et a été adopté après. Dans son landau, on avait mis le collier de sa mère, avec inscrit Catherine H. Et lui, il a pris le nom de famille de cette femme. Je pense que j’ai envie de parler d’elle parce que mon grand-père maternel, et même en règle générale, les garçons de ma famille étaient davantage considérés que les femmes. Je trouve ça marrant que cette lignée porte le nom de famille d’une femme. Je sais pas trop comment dire, c’est grâce à elle que toute cette famille a ce nom, et aussi que ma mère a son prénom, Catherine (…) Je ne sais rien d’autre d’elle mais ça m’a marquée la place qu’elle a eue au final, sans qu’elle le veuille. Dans ma famille, comme beaucoup d’autres, d’ailleurs c’est aussi un truc générationnel, le nom de famille porte quelque chose d’ultra important, parce que quand la femme se marie, elle lâche son nom de famille pour celui de son époux alors que le fils, lui, perpétue la génération, il y a une trace qui reste. Et c’est un peu dommage que mes grands-parents soient restés dans cette manière de faire ultra patriarcale, alors qu’au final… C’est juste que moi, ça me fait rire, que ce nom de famille vienne d’une femme, alors qu’eux, ils sont complètement embourbés dans le patriarcat. »

    Extrait du témoignage de Zia, Peyrelevade, le 4 août 2020

     

    J’étais la première fille...

    « Sur cette photo que je t’ai amenée, ma grand-mère a dix-sept ans, mais elle a eu une vie assez difficile. Elle est née en 1899. Nous sommes originaires d’Alsace et, elle, elle n’a jamais déménagé dans sa vie, mais elle a changé quatre fois de nationalité en vivant à cette frontière, une fois à gauche, une fois à droite. (…) Elle s’appelait Elsa. Elle était protestante et elle a eu une vie très dure en raison des problèmes de religion. À l’époque où elle était amoureuse d’un catholique, elle n’avait pas le droit de l’épouser et elle a eu un enfant avec lui, sa famille l’a rejetée, et puis la famille catholique a éloigné le jeune homme d’elle. Il a été éloigné pour qu’ils ne se rencontrent plus et qu’ils ne se voient plus. Et cet enfant-là, c’était mon oncle que je n’ai jamais connu parce qu’il est mort à la guerre en 1944, à la fin de la guerre en plus parce qu’il a fait partie des malgré-nous qui sont partis au moment où il fallait de la chair à canon, parce qu’il avait été étudiant, il n’avait pas fait la guerre du tout et il a été rappelé à la fin, en 1944. Ça, c’est une histoire qui m’a marquée et qui a marqué mes engagements politiques. Elle me racontait ça, j’étais toute petite, avec un album photo et en me disant toujours que je ne devais pas en parler à mes parents, que c’était un secret entre nous, que c’était sa vie qu’elle me transmettait. Parce que j’étais la seule fille dans la famille, elle a eu trois garçons, sa sœur a eu quatre garçons et son autre sœur, je crois, n’a eu aussi que des garçons. Et quand je suis née, j’étais la première fille de ce côté-là de la famille et elle a toujours voulu me raconter, me transmettre des choses. »

    Extrait du témoignage de Jeannine, La Villedieu, le 29 janvier 2023.
  • Mes initiations à la musique

    Comme beaucoup de personnes de ma génération, mes premiers contacts avec la musique, et ce faisant, mes premières émotions – s’il y en eut ? – je les goûtais au travers de chansons que j’entendais fredonner autour de moi. L’indigence ! L’indigence totale ou presque ! Pas de radio à la maison, aucune autre source musicale que celle de l’écoute d’un vieux phonographe à aiguille chez un voisin. Ou alors les chansons de ma grand-mère : souvent des complaintes ou des chants  religieux ; celles d’un voisin, un peu coquin, qui se plaisait à "chansonner" les gens de son entourage, sur un air toujours le même, avec des paroles en patois de sa composition. Personnellement, j’avouerais que ma véritable émotion musicale, je l’ai connue, curieusement, par le biais de la littérature : la lecture de Jean Christophe, de Romain Rolland, que nous faisait à l’école notre institutrice. Avec elle, j’entrais dans l’univers du grand Beethoven, rien que ça ! J’étais tellement passionné par son personnage que, parfois, j’en arrivais à m’identifier à lui. Et lorsque je me retrouvais seul, en pleine nature, je me faisais plaisir à tenter de percevoir les harmonies secrètes qui pouvaient bien s’en échapper !

     

    fete du violon

     

    Et puis un jour… il y eut la découverte que je fis dans le grenier de ma maison d’un violon enfoui sous un amas de vieilleries. Un violon qui avait appartenu à mon père. Il l’avait acheté dans sa jeunesse, avait tenté d’en sortir quelques airs, les rares fois où il lui arrivait de garder le troupeau de vaches. Lui aussi rêvait.  Un rêve moins fou que le mien, celui de tenter tout simplement de reproduire un air qu’il avait entendu joué, au hasard d’un bal, par un violoniste réputé du pays, le grand Rempart de Meymac ; à moins que ce soit Louinot (petit Louis), un "violoneux" du pays d’Ussel, lui. Mais il avait dû abandonner, faute de temps : à l’époque c’était voler du temps – voué en totalité au travail – que de l’utiliser à d’autres fins ! De mon côté, je n’allais pas tarder à apprendre très jeune cette triste réalité. 

     

    Ne croyez pas que la fée musique allait me toucher de son aile protectrice dès lors où j’attaquais un jour l’étude du violon : une décision que mon père avait prise pour moi, une façon de reproduire ce qu’il eut souhaité faire ; ce qui allait m’entraîner à faire une année de violon, en tout et pour tout, y compris l’étude du solfège. Une année d’études musicales durant la "drôle de guerre", quand pour payer mon heure de cours à mon professeur, je lui apportais en échange, une livre de beurre ou une douzaine d’œufs ! C’était ça, le troc : un échange qui se pratiquait couramment à l’époque, rien à voir avec le marché noir !

    Au bout d’un an, ayant atteint le stade de l’étude des troisièmes et cinquièmes positions, j’abandonnais lâchement mon apprentissage. La raison : un bal clandestin ! C’était la guerre, et l’on m’avait convié un jour à venir avec mon violon. Imaginez un peu, l’apprenti violoniste que j’étais, plus habitué à jouer de petites mélodies ou à monter et descendre des gammes, qu’à faire danser ! À mon répertoire j’avais une dizaine de morceaux que je jouais en les déchiffrant péniblement, la partition posée sur un pupitre placé devant moi. J’achetais ces partitions  à un accordéoniste aveugle qui s’installait, les jours de foire, avec ses chansons étalées à même le trottoir. Je me gardais bien d’en parler à mon professeur – il n’eut pas toléré qu’un de ses élèves, apprenti violoniste, se fourvoie à jouer des chansonnettes ! … Les danseurs me firent grimper sur une petite table bancale. En face de moi, une meute de jeunes et de moins jeunes avides de danser pour peu qu’ils entendent un bruit qui s’apparente à de la musique : pas exigeants du tout ces danseurs du temps de guerre ! Moi, au bout de deux ou trois heures, j’avais le bout des doigts littéralement cisaillés par les cordes, et mon bras conduisant l’archet était menacé d’ankylose. Eux, pas fatigués du tout ! Et comme ça jusqu’au petit matin ! Saturé de violon, l’artiste ! Conscient que, malgré l’énergie qu’il déployait, il faisait moins bien que le petit accordéoniste du village qui d’habitude faisait danser. Pourtant, lui, ne connaissait pas la musique, c’était un simple routinier ! … Ceci pour vous dire, qu’à quelques temps de là, j’obtenais de mon père qu’il me paie un accordéon : un sacré cadeau qu’il m’offrait, entre parenthèses, et je me l’entendis dire maintes fois : “ Ton accordéon, c’est l’argent d’une vache ! ” -  Il y avait sept vaches à l’étable ! Mais l’accordéon c’était mon dernier recours, le moyen pour moi de soutenir la concurrence avec l’accordéoniste qui possédait, lui, à défaut de savoir musical, l’indispensable cadence…

    L’instrument mis à part, être surclassé par un "routinier" ! Un gars qui ne s’embarrassait pas de partitions et pêchait des airs là où il les trouvait : auprès de l’accordéoniste marchand de chansons ou encore d’autres musiciens qu’il se choisissait comme maîtres ! Et puis, ces airs une fois mémorisés, il les reproduisait sur son instrument, peut-être pas toujours fidèlement – il savait en écarter habilement les difficultés ! - mais avec une assurance certaine ! … Il m’a fallu longtemps, très longtemps pour admettre cette évidence. Voire jusqu’au jour où, après une longue période d’abstinence musicale,  je m’intéressais à nouveau à la musique et aux musiciens. Je ne sais pas pourquoi je me trouvais à assister, en ce mois de septembre 1979 à Chaumeil, à une "Fête du violon". Il y avait là une ribambelle de "violoneux" de tous âges et de tous poils. Quelle ambiance ! Une révélation ! Un ami, violoneux lui-même, me les fit découvrir. Parmi les anciens il y avait : Peyrat de Saint Salvadour, Lilou Maltheux de Tarnac, Chastagnol de Chaumeil, etc. À leurs côtés, des jeunes : Olivier Durif ; Jean-Paul Champeval ; Jean-Marc Ponty… J’écoutais, j’écoutais avidement. J’admirais l’envol des coups d’archet, la parfaite harmonie qui s’échappait de cette quinzaine de violons réunis. J’avoue que cela me laissait pantois. En moi-même je revivais l’expérience "violonistique" de mes jeunes années ; subsistait le souvenir du discrédit entretenu par les "vrais musiciens" qui, connaissant la musique, toisaient de haut les autres, ceux qui ne la connaissaient pas ! Hé bien là ! J’avais la preuve qu’il n’était pas une obligation de savoir la musique pour pouvoir en faire ; qui plus est, de pouvoir s’accorder avec d’autres musiciens !

     

    La musique trad, un phénomène nouveau

    Je n’allais pas tarder à faire la connaissance de ces jeunes qui, depuis les années soixante dix, avaient entrepris un travail de collectage sur notre région, et particulièrement avec l’un de ceux-ci, Olivier Durif (il est devenu depuis le directeur de l’Agence des Musiques Traditionnelles du Limousin). Entre temps, désireux de m’initier à cette nouvelle façon de jouer, je participais à un stage de musique traditionnel à Treignac dans la section "violon", catégorie "débutants". Deux ou trois journées de travail intense, encadrés par un professeur, Hubert Marcheix. Certes, l’apprentissage de mes jeunes années - pas totalement oublié - me permettait-il de m’affranchir d’une première difficulté, celle de la tenue de l’instrument. Mais très vite, ce léger avantage dont je bénéficiais par rapport à mes camarades, s’estompa-t-il. D’abord ce professeur me semblait beaucoup moins rigoureux que celui que j’avais connu autrefois pour ce genre d’apprentissage, et puis, surprise ! d’entrée il nous proposa de reproduire l’air qu’il jouait sur son violon, phrases après phrases, au fur et à mesure que nous l’assimilions. Finalement ça allait assez vite. J’étais étonné de voir que mes compagnons progressaient relativement plus vite que moi. Je liais connaissance avec Jean Yves Lameyre dont j’admirais la persévérance et la volonté – Avec son épouse Myriam, ils deviendront les talentueux musiciens du groupe Rapsode.  C’est vrai que mon oreille me paraissait moins réceptive que la leur, que mes doigts privés du repère visuel de la musique, avaient du mal à trouver leur emplacement sur le manche de mon violon. Les recommandations du professeur me conseillant, d’"oublier ma musique", me semblaient insurmontables. Mais j’avais compris la leçon ! 

    Et voilà comment j’entrais dans ce sympathique petit monde des "violoneux", où chacun se connaît, s’observe, se jalouse aussi parfois ! J’allais faire connaissance avec le dernier carré des violoneux du pays. Et particulièrement celle du sympathique Joseph Perrier de Champ sur Tarentaine, qui deviendra mon ami. Un véritable maestro, le Joseph, en raison de sa technique très personnelle, une combinaison de celle des violoneux (frottement sur deux cordes ; pincement de celles-ci ; attaque particulière de la note…), et puis de celle acquise auprès d’un véritable violoniste, le célèbre Foucaud. J’ai passé de longs moments à l’écouter parler ou jouer. Plusieurs fois il m’a raconté des épisodes heureux ou malheureux de sa vie : le jour où il rentra de son exil de prisonnier en Allemagne, avec pour principal bagage, un violon, l’irremplaçable violon acheté là-bas pour quelques marks ! Ce violon qui brûlera dans l’incendie de sa maison, provoqué par un coup de foudre !  Même qu’il faillit se jeter dans les flammes pour le récupérer, le Joseph, si des voisins n’avaient pas été là pour l’en empêcher ! Il les a en haute estime, les jeunes violoneux, lui, le Joseph, avec qui, durant plusieurs années, il entretint de fructueuses relations musicales autant qu’amicales. C’est grâce à eux, grâce au fruit d’une large collecte qu’ils organisèrent en sa faveur, qu’un autre violon put lui être offert. C’est grâce à eux encore qu’il eut la chance de faire partie de la délégation de musiciens français représentant la musique traditionnelle, délégation qui participa à un rassemblement mondial aux Etats-Unis : le plus grand voyage de sa vie ! 

    Je ne puis évoquer tous les musiciens que j’ai connus ou simplement entrevus, au cours de ces vingt dernières années. Il me revient cette rencontre que je fis, en 1997, avec Alain Savouret, professeur d’harmonie et de composition musicale au Conservatoire National de Paris, venu prendre contact avec les professeurs de l’Ecole de musique d’Ussel. Ce qu’il recherchait auprès d’eux : "le moyen de donner un nouveau souffle à la musique contemporaine en s’inspirant des mélodies populaires d’autrefois" ! 

    Ceci pour dire que, de nos jours, la musique "trad" a acquis droit de citer au même titre que bien d’autres musiques. Et peut-être bien qu’un jour on parlera de l’œuvre géniale d’un nouveau Tchaïkovski ou Borodine, inspirée d’une mélodie limousine recueillie sur notre plateau de Millevaches. Il doit bien rester quelque part un peu de la graine de nos célèbres troubadours, et particulièrement du romantique Bernart qui prétendait que : "Quand le vent d’autan souffle sur mon pays, me semble sentir un vent de paradis !" 

     

    René Limouzin

    Photo : Fête du violon à Chaumeil (septembre 1979). De gauche à droite, assis : Jantou Lamour, Henri Lachaud, Gaston Pouget, Léon Peyrat, Jean Chastagnol, Lilou Malteux et Baptiste Peyrat. Debouts : Paul Duchez, Daniel Fesquet, René Auchabie, J.P. Champeval, Gilles Chuvion, Olivier Durif, Monique Pauyat et J.M. Ponty (la plupart des anciens sont aujourd'hui décédés).
  • Meymac Derrière le « scoop », l'histoire instrumentalisée, oubliée ou malmenée

    Des soldats allemands exécutés sans autre forme de procès à la Libération par les maquisards dont on découvrait subitement les cadavres à Meymac ! Ce « scoop » a fait la une de l'actualité cet été. Gérard Monédiaire revient sur cet épisode... en le ramenant à de plus justes proportions et en le contextualisant.

     

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    Les bois aux alentours de Meymac ont retrouvé leur calme. Une sérénité troublée cet été par l’affaire des recherches visant à exhumer les restes de soldats allemands de la deuxième Guerre mondiale, au nombre d’une quarantaine, peut-être un peu plus, ainsi que d'une collaboratrice française, exécutés en 1944 par le maquis dans la période qui a suivi immédiatement la prise de Tulle en juin, puis la retraite des troupes essentiellement FTP confrontées à la division SS Das Reich dont l’armement était sans commune mesure avec celui de l’« armée des ombres ».

     

    Un événement déjà connu

    L’événement a fait retour dans l’actualité à raison de sa remémoration par un maquisard âgé, Edmond Réveil, dont la sincérité n’a pas à être mise en doute ni les motifs suspectés d’on ne sait quelle animosité à l’égard de qui que ce soit. Alors qu’immédiatement la chose fut présentée sous la forme d’un scoop par certains journalistes, il apparut très vite que la connaissance publique de l’événement était ancienne, celui-ci ayant été signalé explicitement en 1975 lors de la troisième édition de l’ouvrage collectif Maquis de Corrèze.
    Comme il est d’usage dans ce type d’occurrence, les institutions compétentes de la République française (Office national des combattants et des victimes de guerre - ONACVC) et de la République fédérale d’Allemagne (Volksbund Deutsche Kriegsgräberfürsorge - VDK, traduction approximative : Service allemand de prise en charge des sépultures de guerre), ont mis en place un dispositif de recherche des restes humains des soldats de la Das Reich passés par les armes.
    Les recherches archéologiques conduites à Meymac au moyen de technologies avancées n’ont pas été couronnées de succès : seuls quelques artefacts (douilles, balles, identiques sans doute à celles que les adolescents des années cinquante et soixante du XXe siècle trouvaient à profusion dans bien des greniers corréziens, quelquefois assorties d’engins plus inquiétants oubliés par les adultes) ont été mis au jour, et un climat étrange d’inachevé a résulté de l’échec des fouilles.
    Reste que l’épisode peut justifier de brèves réflexions sur le sens, ou plutôt les sens, que l’affaire a pu revêtir, qui tantôt sont propres aux faits historiques en cause, tantôt témoignent d’un caractère plus large, voire universel. Un avertissement est nécessaire : les propos qui suivent ne sont pas essentiellement animés par une inspiration « normative » (ce qui devrait être) mais par une approche « clinique » (ce qui est, ou ce qui fut). Il s’agit de tenter de mieux comprendre pour ensuite laisser le temps du jugement à chaque liberté individuelle, supposée davantage édifiée.

     

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    La question de la guerre et des restes humains

    Si les différentes formes du pacifisme sont hautement recevables d’un point de vue moral, il n’en reste pas moins que la guerre, modalité collective de la violence, pour l’observateur rationnel, semble consubstantielle au genre humain.
    Certains ont pu même avancer l’idée que la matrice de tout droit était celui de la guerre, la guerre étant de ce fait « civilisée », un peu comme la boxe qui serait un « noble art », à la différence de la vulgaire rixe tout à fait dépourvue de règles. S’il peut avec raison être soutenu que la guerre est moralement indéfendable (ce qui invite à réfuter, mais peut-être pas à récuser la torrentielle littérature léguée par les siècles au sujet de la « guerre juste » et de ses critères), rien ne s’est jamais opposé à ce qu’elle soit dotée d’un droit, aujourd’hui celui des « conflits armés », regroupant les droits ad bellum, in bello, post bellum et humanitaire.
    Or, parmi les règles immémoriales de la guerre « civilisée », au moins dans le monde occidental, figure la question des dépouilles des combattants, qui ont vocation à être rendues à leur famille ou à leur cité. C’est dès la littérature homérique, faite de récits fondateurs, qu’apparaît avec force cette exigence à propos de l’attitude du « bouillant Achille » venant de triompher de son duel avec le Troyen Hector. La colère d’Achille est telle qu’il profane le corps de son ennemi défunt qui avait pourtant pris soin de lui demander de respecter son cadavre s’il devait succomber, et il refuse de le remettre à son père Priam, roi de Troie. C’est alors par l’intermédiaire de sa mère que les dieux, irrités, font savoir à Achille qu’ils désapprouvent absolument sa conduite, ce qui le conduit à remettre les restes d’Hector à Priam afin qu’une sépulture décente l’accueille. À ce titre donc, l’affaire de Meymac n’a rien de particulier, elle ne fait que s’inscrire dans une histoire de la très longue durée ayant quelque chose à voir avec le sacré autour de l’inviolabilité du cadavre, le droit positif le plus contemporain prévoyant pour sa part toute une série de peines sanctionnant les profanations de cadavres et de sépultures, la qualité du défunt étant sans incidence sur l’interdit acquis dès les Grecs.
    Au demeurant, ces exigences de dignité due aux morts ne sont pas polarisées politiquement, mais bien générales et absolues, et elles revêtent parfois une dimension de réparation et de rétablissement de la vérité historique par-delà la concurrence des mémoires et les vérités d’État. Refuser décence et dignité aux morts quels qu’ils soient, c’est, pour reprendre les catégories de pensée forgées dès l’Antiquité, abdiquer la civilisation et opter pour la barbarie. Pour toutes ces raisons donc, l’émotion locale à laquelle on a assisté autour de l'affaire de Meymac est sans doute compréhensible, mais l’opération de recherche de corps en vue de leur exhumation et leur transfert dans une nécropole n’a rien d’extraordinaire, elle est même souhaitable car c’est un acte de civilisation qui a une très longue histoire.

     

    Sensationnalisme, inculture et approximations

    Une autre approche de l’affaire de Meymac est davantage circonstanciée, elle se décompose en réalité en plusieurs aspects qui intéressent davantage l’histoire récente et les sociétés contemporaines. C’est tout d’abord faire référence à la façon dont les choses ont été répercutées par les médias, et on n’y fera nulle découverte particulière : ce sont les règles du champ journalistique qui ont trouvé à s’appliquer, entre spectacle du sensationnalisme, inculture et approximations. Il est ainsi question (Arte, qu’on a connue mieux inspirée) d’« aveux » : que l’on sache, ce sont les coupables qui avouent, et Edmond Réveil n’est à l’évidence coupable de rien. La Vie corrézienne du 1er septembre se charge quant à elle de restituer le climat qui, à l’entendre, prévalait à l’époque, afin que son lectorat soit édifié : « Les règlements de comptes remplacent les procès, la violence était sans pitié. C’était l’épuration. Les crânes rasés, les lynchages. » Que l’affaire de Meymac se situe avant la Libération ne semble pas troubler le rédacteur, qui reprend le marronnier de la sauvagerie de l’épuration dans le Limousin tout entier, qui n’épargna pas la Haute-Vienne en particulier à travers la figure de Georges Guingouin (« Le colonel communiste Guingouin : son « armée » fut responsable d’un millier d’exécutions dans la région de Limoges » Le Crapouillot, avril-mai 1985) ; alors qu’un petit ouvrage d’un avocat qui fait litière de ces allégations n’est jamais évoqué (Jean Meynier, ancien bâtonnier, La justice en Limousin au temps de la Libération. Les tribunaux d’exception, 1944-1948, Éd. René Dessagne, 63 p., pas de date indiquée, vraisemblablement 1985). Le quotidien Le Monde est davantage modéré, factuel (24 août 2023), et c’est avec surprise qu’on observe que M le magazine du Monde, son supplément hebdomadaire consacré essentiellement aux futilités les plus diverses et manifestement destiné aux salles d’attente, fait figurer sur sa couverture : « Le secret de Meymac » ! La contribution de quatre pages est assez solidement documentée, mais ce qui doit retenir l’attention dans un premier temps, c’est le recours à des substantifs propres à suggérer une atmosphère ténébreuse qui semble vouloir rivaliser avec l’affaire Dominici. Il est ainsi question de « fantômes allemands », de « terrible passé », d’une « assemblée muette de stupeur », de « rumeur (…) racontée à voix basse derrière les portes fermées », de « douleurs enfouies ». Décidément, la veine du lyrisme gore inaugurée par le député socialiste haut-viennois Jean Le Bail dans les années cinquante du XXe siècle est toujours fertile. Pour sa part, il avait intitulé « Limousin terre d’épouvante » le feuilleton qu’il rédigeait dans le Populaire du Centre aux fins de lapidation de Georges Guingouin.

    L’inculture se mesure, là comme ailleurs, à travers l’utilisation du mot « village » pour désigner Meymac, au mépris des apports de l’ethnologie rurale et du sens commun rural local : Meymac est une commune et comme toutes les communes limousines elle a un bourg d’une part et des villages d’autre part. Passons.
    Cependant, à la différence d’autres contributions, l’opinion des associations d’anciens combattants de la Résistance est exposée dans le texte, alors que dans La Vie corrézienne des propos sans aucun élément probant mais en forme d’argument d’autorité donné pour fondé à raison des professions de ceux qui l’expriment, stigmatisent une supposée volonté dissimulée des anciens du Maquis d’empêcher toute investigation sur l’affaire. Comme il est normal, les représentants de la mémoire de la Résistance signalent dans M le caractère public de l’information dès 1975 à l’occasion de la troisième édition de Maquis de Corrèze, il y a près de cinquante ans. Qu’il y ait eu lecture superficielle ou oubli est une autre histoire.

     

    Crime de guerre ?

    Enfin, plusieurs médias font référence à l’hypothèse du crime de guerre, divine surprise pour ceux qui veulent faire accroire qu’ils sont revenus de tout alors qu’ils n’ont jamais quitté le monde de la médiocrité. Passons sur l’effet de la prescription qui, si elle ne concerne pas le crime contre l’Humanité, s’applique au crime de guerre - même si on peut le regretter parfois -, pour en venir à l’essentiel s’agissant de cette incrimination. Quant à l’intention des juristes d’opérette se mêlant de droit de la guerre d’abord, elle est évidente : comme il est difficile d’effacer ou même de minorer le souvenir des massacres d’Ussel, de Tulle, d’Oradour-sur-Glane perpétrés par la Das Reich à la même période, sans préjudice des exécutions sommaires commises tout au long des itinéraires des détachements des troupes nazies, pouvoir exciper d’une identité de pratiques imputées à la Résistance est une bénédiction, une reproduction de la « divine surprise ». Exit la pertinence des motifs de lutte des uns et des autres, hors sujet la disproportion des forces en présence, reste l’invitation à l’égalité des valeurs, une barbarie répond à une autre, tout est dit, gémissons et détournons le regard. Analogie sportive : un à un, la balle au centre.

    Pour soutenir une telle position de sagesse apparente faite d’un stoïcisme ou d’un épicurisme pour les nuls, il faut prendre des libertés avec les choses, entre interprétations et falsifications. Négliger par exemple que la notion de crime de guerre a connu une genèse malheureusement longue en droit international humanitaire et qu’elle ne s’est stabilisée que tardivement, par le truchement des conférences de Genève de 1949, ce qui renvoie à la question de la non-rétroactivité.

    En outre il convient de prendre en considération que les maquis composés essentiellement de combattants volontaires n’étaient à aucun moment reconnus comme des troupes belligérantes « légitimes » par l’occupant et le régime de Vichy, alors que le crime de guerre ne peut être le fait que d’une armée régulière. Les Nazis et leurs supplétifs pétainistes n’ont jamais varié : ils avaient affaire à des « terroristes », fourriers de la guerre civile, organisés en « bandes » suffisamment nombreuses et efficaces pour engendrer dans la troupe allemande la définition du Limousin en qualité de « Kleine Russland » (Petite Russie). De cela témoignent les négociations pour la reddition allemande de la ville de Limoges lorsque le général Gleiniger écrit le 20 août 1944 pour récuser toute proposition de contact direct avec le colonel Georges Guingouin, alors chef départemental des FFI : « Le seul gouvernement légitime est celui de Vichy. Les FFI sont des troupes irrégulières qui ont déchaîné la guerre civile. Une capitulation sans condition devant les troupes soulevées contre le gouvernement de Vichy ne saurait être envisagée. » (Georges Guingouin, Quatre ans de lutte sur le sol limousin, Hachette, 1974, p. 207). Il y avait guerre, mais c’était une guerre irrégulière au sens du grand juriste allemand nazi Carl Schmitt, une guerre de partisans dont le but n’était pas un traité de paix mais l’anéantissement de l’ennemi. Est-il vraiment étonnant qu’à ce jour encore, l’ainsi-nommée communauté internationale ait toujours échoué à se donner une définition partagée, en droit international, du terrorisme ? En ces domaines, ce ne sont pas les professeurs de droit qui tranchent, mais l’Histoire, par-delà les mémoires sectorielles.

     

    Revenir aux faits et au contexte

    maquisÀ ce stade il est temps d’en revenir aux faits de juin 1944 à Tulle, pour essayer de rendre compte d’un enchaînement d’épisodes quasi-mécanique. Moment d’analyse délicat car il ne peut éviter l’évocation de controverses rugueuses qui ont vu le jour au sein même des résistants et maquisards. Pour dire vite : selon en particulier Georges Guingouin, libérateur de Limoges et Compagnon de la Libération, la décision de prendre Tulle de vive force le 7 juin fut inopportune (adjectif commode pour éviter de trancher entre erreur et faute), car occuper une ville-préfecture est une chose, valeureuse certainement, mais tenir le terrain conquis alors qu’il est de notoriété publique qu’une division SS rôde aux alentours en est une autre, bien différente. Pour argumenter sa position, le « Premier maquisard de France » (avril 1941, à Soudaine-Lavinadière en Corrèze) oppose la stratégie mise en œuvre à Limoges, où après son refus d’exécuter l’ordre de prendre la ville d’assaut, la reddition allemande fut obtenue sans combat au moyen de l’intercession du consul de Suisse, Jean d’Alby. Ainsi, les résistants emprisonnés à Limoges, promis à l’exécution par la Gestapo dès le début de toute attaque, furent sauvés. À cet égard il faut se souvenir que si près de 30 000 prisonniers-otages furent fusillés dans la France entière, dont 11 000 en région parisienne et 3 674 à Lyon, Limoges vient immédiatement après avec 2 863 fusillés. La capitulation allemande fut sans doute obtenue à raison des talents de diplomate du consul suisse, mais plus fondamentalement en considération de l’encerclement de la ville par les forces de la Résistance, oscillant entre 15 000 et 20 000 combattants après le ralliement tardif des forces de l’ordre. Guingouin est alors commandant militaire régional FFI et a pris le grade de colonel. Ceci étant, on aurait tort d’imaginer un Guingouin pusillanime, hésitant. Pour preuve, l’issue de la capture par le détachement du sergent Canou du Sturmmbahnführer SS Helmut Kempfe à proximité de Saint-Léonard-de-Noblat. Activement recherché par le commandement de la Das Reich, son sort est scellé après les pendaisons de Tulle et les massacres d’Oradour-sur-Glane. Le « Préfet du maquis » est laconique : « Les chefs qui commandent de tels crimes ne peuvent rester impunis (…) il ne saurait y avoir de clémence pour Kempfe. Ordre est donné de le passer par les armes. » (ouvrage précité, p. 184). Il en ira de même avec un collaborateur infiltré, le vicomte de R…, confondu près d’Eymoutiers : « Il fut immédiatement passé par les armes. » (ouvrage précité, pp. 193 et 197)

    Mais à Tulle, une fois la retraite à l’ordre du jour, les résistants sont confrontés à des choix cornéliens : libérer les prisonniers allemands, c’est-à-dire en faire cadeau à l’ennemi en leur permettant de l’informer sur la direction prise par les combattants et sur les aides de « légaux » dont ils ont pu bénéficier, ou s’assurer d’eux en les évacuant, c’est-à-dire en les transformant en charge insupportable alors qu’il s’agit de reprendre la tactique maquis dans des conditions périlleuses. Edmond Réveil le dit lui-même dans un entretien télévisé : « On n’avait pas de prison. » Dès lors une seule solution de fortune s’impose, les prisonniers ayant refusé de rejoindre les troupes du maquis sont passés par les armes, ainsi qu’une collaboratrice française, dans les bois près de Meymac. À propos de la collaboration et de la Milice, il faut là aussi se replacer dans le contexte en faisant référence à un mot de Pierrot Villachou, un des plus proches lieutenants de Guingouin, prononcé dans le documentaire de France 3 « Lo Grand » en 1984, où il précise que « sans les collaborateurs, les Allemands n’auraient pas fait le quart du mal qu’ils ont fait, c’est eux qui connaissaient le pays, les chemins, les gens, avec eux on a été impitoyables. » Ici, que chacun qui n’a pas vécu en personne de telles situations, prenne bien garde de ne pas juger hâtivement du haut de sa tour d’ivoire, distribuant arbitrairement bons et mauvais points. Car ceux qui n’ont alors pas renoncé à agir dans le monde ont éprouvé que de telles périodes réservent bien des surprises alors que ce qu’on risque est bien autre chose qu’un désaveu silencieux de voisins, l’affaiblissement de relations amicales ou un retard d’avancement professionnel. Soit à se souvenir par exemple, afin de tenter d’approcher ce qu’« éprouver » peut vouloir dire lorsque le désastre advient, du mot d’Hannah Arendt se remémorant la montée du nazisme en Allemagne : « Le problème, le problème personnel, n’était donc pas tant ce que pouvaient bien faire nos ennemis, mais ce que faisaient nos amis. » Elle en tire un verdict sévère à l’égard des « intellectuels », orfèvres en rhétorique exonératoire de tout engagement personnel résolu ; opinion partagée par Guingouin dans une confidence qui, « à partir de mon expérience », formule qui lui était chère, concluait en forme de diagnostic clinique à un manque de courage. On doit cependant à la vérité de dire qu’il y eu des exceptions (Cavaillès, Char, et quelques autres). Et il faut être attentif aux mots simples utilisés par ceux qui ont osé. Il vient d’être question de « courage », et Pierre Villachou déjà évoqué, interrogé sur le caractère groupusculaire de la Résistance initiale jusqu’en 1942-43, répondait avec un ton d’évidence : « La peur. Ce n’est pas difficile, c’était la peur. »

     

    Passé passé ?

    Pour clore sur une interrogation, il faut se résoudre à un constat : après une période estivale d’émotion où plusieurs ont décelé très vite le risque d’une énième opération de disqualification de la Résistance et des maquis limousins, la baudruche s’est dégonflée et, une information chassant l’autre, les faiseurs d’opinion sont passés à autre chose, l’actualité internationale y invite. Deux conclusions sont alors possibles. Les optimistes y verront une sorte de victoire, la rapidité et la fermeté des réactions tendant à replacer l’affaire dans une analyse contextuelle rationnelle ayant coupé l’herbe sous le pied de ceux qui ont pu un temps entrevoir une opportunité d’avilir les combats de la Résistance. Les pessimistes suggéreront que, le temps passant et le décervelage médiatique ayant partie liée avec l’affaiblissement de l’enseignement public, notamment de l’histoire, il ne pouvait guère en aller autrement. Toutes ces histoires, aujourd’hui, sinon tout le monde au moins les plus nombreux s’en moquent souverainement et les regardent comme largement marquées d’insignifiance. Tant il est vrai que beaucoup semblent convaincus que le passé étant par définition passé, sa connaissance et son évaluation ne sont pas porteuses de grand-chose (le fameux argument asséné sur un ton d’évidence : « Le monde d’aujourd’hui n’a plus rien à voir avec celui d’hier ! », allégation pétrifiante de bêtise). Telle est la position commune de ceux qui le plus souvent implicitement considèrent que l’histoire de l’Humanité a commencé à la date à laquelle ils prétendent avoir eux-mêmes atteint l’âge de raison.

    Façon de suggérer que nous vivrions bien la fin de l’après-guerre, soit simultanément peut-être le début d’un avant-guerre ?

     

    Gérard Monédiaire

    Gérard Monédiaire, professeur émérite à l’Université de Limoges (droit), est l'auteur d'un des premiers ouvrages consacrés à Guingouin, en 1983 : Georges Guingouin, premier maquisard de France, éd. Souny, Limoges.
  • Michèle Salmona, tisseuse de liens

    Le 17 avril 2019, Michèle Salmona mourait à Paris à l’âge de 87 ans. Psychosociologue, enseignante à l’université de Paris X-Nanterre, on pourrait se demander pourquoi évoquer sa disparition dans IPNS. Ses travaux sur le monde paysan, et en particulier sur les souffrances et les résistances paysannes (titre d’un de ses ouvrages) pourraient à eux seuls le justifier. Mais Michèle Salmona a aussi une histoire avec le plateau de Millevaches. Elle en sillonna les routes dans les années 1970 et 1980 et y tissa des liens. Et d’une certaine manière, sans elle, IPNS n’existerait pas... Explications.

     

    Michele SalmonaEn 1978, une voiture se gare devant la ferme du Mas, sur la commune de Faux-la-Montagne. En sort une petite femme chargée d'un lourd magnétoscope. Comme elle n'a pas le permis de conduire (et ne l'aura jamais), c'est son fils qui fait le chauffeur. Derrière ses lunettes de star, un visage doux, une voix tranquille. Elle vient questionner les Peyrissaguet, un couple de jeunes agriculteurs nouvellement installés, sur leur pratique agricole. Elle enregistre, les écoute patiemment et s'interrompt de temps en temps pour fumer sa pipe. Cet entretien, elle le mène pour le compte  de l'Institut technique ovin caprin (ITOVIC) dans le cadre d'une recherche sur l'installation des jeunes éleveurs bergers et chevriers. Elle réalise ainsi 20 monographies régionales dans 4 zones désertifiées : la Haute-Loire, le Pays basque, les Alpes-de-Haute-Provence et... le plateau de Millevaches.

     

    Violences...

    Des enquêtes comme celle-ci, Michèle Salmona en a menées de nombreuses autres en France. De par sa double formation de psychologue d'une part, d'ethnologue d'autre part, elle est sollicitée en effet dès le début des années 1970 par des économistes et technologues du Commissariat au Plan pour réaliser avec eux une assistance technique aux petites entreprises localisées dans des territoires marqués par une histoire économique et culturelle dite “en déclin“. Elle poursuivra ses enquêtes et ses formations dans le cadre du Centre d'anthropologie économique et sociale de l'université Paris X-Nanterre en s'orientant de plus en plus vers le monde paysan dont elle étudie les violences qu'il subit : “Je découvrais que les ingénieurs-vulgarisateurs considéraient les paysans comme une société uniforme auprès de laquelle ils véhiculaient un discours scientifique et technique qui „devait passer“, explique-t-elle. La violence des politiques de vulgarisation liée aux politiques d'incitation économique dans le monde paysan, devint un des registres de mes recherches et un thème de réflexion dans la formation.“ Elle repère sur la mosaïque de territoires et de cultures paysannes où elle intervient, les mêmes violences que celle que Roger Bastide dénonçait en 1966 pour le tiers-monde. « Je retrouvais en France ce même terrorisme scientifique et technique de la part des agronomes, des décideurs et des vulgarisateurs. Ces questions de „l'oubli“, par l'appareil d'État, des grandes cultures paysannes en France et de la violence liée aux politiques de vulgarisation et d'incitation économique, recouvrent, dans leur apparente banalité, une interrogation sur les formes de l'appareil d'État d'une société démocratique. » Dans cette optique elle travaille beaucoup sur les pratiques spécifiques des paysans – celles qu'ils maîtrisent, dont ils ont hérités, qu'ils combinent avec les techniques imposées par la modernisation. Elle met en évidence en 1984 les coûts humains de l'incitation économique en agriculture à partir de l'exemple des “plans de développement“ qui se généralisent dans les fermes de Loire-Atlantique. Elle révèle ainsi ce qu'elle appelle “le refoulé de la modernisation“ : conflits intrafamiliaux, maladies, folie, suicides... Elle montre comment l'activité agricole n'est pas séparable de la vie privée et familiale des paysans et s'intéresse alors aux femmes comme en témoignent quelques titres de ses publications : “Travail, fatigue, imaginaire : les paradoxes dans la famille et les réactions des femmes“ (1980), Putain, petite fille rebelle ou Belle au bois dormant (1982) ou Analyse des tâches, division sexuelle du travail et de la fatigue (1983).

     

    … et résistances

    Mais si elle note avec minutie les dégâts du développement en agriculture, elle ne considère pas les paysans comme passifs et inertes devant le rouleau compresseur de la modernisation. Elle s'intéresse aux stratégies de résistances qu'ils peuvent mettre en place, comment ils “rusent“ avec les injonctions technocratiques et parfois inventent de nouvelles manières de travailler. C'est ainsi qu'elle rencontre dans les années 1974 à 1980, dans le cadre d'une recherche-action sur le travail des maraîchers du Var, un groupe de maraîchers d'Ollioules. Parmi eux se trouvaient Denise et Daniel Vuillon, futurs créateurs des AMAP en France, avec lesquels elle restera très liée. Car ses recherches sont toujours des recherches au long cours et les “sujets“ de ses enquêtes sont largement engagés dans celles-ci : “C'est dans la dynamique de recherche d'actions menées sur une longue durée, et dans une relation de compagnonnage et d'échanges réciproques avec les paysans de micro-territoires que j'ai tenté de déchiffrer la complexité cognitive, affective, symbolique, imaginaire et actuelle de leurs métiers et cultures techniques. Au-delà du recueil de leurs discours-conversations-discussions, j'ai pu observer les paysans „au long cours“ de leurs travaux, avec leur complicité et leur désir de décoder autrement que selon les codes des sciences „dures“. “

     

    Sur le terrain

    En début d'année, Michèle Salmona commençait son cours à l'université en demandant à ses étudiants de remonter jusqu'aux métiers de leurs grands-parents, pour leur montrer de manière intime combien le monde paysan était en réalité très proche d'eux (la plupart en effet se trouvait un ancêtre paysan). Ces liens, elle cherchait aussi à les créer en emmenant ses étudiants sur les terrains qu'elle avait explorés au cours de ses enquêtes. C'est ainsi qu'en février 1982, elle débarque avec une vingtaine d'entre eux à Gentioux où ils bivouaquent pendant trois jours avec elle dans la salle des fêtes. Un sociologue de l'université de Limoges, Alain Carof, intervient, tout comme un agriculteur de Gentioux, François Christin, et le maire de Faux-la-Montagne de l'époque, François Chatoux. Elle conduit (non, elle se fait conduire) jusqu'à la ferme des Peyrissaguet et organise une rencontre entre le couple et les étudiants. Deux d'entre-eux (dont le rédacteur de ces lignes) qui ont le vague projet de créer une scierie se disent alors qu'ils pourraient bien venir le faire ici... sans savoir encore que ce serait Ambiance Bois. Michèle Salmona revenait de temps en temps sur le Plateau. À chaque fois elle disait aux uns et aux autres : “Il faut que vous alliez rencontrer les Vuillon à Ollioules, ou que vous les fassiez venir : vous avez des choses à vous dire ensemble !“ Le 3 mai dernier, au cimetière du Père Lachaise, quelques personnes du Plateau et les maraîchers du Var se sont enfin rencontrés. Et promis de se revoir, sur le Plateau ou à Ollioules. Les liens tissés par Michèle Salmona ne vont pas se défaire de si tôt.

     

    Michel Lulek

    Pour en savoir plus :
    Outre une quantité impressionnante d'articles, de rapports ou de communications, l'essentiel des recherches de Michèle Salmona a fait l'objet de deux ouvrages : Les Paysans français, le travail, les métiers, la transmission des savoirs et Souffrances et résistances des paysans français (L'Harmattan, 1994).

     

    Avis aux maraîchèr.e.s : attention, contrôles !

    Le contrôle et la pression sur les agriculteurs se font chaque jour plus pressants, en particulier du côté des maraîchers et maraîchères. Plusieurs contrôles de la Direction régionale de l'agriculture et de la forêt (DRAF) ont eu lieu en Haute-Vienne récemment. La Creuse, à son tour, commence à se faire contrôler. Les points de contrôle vont de la récolte à la vente : comment se fait la récolte, l'état des brouettes ou des cagettes (bois autorisé, si papier au fond), la qualité de l'eau avec laquelle les légumes sont lavés, et le chemin que suivent les légumes jusqu'au stockage (marche en avant). Des mises en demeure pour des brouettes rouillées ou des cagettes non conformes ont été envoyées en Haute-Vienne. “Cela pourrait prêter à rire, explique un maraîcher, mais en réalité ces courriers sont très sérieux et sont rédigés pour mettre la pression sur les plus petits d'entre nous.“ Face à cela, une maraîchère de Creuse travaille à écrire un petit guide avec un résumé des textes de loi qui sera bientôt disponible. Dans les faits, le contrôleur met l'accent sur la consultation du registre de culture, du registre d'épandage et de fertilisation et du registre des traitements, sur les bonnes pratiques d'hygiène au moment de la culture, de la récolte, du stockage et du transport, sur le stockage des produits phytosanitaires, sur la vérification de conformité des eaux d'irrigation et de lavage, etc. Les paysans concernés rappellent qu'en cas de contrôle inopiné on est en droit de refuser (“Bonjour, je viens contrôler chez vous demain matin - Ben non, je ne suis pas disponible“). Cela permet de mieux se préparer et de prendre le temps de prévenir l'entourage si besoin.

     

  • Poulidor et les autres ou l'age d'or du cyclisme en Limousin

    veloLe 2 juillet 1956, Simon Wlazlick, du Vélo-club d’Aubusson, et Raymond Poulidor, de la Pédale Marchoise, tous deux âgés de 20 ans, se disputent au sprint la première place du prix de Mérinchal. Alors que Wlazlick a déjà nettement pris l’avantage sur Poulidor, ce dernier, en plein effort, perd une pédale qui s’est dévissée. Déséquilibré, il ne contrôle plus sa trajectoire, traverse la route et va s’écraser sur les machines agricoles exposées devant un atelier. Heureusement un spectateur, Norbert Tailhardat, le ceinture et lui évite une chute qui aurait pu le priver de la carrière que l’on sait. Participant à la journée du livre de Felletin, au cours de laquelle il dédicace avec beaucoup de succès son livre autobiographique «Poulidor, par Raymond Poulidor» aux éditions Jacob-Duvernet, il rencontre Simon Wlazlick et exprime son souhait de retrouver son «sauveur», dont il n’a aucune nouvelle depuis 1956. C’est ainsi que le 21 octobre 2004, Raymond Poulidor, Simon Wlazlick et quelques dirigeants des clubs cyclistes d’Aubusson et Felletin sont reçus à Mérinchal par la municipalité pour les retrouvailles du grand champion avec M. Tailhardat qui par son réflexe courageux lui a évité une grave chute. Cette rencontre constitue une nouvelle occasion d’évoquer en 2004 la place du cyclisme dans la vie sportive régionale et, au-delà, dans la société limousine.

    Le passage du Tour de France en Limousin les 13 et 14 juillet 2004 a donné lieu à un hommage spécial à Raymond Poulidor dans sa ville de Saint Léonard de Noblat. Quarante ans après le célèbre duel avec Anquetil sur les pentes du Puy de Dôme, on pu vérifier l’inusable popularité du champion limousin. L’étape cyclosportive Limoges-Saint Flour disputée le 11 juillet par 8000 concurrents a démontré avec éclat que le cyclisme, sous de nouvelles formes, conserve énormément de vitalité.

    Le centième anniversaire du CRCL (Cyclo racing club de Limoges) a été marqué par diverses manifestations, notamment une «randonnée des anniversaires » sur le parcours de l’étape du Tour de Saint Léonard à Guéret. Elle était organisée par le CRCL et les clubs de Felletin (50 ans), Aubusson (70 ans) et l’AC Creusoise. L’occasion de retrouvailles marquées par l’émotion et la convivialité et la présentation par le président du CRCL de l’ouvrage «CRCL – 100 ans. 1904-2004». Il retrace 100 ans de cyclisme à Limoges et dans tout le Limousin.

     

    Les temps héroïque (avant 1914)

    Au cours des premières années du siècle se mettent en place les compétitions sur route et les réunions sur piste au vélodrome du Grand Treuil à Limoges. Sur des routes pierreuses et poussiéreuses, montant de lourdes machines, les compétiteurs réalisent des moyennes étonnantes. C’est le temps des compétitions «aller-retour»: Limoges-St Junien, Limoges- Nontron, Limoges-Bellac. La première édition de Limoges-St Léonard a lieu en 1905, l’épreuve survivra jusqu’en 1998, la circulation automobile a fini par la condamner.

    Au vélodrome, doté d’un anneau en ciment en 1904, alors qu’il avait été construit en 1895 avec une piste en terre battue, les meilleurs pistards français et internationaux s’affrontent dans les épreuves classiques : vitesse, individuelle, poursuite, américaine (en relais, par équipe de deux) et déjà la très spectaculaire demi-fond (derrière moto).

     

    L’entre deux guerres

    cyclistesLes courses sur route et sur piste se développent parallèlement. La majorité des coureurs s’adonnent aux deux activités. Sur route s’organisent les grandes épreuves de ville à ville avec notamment Paris- Limoges dont la première édition date de 1927. C’est une course de niveau international ; à son palmarès figurent beaucoup de grands noms comme Antonin Magne qui l’emporte en 1929, deux ans avant sa première victoire dans le Tour de France. On assiste aussi à de belles compétitions départementales comme le Tour de la Corrèze ou le Circuit de la Creuse.

    Sur la piste, la figure emblématique régionale c’est André Raynaud, champion du monde de demi-fond à Zurich en septembre 1936. Il décèdera quelques mois plus tard lors d’une chute à la suite de l’éclatement d’un boyau au vélodrome d’Anvers. Originaire de Vaulry, dans les monts de Blond, il a brillé dans toutes les disciplines du cyclisme sur route (champion de France des indépendants en 1926) et surtout sur piste. Brillant en poursuite il réussit particulièrement dans les épreuves de «six jours» (vainqueur à Paris en 1929 et Marseille en 1930) et dans les autres épreuves à l’américaine (en relais, par équipe de deux), et finalement en demi-fond, spécialité très populaire et spectaculaire. Après sa victoire au championnat du monde, il fut accueilli à son arrivée à la gare de Limoges par une foule énorme qui l’accompagne jusqu’à l’Hôtel de Ville où Léon Betoulle, le maire, lui offrit une réception.

     

    Les années 40

    Pendant les années de guerre et d’occupation, le cyclisme continue tant bien que mal sur route et sur piste, s’adaptant aux circonstances avec plus ou moins de facilité. La rareté et la mauvaise qualité du matériel, le mauvais état des routes s’ajoutent aux contraintes résultant de la défaite de 1940. Il y eut malgré tout des épreuves importantes qui attirent des coureurs professionnels de toute la France, comme Vichy-Limoges en 1942 et 43. En juin 1944, le tour de la Haute Vienne est stoppé par la résistance à La Croisille sur Briance. Le Cyclisme ne peut pas ou plus ignorer les combats qui se préparent pour la libération du territoire.

    Dès la saison 1945, l’activité cycliste reprend. Les coureurs, bridés pendant les années noires sont impatients de reprendre le cours de leur carrière sportive, ou de l’entamer pour les plus jeunes. Tout le rayonnement du cyclisme limousin pour les deux décennies à venir se met en place. De belles organisations, des coureurs nombreux et ambitieux attirés par des dotations intéressantes, des marques de cycle régionales (Blondin, Elans, Simoun, Royal-Fabric, Rochet) ou nationales (Peugeot, Terrot, Mercier) financent des «écuries».

     

    La période dorée : 1950-1970

    Le cyclisme régional prend un nouvel essor, le comité du Limousin regroupe les trois départements. Auquel s’ajoute l’apport important de la Dordogne avec un grand nombre de courses organisées mais aussi de clubs (Périgueux, Sarlat, Bergerac, Lalinde, Ribérac ou Montpon) et des coureurs de qualité.

    crcl 2004Sport d’été déjà le plus prisé dans les années d’avant guerre, la popularité du cyclisme ne cesse de grandir. Les épreuves se multiplient à tous les niveaux, les journaux consacrent une place prépondérante au vélo. La présentation des compétitions durant toute la semaine et souvent deux pages entières de résultats le lundi, alors que le nombre de pages des journaux était plus réduit qu’aujourd’hui. Il faut dire que la réussite des coureurs limousins au plus haut niveau a de quoi susciter l’enthousiasme. Qu’on en juge: en 1951 et 52, les limousins dominent la Route de France.

    Une belle épreuve internationale destinée aux jeunes coureurs aussi importante que le Tour de l’Avenir à partir de 1960. En 1951, Jacques Vivier de Ribérac l’emporte. En 1952 l’équipe du Centre rafle le classement individuel, le classement par équipe et celui du meilleur grimpeur. L’équipe était composée de trois coureurs du CRCL, deux coureurs de l’UVL (union vélocipédique de Limoges), de deux corréziens et d’un creusois. L’épreuve comportait 14 étapes, avec départ à Caen et arrivée à Aurillac et l’ascension des grands cols pyrénéens.

    En cyclo-cross, une discipline extrêmement populaire, dont les circuits se rapprochaient par leurs difficultés de ceux du VTT actuels. André Dufraisse de l'UVL remporte cinq titres consécutifs de champion du monde et sept titres de champion de France. Il remporte son dernier titre de champion du monde à Limoges en 1958 au stade Beaublanc, haut lieu du sport. Théâtre des exploits du Limoges Foot ball club dès son accession en ligue professionnelle, le stade de Beaublanc prend le relais du vélodrome "André Raynaud" démoli en 1958 après plus de 50 ans au service du cyclisme et du rugby. Les modes sportives changent et Beaublanc partage ses heures de gloire avec le foot d'abord puis le basket et le CSP dans les années 1980.

    La fin des années 50, c'est le début de la carrière en fanfare de Raymond Poulidor. En 1956 il a tout juste vingt ans et avant son départ au service militaire il réussit quelques performances remarquable face aux professionnels ; il est 6° au bol d'or des Monédières et 2° à Peyrat le Château derrière le champion de France Bernard Gauthier. En 1959, au retour d'Algérie, il confirme tous les espoirs en devenant champion du Limousin et en brillant dans tous les critériums de l'été. Passé pro en 1960, il remporte le Bordeaux-Saintes ; sélectionné pour les championnats du monde en Allemagne de l'Est il termine 5°.

    En 1961 il remporte Milan-San Remo et devient champion de France à Rouen. La suite est faite de résultats exceptionnels, de belles victoires, mais aussi de beaucoup de malchances qui lui vaudront d'être le champion de la popularité. Il poursuivra sa carrière internationale au plus haut niveau jusqu'en 1977 à 41 ans! Trois fois 2° du Tour de France, 5 fois 3° il totalisera 183 victoires professionnelles dont le Tour d'Espagne en 1964, Paris-Nice en 1972 et 1973 devant le grand Mercks, le Dauphiné Libéré en 1969 et la Flèche Wallonne en 1963. 30 ans après sa popularité est toujours aussi grande, à tel point qu'aujourd'hui encore c'est "allez Poupou" qui constitue l'encouragement le plus fréquemment entendu par les cyclistes de tous âges et de tout niveau.

     

    Les raisons du succès

    La popularité du cyclisme en Limousin avec son apogée dans les années 50-60 se poursuivant jusqu'à la fin des années 70 peut nous conduire à nous interroger sur les composantes d'un tel succès. En premier lieu sur le plan strictement sportif l'éclosion et l'épanouissement de tout un panel de champion ont été largement favorisés par les très nombreuses compétitions de tous niveaux qui ont permis à ces jeunes sportifs de débuter leur carrière près de chez eux et de continuer à progresser dans des courses plus relevées tout en restant dans leur environnement habituel.

    En second lieu, le cyclisme est en adéquation avec la société rurale. Les campagnes n'en sont qu'au début de la révolution agricole qui va les vider d'une bonne partie de leurs habitants. La course cycliste constitue encore pour quelques années le point culminant de la fête patronale. Les coureurs locaux y affrontent ceux qui parfois viennent de loin et ils comptent de nombreux supporters. Le vélo encore utilisé par la majorité de la population comme moyen de déplacement, chacun peut apprécier à leur juste valeur les efforts des coureurs et comme la fête est une occasion unique dans l'année de s'amuser et de dépenser les courses sont bien dotées en prix pour le classement final et en primes au cours de l'épreuve. Les petits clubs sont nombreux dans la campagne limousine.

    Un bon exemple c'est la Pédale Marchoise dont le siège est à La Forêt, un village de la commune de Montboucher. Il a été le premier club des frères Poulidor. André Lopez président et cheville ouvrière du club organisait de nombreuses épreuves tout autour de Bourganeuf, notamment dans les villages qui n'étaient pas chef-lieux de communes. A la Forêt il y avait deux courses par ans, Millemilanges de St Goussaud, Pont de Murat de St Dizier Leyrenne, Puy la Croix de St Pardoux Morterolles. Mais le vélo reste très populaire en ville. La circulation automobile bien moins dense qu'aujourd'hui autorise l'organisation de belles épreuves au coeur de la cité, ou encore des arrivées dans la ville après un parcours en campagne.

    Des foules considérables viennent assister à ces événements sportifs, on y venait facilement en famille. Les courses urbaines sont très souvent parrainées par une firme commerciale et en prennent le nom : prix Dony, Arya ou Conchonquinette pour les magasins de vêtement ; elles peuvent aussi être financées par des collectivités et/ou des associations de commerçants.

    L'interpénétration des catégories est une autre caractéristique des compétitions de cette époque. Alors que nous sommes habitués depuis plus de trente ans à une séparation très nette entre professionnels et amateurs, l'existence de la catégorie des indépendants qui pouvaient courir aussi bien avec les pros qu'avec les amateurs permettait aux organisateurs de courses d'aligner au départ des professionnels prestigieux et des coureurs régionaux. Il faut se souvenir que le Tour de France malgré toute sa notoriété n'était pas la grosse machine que nous connaissons aujourd'hui. Sur les 120 participants de l'époque contre 200 à présent, près de la moitié était français. Les belges, hollandais, italiens, espagnols et suisses constituaient la majeure partie des autres.

    Seuls quelques individus représentaient la Grande Bretagne, l'Allemagne, le Portugal, l'Autriche ou les pays scandinaves. Les pays de l'Est ne connaissaient pas le professionnalisme pour des raisons idéologiques, alors que le continent américain et l'Australie n'envoyaient pas de coureur en Europe occidentale.

    Pendant l'été et surtout pendant le mois d'août, des critériums regroupent les coureurs qui ont participé au Tour de France ; ils bénéficient de primes de départ proportionnelles à leur notoriété. Les coureurs d'autres régions, professionnels ou indépendants venaient s'installer quelques jours ou quelques semaines en Limousin pour disputer le maximum d'épreuves pendant leur séjour. Les plus connus étaient les marseillais et les azuréens. Hébergés dans une des auberges rurales qui offraient à cette époque, pour un prix modique un gîte et des repas de qualité, ils sillonnaient la région pour se rendre au départ des épreuves de la région. Ils n'avaient pas de longs déplacements à faire car même en se limitant à la montagne limousine des critériums se déroulaient à Peyrat le Château, Eymoutiers, Aubusson, Felletin, Ussel, Meymac, Peyrelevade, Treignac. A Eymoutiers en 1959 cinq vainqueurs du Tour de France sont au départ du 17° grand prix de Macaud. Le Bol d'or des Monédières organisé à Chaumeil par le célèbre accordéoniste Jean Ségurel drainait des milliers de personnes chaque année sur les pentes du col de Lestards. Les plus grands coureurs mondiaux figurent à son palmarès.

     

    Les changements depuis 25 ans

    Depuis la fin des années 70 la place du cyclisme a beaucoup régressé dans le sport régional et surtout national. Bien sûr le Limousin a eu Luc Leblanc champion de France professionnel, puis champion du monde à Agrigente, vainqueur d'étapes et porteur du maillot jaune sur le Tour de France. Mais cela ne compense pas la baisse du nombre des épreuves et la modification des pratiques du cyclisme.

    Raymond Poulidor et Jean Francois PressicaudEntre 1970 et 80 on assiste à la disparition progressive des critériums. Pour des raisons économiques d'abord, les contrats des coureurs professionnels sont de plus en plus onéreux, mais aussi pour des impossibilités pratiques. Car, même à prix d'or, il devient impossible de réunir les grandes vedettes du Tour. Ils ont d'autres épreuves à préparer ou sont pressés de rejoindre leur lointain pays d'origine. Les vedettes ne sont plus françaises ou belges. Par ailleurs les habitudes ont changé. Alors qu'antérieurement le prix d'entrée sur le circuit payé par le spectateur suffisait à équilibrer financièrement l'opération, cette pratique a été abandonnée. Le dernier critérium creusois, de Dun le Palestel est gratuit, les soutiens publicitaires en assurent le financement.

    La diminution du nombre d'épreuves entraîne une baisse du nombre de coureurs licenciés. Parallèlement la place du cyclisme dans les pages sportives des journaux régresse régulièrement. L'influence de la télévision a été déterminante. Le Tour de France et les grandes classiques comme Paris-Roubaix ont beaucoup d'audience. Les courses professionnelles de moindre importance et à fortiori les compétitions régionales n'attirent plus que des passionnés en petit nombre.

    Et pourtant les pratiquants du cyclisme sont de plus en plus nombreux. Mais ce sont de nouvelles formes qui s'imposent : le VTT d'abord, surtout sous forme de loisir, mais aussi de compétition. Les épreuves de masse, les cyclosportives comme la Raymond Poulidor, la limousine André Dufraisse, ou l'Ecureuil réunissent des pelotons impressionnants (500 à la Poulidor, 1500 à la Dufraisse ou l'Ecureuil, jusqu'à 12000 à l'Ardéchoise) de participants de tous âges et de tous les niveaux.

    En revanche le vélo utilitaire a quasiment disparu depuis 40 ans. Avec la paralysie de la circulation automobile, des efforts sont faits pour développer le vélo urbain. Après La Rochelle dans les années 70 la ville de Lyon lance actuellement une expérience de prêt gratuit de vélos pour les déplacements dans la ville. Le succès de ces pratiques est très variable.

     

    Et l'avenir

    Pour ce qui est de la compétition, on peut penser que l'activité actuelle va se maintenir en Limousin. Il reste de belles épreuves et nous avons des jeunes coureurs prometteurs comme le nouveau champion du Limousin Sylvain Georges de Mainsat. La pratique de loisir avec une tonalité plus ou moins sportive possède beaucoup d'atouts qu'il s'agisse du VTT ou de la route. Les routes de la campagne limousine sont nombreuses et en bon état. La circulation automobile reste faible et le relief varié peut convenir à des pratiquants de toutes catégories. Le cyclotourisme devrait avoir un bel avenir parallèlement au développement d'un tourisme vert diffus axé sur la nature et le patrimoine. On peut donc penser qu'il y aura des cyclistes sur les routes limousines et qu'ils seront encore pendant longtemps encouragés par des "Vas y Poupou".

     

    Jean-François Pressicaud
  • Quand il neigeait sur le Djebel Amour... 1959-1960

    Quand il neigeait sur le Djebel AmourPar René Knégévitch - Editions Amalthée, 2020. 

     

    Professeur de Lettres, né à La Courtine, René Knégévitch a été quelques années Principal du collège d’Eymoutiers. En 1959 et 1960, appelé sursitaire, il est affecté à un régiment d’artillerie au bourg d’Aflou, dans le Djebel Amour, massif de l’extrême sud-oranais. Militant de gauche, anticolonialiste, il part avec l’intention d’observer, de comprendre, en dépit de « l’étau militaire et [de] la perte de [sa] liberté d’expression ». 

    Le livre est fait d’une partie des notes, remaniées, extraites du carnet qu’il a tenu au jour le jour (et dissimulé sous son matelas), durant les 24 mois de son service en Algérie. Tel quel, il constitue un double témoignage historique : sur les faits et gestes de l’armée française et les souffrances endurées par le peuple algérien, d’une part, sur l’expérience traumatisante, jamais complètement guérie, qu’un jeune homme instruit a faite de ce qu’il appelle « la sauvagerie de l’Homme », d’autre part. En exergue du livre est placée une phrase de l’écrivain italien Curzio Malaparte : « Je ne savais pas qu’une guerre n’a jamais de fin pour ceux qui se sont battus. »

    L’auteur a pris soin d’introduire son récit par une quinzaine de pages qui rappellent avec précision le contexte historique et politique de l’époque, alors qu’officiellement on a parlé pendant un certain temps d’« événements » pour évoquer cette guerre. Il cite quelques chiffres glaçants : 24300 conscrits français tués, sans compter les invalides, blessés, traumatisés psychologiquement et jamais soignés ; un million de morts sur une population de 8 400 000 habitants arabes…

    Avec un arrière-plan psychologique d’ennui, de dégoût, de honte, de mauvaise conscience et d’interrogations sur le rôle qu’on l’oblige à tenir en dépit de ses convictions anticolonialistes, avec tout autant la peur quasi permanente de mourir avant d’être libéré de ses obligations militaires, René Knégévitch raconte la routine et l’inconfort du quotidien, le chaud, le froid (« quand il neigeait… »), les convois sur la piste avec la crainte toujours présente des embuscades, le « crapahut » épuisant dans la montagne, les gardes nocturnes angoissantes derrière les barbelés du poste, les accrochages avec les maquisards du FLN et leur cortège d’horreurs. Si le niveau d’instruction de l’auteur en fait un « intellectuel » mal vu de certains de ses supérieurs, il lui permet néanmoins d’assurer des tâches administratives : « Secrétaire de jour. Soldat de jour et de nuit ». C’est ainsi qu’il découvrira en s’occupant de la comptabilité de l’unité que plusieurs officiers et sous-officiers de carrière détournent à leur profit la paye de harkis fictifs, inventés pour les besoins de la cause…

    L’auteur, en dépit du réconfort trouvé auprès de quelques camarades partageant ses idées, est toujours guetté par le désespoir. Cependant, il garde la volonté de témoigner sur ce qu’il voit en Algérie, et qu’il énumère un jour où il répond à un sous-officier qui accusait les enseignants d’inciter les jeunes à détester l’Armée : « Ecoutez, mon adjudant, vous qui êtes chrétien, comment pouvez-vous approuver ce qui se passe ici : les corvées de bois [exécutions sommaires], les tortures, les représailles, les vols, les viols ? ».

     

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    L’humanisme de René Knégévitch le rend sensible aux souffrances de la population locale prise en étau entre l’armée française et la présence du FLN qui exige sous la menace aide et nourriture. Parmi les habitants avec lesquels il crée des liens figure le petit Djamel, l’enfant de la photo de couverture, à qui il offre des bonbons et qui pleurera en apprenant son départ.

    Ce livre a le mérite rare de rompre le silence dans lequel se sont enfermés depuis quarante ans la grande majorité des anciens appelés en Algérie, marqués par l’expérience  définitivement traumatisante qu’ils ont vécue là-bas. René Knégévitch conclut lucidement sur la nécessité que s’ouvrent aussi, de l’autre côté de la Méditerranée, les archives de cette guerre, à la faveur d’un renouveau démocratique. Il aspire à « la fraternité partagée afin de réparer les déchirures persistantes des hommes », il souhaite que puissent se « cicatriser les blessures des mémoires ».

     

    Daniel Couégnas

     

    Pourquoi si tard ? 

    Voici la réponse de René Knégévitch (3.12.2020)

    «J’ai passé, sans aucun regret, le plus clair de ma vie à assumer des charges politiques, syndicales et associatives. Alors, mon temps libre ! Je pensais que la plongée dans mon carnet de route, les diapos et documents de 1959 et 60 (échappés au contrôle) serait douloureuse. Je redoutais qu’une marée sans fin ne me ramenât sur ce coin  de terre algérienne que j’ai tant aimé, et où j’ai vu tant de violences.... (finalement) une confession à l’hiver de ma vie … curieusement, l’écriture du manuscrit n’a pas déclenché la souffrance envisagée. J’avais l’impression de ne plus être l’acteur des faits, mais un observateur à distance, échappant à la violence des affects d’alors ».
  • Quand le seigneur d’Aubusson était un moine

    Pierre d AubussonVoici en quelques mots l’histoire de Pierre d’Aubusson (né au Monteil-au-Vicomte en 1423), et de son prisonnier, le prince turc Jem. Aux héritiers des grandes familles nobles s’offraient deux options : la carrière des armes, ou celle de la religion. Pierre choisit les deux : un moine-soldat, à la fois seigneur et saigneur, qui appliquait à sa manière l’évangile de Mathieu : 

    « tu ne tueras point » . Il entra dans l’ordre des Hospitaliers de Jérusalem en 1444. Chassés peu à peu de leurs royaumes de Terre Sainte par les Turcs, les chrétiens se replièrent d’abord dans l’île de Chypre, puis d’autres îles grecques, telle Rhodes. C’est là que notre Pierre devint grand maître de l’ordre en 1476. D’une grande renommée, surnommé « le bouclier de la chrétienté », il occupait un rôle prestigieux dans les relations entre Occident et Orient. 

    Or, voilà que le sultan Mehmet II de Constantinople, devenue Istanbul après la conquête par les Turcs en 1453, vint à mourir. Son successeur désigné - et fils aîné - avait pour nom Jem, mais il fut évincé du trône par son cadet Bajazet, à la suite d’une guerre fratricide. Jem eut alors l’idée de se réfugier à Rhodes, chez les Hospitaliers. Pierre d’Aubusson imagina se servir du prince comme monnaie d’échange – une sorte d’otage  – entre le royaume de France et la Sublime Porte. Jem gagna la France pour échapper aux  convoitises des autres souverains d’Occident. Pierre d’Aubusson organisa son accueil sur ses terres limousines, à Bourganeuf précisément, où il fit construire une énorme tour. Défensive certes, elle avait cependant tout d’un palais à l’intérieur. Jem n’y séjourna que deux ans. Les habitants de Bourganeuf prirent l’habitude de l’appeler Zizim, déformation de Jem. Son frère le sultan payant les chrétiens pour le garder prisonnier, il ne fut jamais libéré, et mourut à Capoue en 1495, huit ans avant Pierre d’Aubusson. 

     

    tour zizim

     

    Epilogue – le voyez-vous venir ?  depuis un demi-siècle s’est constituée à Bourganeuf une importante communauté d’origine turque (voir dans IPNS n° 58 l’article d’Alain Carof) et aujourd’hui à Aubusson règne toujours un Moine (v. plein de n°s d’IPNS). En histoire, c’est ce qu’on appelle un raccourci. 

     

    Emile Vache
  • René Bonnet un enfant limousin « à l’école de la vie »

    Rene Bonnet 02Les éditions Plein Chant, qui nous avaient déjà fait découvrir l’anarchiste Capi de Chamberet (voir IPNS n°69), viennent de rassembler dans un ouvrage ce qui constitue en quelque sorte les mémoires d’un acteur discret de la littérature ouvrière qui, sans se réclamer d’aucun courant de pensée, a donné par humanisme le meilleur de lui-même à l’histoire littéraire et sociale — et singulièrement à celle des métiers. René Bonnet (1905-1988) y raconte son enfance en Limousin, à Champeaux, près de Tarnac, et son apprentissage de la vie et du métier qui fut le sien : charpentier. Son éditeur nous en dit un peu plus.

     

    René Bonnet est né à Paris, le 9 mai 1905 de parents qui avaient quitté autour de 1900 leur Limousin natal pour échapper au chômage frappant le métier de son père, scieur de long, et dans l’espoir de « changer la vie », comme tant de migrants de l’intérieur. Ce petit rappel de l’attraction par le mirage d’une vie meilleure n’est pas inutile en toile de fond de l’histoire d’un ouvrier qui a toujours voulu rester fidèle à ses origines et à sa classe. C’est en bas âge que le petit René fut confié à ses grands-parents en Corrèze où il demeura jusqu’à l’adolescence, son récit Enfance limousine évoque ces années heureuses.

     

    Rene Bonnet 01Apprenti charpentier

    Puis ses parents le rappelèrent à Paris pour qu’il entre en apprentissage dans l’entreprise de charpente où son père était devenu manœuvre et où lui-même accomplira toute sa carrière. À l’école de la vie conte son apprentissage et ses premiers travaux sur le terrain. Il nous informe aussi des premières lectures qui vont orienter sa vie future : Barbusse et sa revue Monde, Romain Rolland, Jack London, Gorki, Martinet, Vildrac, Duhamel, Guillaumin. Le volume se referme à la fin des années 1920-1928, à la veille de son mariage, le 13 novembre 1929. Une petite fille en naîtra, Françoise, qui deviendra professeur et rédigera une thèse sur la littérature ouvrière allemande. C’est à la même époque qu’un camarade de travail fit lire à Bonnet des œuvres d’Henry Poulaille avec lequel il entra en contact, par lettre en 1931, puis par une première rencontre en 1932. Ce sera le début d’une amitié sans faille que seule la mort de Poulaille, de neuf ans son aîné, interrompra. Poulaille encouragea Bonnet à écrire, lui donna des conseils, un peu comme Marcel Martinet l’avait lui-même encouragé à ne pas tenter d’imiter les écrivains bourgeois mais à travailler à l’expression de sa propre expérience d’homme du peuple et d’ouvrier.

     

    Écrivain prolétarien

    Dans un certain nombre de journaux d’intérêt régional, dans quelques petites revues ouvrières et deux journaux nationaux (le Peuple, la Flèche), Bonnet publia des contes, des comptes rendus de lecture et des études. Ainsi son témoignage sur « le Musée du Soir », la bibliothèque populaire fondé avec Poulaille et quelques amis, qui fut la grande aventure militante de sa vie, et qui sera stoppée par la guerre. Parmi les amis de Poulaille, Bonnet se lia notamment avec Lucien Bourgeois sur qui il publiera une première étude en juillet 1934. Mobilisé comme réserviste, il sera fait prisonnier en juin 1940 et passera les années suivantes dans un camp près de Düsseldorf. Il en ramènera des souvenirs restés inédits, mais dont deux extraits parus fin 1945 dans l’ultime revue de Poulaille, Maintenant, sont repris dans cet ouvrage. Par ailleurs le dernier numéro de Maintenant, consacré au centenaire de la Révolution de 1848, présentera une étude historique de Bonnet sur « Agricol Perdiguier, militant du compagnonnage, représentant du peuple et ouvrier écrivain ». Dans les années d’après-guerre, Bonnet collaborera aux Cahiers du Peuple de Michel Ragon. Il apparaîtra une dizaine de fois, entre 1957 et 1962 dans le Musée du Soir des frères Berteloot, qui reprirent ce titre après une parution parisienne puis six livraisons belges, aventures éphémères auxquelles Bonnet avait déjà participé. On trouve dans ces années-là le nom de René Bonnet dans de multiples petites revues prolétariennes.

     

    Rene Bonnet a l ecole de la vie precede de Enfance limousineTestament d’un ouvrier

    En 1960, paraît sa Petite histoire de la charpenterie et d’une charpente. C’est qu’entre-temps, durant toutes ces périodes de rencontres et d’activités littéraires, René Bonnet n’a pas quitté l’atelier ni les dangers de la charpenterie. Sa connaissance du métier s’est élargie. Devenu ouvrier d’élite, il a voulu transmettre son savoir aux jeunes ouvriers qu’il a été amené à former. Nostalgique du compagnonnage auquel il n’a pas appartenu, il s’est fait un devoir de transmettre son expérience. Ce petit livre tout à fait attachant est rédigé comme un manuel d’apprentissage. Mais c’est aussi le testament d’un ouvrier qui lègue son savoir aux générations futures, quoique déjà, en 1960, il ne se fasse pas d’illusion sur l’avenir du métier : la mécanisation et ses prolongements, les contraintes économiques pesant sur la production, ne lui ont pas échappé et l’ouvrage se termine sur une note guère optimiste. Édité par les compagnons, ce livre peut être regardé comme un manifeste de la conscience professionnelle.

     

    Pour les historiens du futur, les livres de René Bonnet seront des documents bruts d’un grand intérêt pour la compréhension au XXème siècle de l’histoire des métiers et de la vie quotidienne des ouvriers.

     

    Un artisan en tout

    René Bonnet, issu de la civilisation paysanne traditionnelle est devenu un ouvrier d’élite grâce aux qualités humaines et sociales transmises naturellement par ses ascendants paysans-artisans. Ce sont leurs valeurs qui l’ont porté au sommet de son art dans la charpente. En littérature, il a produit de même des textes artisanaux qui ont la marque profonde des véritables écrits prolétariens. Il n’a cherché ni le style, ni l’effet, ni la notoriété, ni le gain. Bonnet, comme Jean Prugnot avec lequel il a bien des points communs et dont il fut l’ami, a été un des rares militants du refus de parvenir si cher à Poulaille. Pour les historiens du futur, ses livres seront des documents bruts d’un grand intérêt pour la compréhension au XXème siècle de l’histoire des métiers, des fondements ouvriers de la société moderne et de la vie quotidienne des ouvriers. Veuf depuis 1968, René Bonnet s’est éteint le 21 août 1988 à Paris.

     

     

    René Bonnet, À l’école de la vie précédé de Enfance limousine, préfaces de Lucien Gachon et de Jean Prugnot, éditions Plein Chant, 2020, 320 pages, 18 €.

     

     

     

  • Résistance en Limousin : Quand un Malraux peut en cacher un autre

    Andre MalrauxLe grand écrivain André Malraux bénéficie d'une aura assez consensuelle, du fait de son œuvre littéraire, mais aussi de sa participation à de grandes épopées tragiques, telle la guerre civile espagnole ou la Résistance. Un brillant anti-colonialiste et antifasciste en somme. Tout le monde a en tête son discours grandiloquent lors du transfert des cendres de Jean Moulin au Panthéon en 1964. Toute sa vie n'est qu'un roman ! Pourtant son rôle dans la Résistance en Limousin apparaît comme une mystification totale qui ne résiste pas – justement - à l'analyse historique. Récit d'une grande imposture.

     

    Dans sa biographie quasi officielle, nous apprenons que Malraux rejoignit la Résistance-maquis en mars 1944 aux confins du Lot, de la Dordogne et de la Corrèze. Engagé volontaire en 1940, il fut blessé, puis s'évada d'un camp de prisonniers près de Sens. On sait qu'ensuite il se réfugia « dans le midi ». Mais que fit-il jusqu'en 1944 ? Probablement des séjours en Corrèze chez Colette de Jouvenel, fille de l'écrivain Colette et d'Henry de Jouvenel. Colette de Jouvenel entretenait en effet des liens amicaux avec Josette De Clotis, femme de Malraux. Depuis Curemonte et Beaulieu-sur-Dordogne, en Corrèze, cette Colette n° 2 fut une authentique résistante, accueillant notamment des enfants et réfugiés juifs, comme des résistants pourchassés.

     

    Les trois frères

    Chez André Malraux, rien de tout ça. Mais ami d'une grande et authentique résistante, voilà bien une belle breloque, une sorte de gage dont Malraux usera largement pour sa légende personnelle. Dans le même temps, œuvre en Corrèze un certain « Berger », dont le rôle consiste à assurer les contacts avec les alliés à travers le S.O.E, les services secrets britanniques, chargé entre autres des parachutages. Ce « Berger » était en fait Roland Malraux, demi-frère d'André, qui est arrêté par la Gestapo le 25 février 1944 à Brive, déporté en Allemagne, au camp de concentration de Neuengamme où il mourra le 3 mai 1945 dans le bombardement par les alliés d'un navire prison, près de Lubeck. Un autre demi-frère Malraux, Claude, joua alors un rôle assez comparable en Normandie. Arrêté lui aussi en février 1944, il aura le même destin que Roland : déporté au camp de Rossen où il meurt en septembre 1944.
    Est-ce le sort tragique de ses frères qui poussa André à rejoindre la Résistance juste après leur arrestation ? Il est très difficile de le savoir puisque le récit fait par André Malraux dans le tome I de ses Anti-mémoires commence le 22 juillet 1944 quand il fut blessé et capturé près de Toulouse, où il voulait rejoindre le chef régional FFI, Serge Ravanel. Mais de mars à juillet 1944 qu'avait-il bien pu faire ? On peut lire le témoignage d'un des chefs FFI de Corrèze, Roger Lescure, dans l'ouvrage Maquis de Corrèze (1971). Le résistant évoque André Malraux en ces termes : « Contrairement à son frère, Malraux, depuis une longue période, coulait des jours paisibles au Château de Saint-Chamant, près d'Argentat ». Là il côtoyait la fine fleur des pétainistes voire des collaborateurs locaux, dont le notaire Desclaux. Dans le même temps, Jean Moulin mourait sous la torture. Ce qui fait dire à Lescure que la Résistance a ignoré André Malraux « comme celui-ci ignora la Résistance avant le 6 juin 44 » (jour du débarquement allié).

     

    Jacquot Elie 1944 alsace avec le colonel Berger

     

    Résistant de la 23ème heure

    Commencent alors à circuler des rumeurs concernant l'existence d'un personnage se faisant appeler « colonel Berger », se disant chef régional FFI. Rappelons que ce pseudo avait été celui de Roland Malraux, ce qui a de quoi intriguer. Un autre chef de la Résistance corrézienne, André Odru, raconta ainsi que « Berger » entretenait la confusion en réclamant auprès de plusieurs maquis corréziens qu'ils se mettent directement sous ses ordres. Après enquête, le « vrai » chef des FFI, le colonel Rivier (Maurice Rousselier), déclara à son état-major : « Vous n'avez d'ordre à recevoir que de vos chefs respectifs » et pas de « Berger », qui n'a aucun fonction, aucun commandement. Dès lors, des résistants sont chargés d'inviter André Malraux à déguerpir. Quand ils arrivent au château de Saint-Chamant, ce dernier a fait de lui-même place vide en prenant la direction de Toulouse.
    La suite est intéressante, car André Malraux fut bien un des créateurs en septembre 1944 de la Brigade Alsace-Lorraine de la nouvelle armée nationale. S'il ne fut donc pas un résistant de « la 25ème heure » , il le fut peut-être bien de la 23ème.
    Quand Malraux écrira que, dans la Résistance, il « avait épousé la France », on peut se demander s'il s'agissait d'un mariage de cœur, de raison, d'argent ou d'opportunité. Toujours est-il qu'il n'a jamais évoqué ses frères déportés, et qu'encore aujourd'hui beaucoup de monde, y compris dans le milieu de la mémoire résistante, ignore qu'il y eut en Corrèze deux Malraux. Et comme André n'a jamais rien fait pour dissiper la confusion, au contraire, il n'est pas exagéré de parler d'imposture.

     

    Michel Patinaud
  • Retour sur le XXe siècle vu de Limoges avec le dernier livre d’Alain Corbin

    Avec Paroles de français anonymes, au cœur des années trente, l’historien Alain Corbin publie les résultats d’une recherche qu’il avait réalisée en 1967, en prélude à l’édition de sa remarquable et volumineuse thèse Archaïsme et modernité en Limousin au XIXe siècle. 50 ans après, il nous livre un état de l’opinion politique des électeurs de Limoges et de six communes rurales de Haute-Vienne sur les années d’avant guerre.

     

    alain corbin paroles de francais anonymesAprès s'être assuré de leur inscription sur les listes électorales de leur commune en 1936 et 1966, l'historien, armé de ce qui était alors un tout nouvel outil des sciences sociales, l'enquête orale, est parti à la rencontre de 183 ouvriers, employés, artisans, cadres, commerçants, patrons et agriculteurs haut-viennois avec une batterie serrée de questions. Si un tiers d'entre eux refuse de se prêter à l'enquête, Alain Corbin entreprend avec les autres une retransmission mémorielle des événements, nationaux et internationaux, qui ont marqué l'histoire politique de cette période singulière de l'entre-deux-guerres, de 1934 à 1936.

    Ce panorama commence par l'évocation des émeutes du 6 février 1934 où la mort d'un jeune étudiant limousin a laissé une forte empreinte et rappelle l'inquiétude suscitée à Limoges par la ligue des Croix de feu. Après la crise économique et financière des années vingt, le spectre du chômage et l'immigration de travailleurs italiens et polonais ont sensibilisé nos électeurs à la dimension internationale des enjeux politiques. Et bien sûr, la question de la guerre est présente dans tous leurs discours. Rien d'étonnant car l'existence de ces hommes, interrogés en 1967, a été bouleversée par leur participation aux deux grands conflits mondiaux. L'intérêt qu'ils portent à la SDN (Société des Nations, ancêtre des Nations Unies) témoigne du caractère pacifiste des électeurs socialistes. Toutefois leur optimisme est quelque peu tempéré par les sentiments qu'ils déclinent face aux trois puissances étrangères : la crainte de l'Allemagne considérée comme revancharde, la réticence vis-à-vis de l'Angleterre toujours regardée comme l'ennemi héréditaire et une grande méfiance de la Russie après la “trahison“ de 1917 (à l'exception toutefois des ouvriers et des paysans qui reflètent l'importance du parti communiste en Haute-Vienne).

    Quels souvenirs gardent-ils du Front populaire et de son succès aux élections de 1936 ? Une opinion générale favorable, avec quelques envolées d'enthousiasme et une relative discrétion chez les électeurs hostiles. À l'exception des ouvriers de Limoges, la campagne électorale de 1936 n'a guère laissé de traces. Par contre, la personnalité de Léon Blum, leader du Front populaire, n'a laissé personne indifférent, que l'on soit pour ou contre. Mais parmi ses opposants, l'antisémitisme ne semble pas prédominant. À la carrure du leader national, le questionnaire met en parallèle la figure de Léon Bétoulle, le leader local et maire de Limoges pendant 44 ans. Sa popularité effleure le plébiscite et l'enquête nous livre le portrait d'un administrateur local autant soucieux de la réputation de sa ville que des moindres détails du quotidien de la vie de ses électeurs. Son influence s'est du reste étendue sur tout le département de la Haute-Vienne.

    Au terme de ce parcours, l'historien sollicite l'avis de ces électeurs des deux premiers tiers du XXe siècle sur la sensibilité politique de la France de 1967. Près des deux tiers des urbains considèrent alors que les gens sont moins intéressés par la politique parce qu'ils sont plus heureux, qu'ils profitent des transformations économiques et sociales et s’embourgeoisent. Mais aussi parce que la politique devient plus compliquée, qu'elle est toute dite à la radio et à la télé et qu'on ne s'explique plus verbalement. Un témoignage qui interroge le lecteur de 2019 sur la capacité de la population limousine à se mobiliser sur les enjeux politiques.

     

    Alain Carof
  • Terre de révoltes

    pont"Les Limousins", écrivait au XVIIIème siècle l'intendant Bernage dans un rapport à la Cour, "sont laborieux, durs à leurs affaires, craignant le mépris, durs sur le recouvrement des deniers royaux", sans cesse animés par "un esprit de révolte, de sédition et de mauvaise volonté". Un ensemble de traits qui sied particulièrement aux gens du plateau et qui explique en partie cette singularité sociologique qu'est la paysannerie "rouge". L'autre explication, c'est évidemment le phénomène des migrations temporaires : le paysan, en partant à Paris ou à Lyon, y devenait prolétaire, découvrait la culture ouvrière naissante, les "classes dangereuses" et, selon le rapport d'un préfet de la Corrèze, les "plus détestables doctrines" des premiers penseurs socialistes. Martin Nadaud raconte précisément cette évolution dans ses Mémoires de Léonard.

    Dès avant, le plateau, malgré son isolement, avait participé aux grands déferlements de l'histoire. Il n'est pas certain que la Révolte des Croquants, à la fin du XVIème siècle, qui ravagea la région jusqu'en Périgord, se soit enflammée à Crocq, comme ont pu déduire certains historiens de la parenté étymologique des deux noms ; mais cette révolte y a été dure et mortellement matée, sur tout le plateau et ses abords. La Révolution y a été bien accueillie, et la région, contrairement à d'autres, ne rechigna pas à envoyer des volontaires défendre la République naissante. Cela changea sous l'Empire et les guerres napoléoniennes : le plateau devint alors un lieu de refuge pour les déserteurs et les réfractaires.

    Mais c'est avec la révolution industrielle et l'accroissement de grande ampleur de l'émigration maçonnante que la personnalité rebelle du plateau s'affirma nettement. De Lyon, les maçons avaient rapporté la devise des canuts révoltés de 1834, "vivre en travaillant, mourir en combattant", devise plusieurs fois relevée par les rapports de police lors de troubles locaux. "Chaque émotion de la population parisienne" écrit l'historien Alain Corbin, "se traduira par un bain de sang pour la population limousine". Il fut établi un décompte des Limousins arrêtés à Paris après la répression des journées de juin 1848 : 427 dont 309 de l'émigration maçonnante. Parmi eux 95 "meneurs" qui furent "transportés" dans les bagnes de Nouvelle-Calédonie, d'Algérie et de Guyane. C'est le canton de Felletin qui paya le plus lourd tribut, avec huit déportés.

    Récidive avec la Commune de Paris. Après la Semaine sanglante, du 21 au 26 mai 1871, pendant laquelle plusieurs milliers d'insurgés (chiffre incertain, entre 17 et 20 000) furent tués sur les barricades ou fusillés sur-lechamp, le gouvernement versaillais procéda à 24 584 arrestations, dont 1514 émigrés limousins. La répression nécessita un gros travail de renseignements. Le préfet de la Creuse, deux mois après la fin de la tragédie, note "le nombre relativement considérable de Creusois qui ont pris part, à Paris, à la lutte criminelle". Le maire de Vallière, sur le versant nord du plateau, écrit son inquiétude : "les feuilles les plus incendiaires, Le Père Duschesne, Le Cri du peuple (le journal de Jules Vallès), Le Vengeur, n'ont cessé de circuler ici, apportées par ceux qui quittaient Paris. Les dépêches annonçant les succès de l'armée, affichées par mes ordres, étaient l'objet de commentaires les plus malveillants. Toutes les nuits les affiches étaient arrachées". Après la fin des combats, dit-il, "la chute de la Commune a été accueillie comme une défaite et un malheur public". Le juge de paix de Treignac, sur le versant sud, abonde dans le même sens : "on sent que, depuis le règne de la Commune de Paris, l'esprit public s'est perverti, que l'union et la confiance ont disparu, le terrain est brûlant, chacun attend avec anxiété l'avènement de l'ordre des choses qu'il a rêvé". Le même état d'esprit est noté dans les villes qui entourent le plateau : Bourganeuf, Aubusson, Ussel. La rumeur court la région que les insurgés du pays, qui ont réussi à échapper à la répression, sont revenus constituer des maquis pour continuer la lutte. Sans doute y a-t-il eu des retours clandestins et des proscrits cachés dans les villages jusqu'à l'amnistie du 14 juillet 1880, mais une enquête, diligentée à l'époque par le procureur d'Aubusson, ne décela rien de véritablement menaçant pour l'ordre public.

    La grande affaire qui eut pour cadre le plateau lui-même fut l'affaire du soviet de La Courtine, en 1917, l'année des mutineries sur le front de soldats épuisés par l'interminable Première Guerre mondiale. Le contingent russe, 16 000 hommes, travaillé par la propagande bolchévik, fut, par peur de la contagion révolutionnaire, replié sur le camp militaire. Il s'y révolta et y créa des conseils (soviets) qui exigèrent leur rapatriement. L'armée encercla le camp et régla l'affaire à coup de canon. Bilan officiel : onze morts. Deux cent, en réalité, selon le journaliste américain John Reed dans Dix jours qui ébranlèrent le monde. L'historien creusois Georges Dauger, qui estime que "la question se révèle insoluble", s'en tient à une fourchette de cent à trois cents morts.

    Cette affaire, pourrait-on penser, ne concerne le plateau que de manière extérieure. Les Russes retirés du front auraient aussi bien pu être dirigés sur un autre camp, la Braconne en Charente ou le Larzac en Aveyron, et leur sédition s'est faite en vase clos. Sans doute, mais ce qui ramène à l'esprit du plateau, c'est que ces soldats exilés avaient tissé des liens amicaux avec les populations autochtones. Amicaux et parfois plus : l'un des principaux animateurs du soviet, l'ukrainien Afanassi Petrovitch Globa, s'était mis en couple avec une fille du pays. Et lorsque les mutins redescendirent en files de prisonniers vers Limoges pour être réexpédiés en Russie, l'encadrement militaire français de ces colonnes, raconte le journaliste limougeaud Pierre Poitevin qui consacra ensuite un ouvrage à l'affaire, fut pris à partie par les habitants des bourgs et des hameaux traversés : "Laissez les donc tranquilles, ces pauvres Russes, ils ne veulent plus de la guerre, et ils ont raison ; nous autres on n'en veut plus non plus".

     

    Georges Chatain
    Ce texte est extrait de Un printemps sur Millevaches (p. 139 et 140).

     

    Un printemps sur MillevachesUn plateau sans hommes

    Ce n'est pas tous les jours que sort un livre tout entier consacré au plateau de Millevaches. On doit ce beau cadeau aux éditions Culture et Patrimoine en Limousin dont on a déjà salué dans IPNS la qualité des productions. Ce fort bel album consacré au Millevaches a toutes les qualités des autres ouvrages que publie cet éditeur régional, et en particulier ceux déjà parus dans la collection "Regards" dont il est le cinquième volume : iconographie riche et nombreuse, mise en page impeccable, impression soignée, alliance harmonieuse entre le texte et l'image. Bref de la belle ouvrage qui fait rêver… Quoi, ces paysages superbes, ces sublimes panoramas, cette nature magnifique, à la fois sauvage et domestiquée, c'est chez nous ? Et oui, nous vivons bel et bien dans cet écrin majestueux dont la beauté et la grandeur ont de quoi faire tourner la tête. L'utilisation par le photographe Patrick Fabre du boîtier panoramique n'y est pas pour rien. Mais même les détails subtils, là d'unmur grignoté par un lichen, ici d'une vieille croix, ailleurs du tronc tordu d'un bouleau, conspirent à faire de ce pays le repère magique d'elfes ou de personnages mystérieux. Car, et c'est le parti pris de l'ouvrage, ses habitants sont à deviner, à imaginer. Pas un homme sur tous ces clichés. On se doute qu'ils existent, bien sûr, par les traces qu'ils ont inscrites dans le paysage : plantations de résineux ou clôtures des pâtures. Mais c'est comme s'ils avaient déserté, étaient partis depuis peu, laissant une nature parfaitement entretenue mais subitement abandonnée. Déjà, au milieu de la route, l'herbe a repris du poil de la bête. Elle envahit les vestiges immobiles de la nécropole de Soubrebost ou des thermes des Cars. Les seuls personnages que montre le photographe sont figés dans le granit de l'église de Tarnac. Même les créations les plus contemporaines comme les sculptures d'Andy Goldsworthy ont l'allure millénaire des rochers caressés par les eaux tumultueuses de la Vézère ou de la Maulde. Un plateau immémorial et sans hommes, austère et magnifique, sévère et grandiose, presque mythique si, en ouvrant notre fenêtre, nous ne le découvrions pas chaque matin ainsi.

    Le texte de Georges Chatain tente de ramener un peu ces hommes, leur histoire, leurs luttes et leurs espoirs, dans ce pays légendaire dont le photographe a décidé de les exclure. Pour commencer à vrai dire par les réinscrire dans le plus ancien des passés. Comme il le rappelle le Limousin a été une terre d'élection pour les préhistoriens. La première sépulture néandertalienne n'a-t-elle pas été trouvée en 1908 à la Chapelle aux Saints près de Brive ? Au moment où l'homme de la Chapelle aux Saints vivait, "le plateau était une toundra venteuse et déserte et les chasseurs paléolithiques n'y montaient qu'épisodiquement".

    Puis commence la longue procession des générations qui peu à peu façonnèrent le pays qui est aujourd'hui le nôtre : premiers agriculteurs du Néolithique, Gaulois (c'est alors "que le plateau entre véritablement dans l'histoire"), Romains, et bientôt, les moines du moyen âge. Et Georges Chatain de poursuivre avec l'épopée des émigrants, la saga des révoltés qui marquèrent tant l'esprit des lieux (voir l'extrait ci-dessus) et la grande entreprise des reboiseurs du XXème siècle. Il termine au plus près de nous en relevant les signes d'une "certaine modernité", faisant au passage un clin d'oeil à Télé Millevaches et IPNS…

    Préfacé par l'inévitable Richard Millet, Un printemps sur Millevaches joue ainsi entre un passé quasi légendaire et un avenir incertain mais nullement fermé. Il a planté le décor dans lequel s'épanouissent d'autres saisons : celles d'une vie et d'un renouveau qui pourraient justifier demain un nouveau volume, plein des hommes et des femmes qui réinvestissent ici et maintenant ces hautes terres de la Montagne limousine.

     

    Michel Lulek

    Patrick Fabre, Georges Chatain : Un printemps sur Millevaches, Culture et Patrimoine en Limousin,

    39 euros.

  • Un noble limousin brigand, au temps de la Guerre de Cent An : Mérigot Marchès (1355-1391)

    Les historiens s’accordent sur un point : la sédentarité est une caractéristique dominante des sociétés anciennes. À la fin du Moyen Âge l’horizon de l’écrasante majorité des hommes se limitait au village, à la paroisse. En gros, le monde était ce qu’on pouvait saisir du regard, perché sur une colline : son village, trois ou quatre clochers au loin, c’était presque tout. La foire locale représentait déjà une « aventure ». C’est bien plus qu’une aventure qu’a vécu ce guerrier « routier », au service du roi d’Angleterre.

     

    alleuze

     

    Aymeric, Aymerigot, dit Mérigot Marchès (Marcheix), petit seigneur limousin  

    Au XIVe siècle, la mort pouvait faucher en une année le tiers ou le quart de la population d’un village, d’une cité ou d’une région. La vie de Mérigot Marchès, petit noble né à Saint-Léonard-de-Noblat, apparaît ainsi exceptionnelle : des rives de la Vienne à Paris, via Londres et Saragosse, le Languedoc, le Limousin et l’Auvergne traversés maintes fois de part en part. Ce personnage étonnant donne tout son sens à ce qu’était une « Compagnie d’Aventure ».

    On connaît bien sa vie grâce à deux documents exceptionnels : d’abord Jean Froissart qui lui accorde une belle place dans ses Chroniques. Nous avons également le texte de son interrogatoire lors du procès qui mena à son exécution, conservé dans le Registre criminel du Châtelet de Paris de 1389 à 1392.

     

    Les débuts d’une carrière de « briguant » 

    Guerre-de-100-ans.jpgDu côté paternel, sa noblesse est toute modeste et de fraîche date. Son père Aymery tenait en fief de l’évêque de Limoges la seigneurie de Beaudéduit à St Léonard. Mérigot (« le petit Aymery ») y est né vers 1355. La noblesse est un peu moins obscure du côté maternel : sa mère était une fille de Guillaume d’Ussel. 

    Le Limousin du temps était « anglais », mais son père se considérait sujet du roi de France Jean le Bon. Mérigot fut confié pour son éducation à deux petits chevaliers qui faisaient partie d’« iceux d’Angleterre ».  Ils lui apprirent beaucoup de science militaire, l’escrime, à se tenir sur un cheval et un peu de « lettres ».  Après 1370, alors que la majorité des seigneurs limousins prennent le parti du roi de France Charles V contre les ravages des Anglais, Mérigot se met au service de Richard Neville comme simple écuyer. Edouard de Woodstock dit le « Prince Noir » (qui avait livré Limoges au pillage et au massacre en 1370), ravage toujours le Limousin, forçant de nombreux seigneurs à lui rendre hommage en tant que duc d’Aquitaine. Sous la contrainte, Brive et Tulle se donnent aux Anglais. Géraud d’Ussel, oncle maternel de Mérigot, lui présente alors son neveu qui prête serment de fidélité au roi d’Angleterre Edouard III.

    Il guerroya de fait toute sa vie au nom du roi d’Angleterre - au plus grand profit de sa fortune personnelle ! Il mena nombre de batailles, surtout en Limousin. En 1378, il est à Londres, à la cour du roi Richard II, aux côtés de grands nobles anglais. Son avis est écouté, ses succès sont reconnus.

    Il est un prince qui compte parmi « ceux d’Angleterre ». Cette position va jusqu’à pousser Charles V à le signaler comme un grand danger pour le royaume et lui confisquer ses fiefs et biens – mesure sans effet concret, car il les tient de fait en « franc alleu ».

     

    Pérégrinations d’un « Grand Routier »

    Alors que la monarchie des Valois reprend de la vigueur, il se présente donc comme sujet et vassal de Richard. Mais, c’est pour son propre compte qu’il se bat. Il règne alors véritablement sur le plat pays du Haut-Limousin. Selon Froissart, Marchès est à la tête d’une « ligue de brigands » de 600 « lances » (cavaliers) soit près de 3000 hommes en comptant les soldats « de piétaille ». Il a à son service un triste personnage, Geoffroy Tête-Noire, qui tient pour lui Ventadour et le Bas-Limousin. Le routier en arrive même à s’intituler « duc de Ventadour, comte de Limoges, sire et souverain de tous les capitaines d’Auvergne, de Rouergue et de Limousin ».

    Mérigot Marchès tient donc toute une petite noblesse rurale limousine qui ne se sent guère française. Ces chevaliers de modeste origine vivent de la guerre durant toute la fin du XIVe siècle, en vivent d’ailleurs fort bien ! Pour la plupart de ces hommes, «le Français» – dont ils ne comprennent en général pas la langue – est tout autant étranger que « l’Anglais ». Le roi de France signifie pour eux impôt et lourdes obligations militaires, alors que l’éloignement du Britannique leur laisse une large liberté pour piller, incendier et rançonner le pays. La guerre entre royaumes devient vite une guerre privée « fraîche et joyeuse » (Froissart), une « Aventure ». 

    La manière est rodée : on pille la campagne, on prend les bêtes, les biens, les étoffes, la vaisselle, on intercepte les caravanes de marchands, on capture de riches abbés que l’on rançonne. « Quand nous chevauchions, cette vie était belle et bonne ». Les paysans y trouvent souvent leur compte, approvisionnant les nouveaux maîtres en échange de leur protection.      

    De fait, les communautés villageoises – même contraintes – s’accommodent mieux de la présence de l’« Anglais », que de la pression fiscale des seigneurs résidant à Limoges. La ville se retrouve ainsi coupée de sa campagne, ce qui entraîne pour elle une hausse des prix et des soucis de ravitaillement. D’où un commerce des vivres et des bêtes paradoxalement florissant pour les paysans.

    Marchès, maître du Limousin, tourne alors ses ambitions et ses raids vers l’Auvergne voisine, depuis sa base de St-Pantaléon-de-Lapleau (Corrèze). De là il rapine et rançonne jusqu’à Toulouse, Béziers, Montpellier et s’empare de marchandises de provenance lointaine : peaux, soieries, épices, objets de luxe, armes, œuvres d’art … « Tout était nôtre. Nous étions étoffés comme des rois ».

     

    batailleUn « État voyou » au cœur du royaume de France

    C’est entre 1383 et 1390 que se situe le sommet de sa gloire. En Auvergne, il tient plusieurs forteresses. Il pénètre jusque dans Montferrand qu’il pille méthodiquement, tout en épargnant la population. Il traite d’égal à égal avec le comte d’Armagnac, un des plus puissants princes de France, avec qui il signe un traité en 1388. Ce prince le paye richement pour aller combattre en Aragon, moyen de l’éloigner un temps. Selon Froissart, il voulut même l’envoyer en « Barbarie » (Afrique du Nord). Mais à son retour en France, en 1390, il s’empare de la Bourboule et du château de la Roche-Vendeix. 

    De là il rançonne le pays alentour et accumule « chars » (viandes), vins, sel, « fers et aciers ». Sa garnison attire les troupes mises en « chômage technique » par les trêves dans la guerre : soldats perdus ne se résignant pas à la paix, ils grossissent les rangs de sa puissante Compagnie. C’est une des caractéristiques de la Guerre de Cent Ans : les périodes de paix voient les combattants congédiés dévaster les pays, faute de revenus. 

    En 1390, Mérigot Marchès est aussi puissant que les grands princes du royaume. Charles VI s’en inquiète et le fait assiéger deux mois à la Roche-Vendeix par le duc de Berry. Mérigot « avait été déshonorable, et était un pillard faux et mauvais contre la couronne de France, et par lequel trop de vilains faits, trop de pilleries et roberies avaient été faites » (Froissart). Sentant la situation tourner à son désavantage, il tente de se rendre en Angleterre clandestinement, ou, à défaut, à Bordeaux.

    Mais il est trahi par un de ses cousins, qui le livre au comte d’Armagnac contre d’importantes faveurs. Le roi Charles exige qu’il lui soit remis aussitôt. Le fils d’un modeste chevalier « miaulétou » en est arrivé à faire trembler le royaume pourtant ragaillardi des Valois.

     

    Le procès 

    Conduit à Paris, il est jugé, avant d’être exécuté place des Halles en juillet 1391. Il est gardé à la prison de La Boucherie, par deux sergents qui doivent prêter serment sur l’Évangile de ne laisser personne parler au prisonnier. Ses juges n’ont rien à envier à ceux qui jugèrent Jeanne d’Arc un demi-siècle plus tard. Le personnage inspire une telle crainte que quatre hommes le tiennent en respect de leurs arbalètes. Il rappelle sa vie, depuis sa jeunesse, énumérant les places qu’il a tenues et prises : sans vantardise, il rappelle que ses places allaient du Berry à la Dordogne, ce qu’il ne faut pas voir comme un territoire continu, mais plutôt des forts épars.

    Il déclare sans sourciller à ses juges que son seul but a été de « prendre le Français, le mettre à rançon … piller son pays, mettre les gens sous son gouvernement, le bouter du pays ». Le Limousin justement est alors en passe d’être repris par les Valois. Les armées françaises avancent, prenant – non sans difficulté – place par place. Ainsi, le fort de Melle, et celui d’Orcival. 

    Un certain Ferrando, mercenaire espagnol, tente de tenir les routes pour le compte de Mérigot. Des alliés, grassement payés, mais pas très sûrs, lui coûtent une fortune. Des chevaliers auvergnats tergiversent. Les tentatives de trêve entre les deux royaumes affaiblissent le chef de compagnie. Les marchands débiteurs ne payent plus. La Guyenne anglaise lui propose une aide, que Mérigot, par fierté – perdu pour perdu – décline, disant : « qu’il aye porter secours et aide à d’autre gens ». Il vient tout simplement de renvoyer d’un revers de cape le plus puissant des princes anglais du continent. 

    Le terme d’État est alors mal adapté. Marchès, n’a jamais eu l’idée d’administrer ses domaines. Tout n’est qu’alliances, coups de force, promesses, et dépenses . Mais le personnage en impose. Né dans une petite seigneurie de quelques hectares, il a tenu, pendant trois ans, un territoire allant de la Charente aux abords de St-Etienne, et de Sancerre au nord à Rodez au sud, le Limousin et l’Auvergne en étant le cœur, soit une centaine de forteresses, et leurs campagnes. Quand on lui parle de sa fortune – qui fut immense – il déclare avoir tout enterré mais ne pas se souvenir où. 

    Pour Mérigot la guerre n’est pas quelque chose qui doit déboucher sur une trêve, une paix, une conquête ou une victoire. Pour lui la guerre est un mode de vie, l’état normal de la société. 

    Il a beaucoup parlé à ses juges, des semaines durant. Ils ont noté ses dires avec une grande précision. Ils sont étonnés de son français parfait, ses élans d’emphase, son absence de regret. Ils notent aussi qu’il se renferme facilement. 

    Mérigot devait avoir un minimum de connaissance du latin. Il connait Virgile et Végèce où il a dû puiser son génie militaire. Génie militaire certes mais en revanche aucun génie politique. Les juges lui proposent de reprendre « le dit pays en fief et de demeurer au roi de France, que tout ce qui lui avait fait serait pardonné […] »

     

    Le verdict et la triste fin

    Le Registre nous dit que ces mêmes juges discutèrent longtemps de ce qu’ils devaient décider. Ils lui permettent aussi de voir plusieurs de ses hommes « tournés français » : une dizaine de ses chevaliers le visitent et le supplient d’accepter. Rien n’y fait. Son choix parait absurde : c’est non.

    Face à cet orgueil, un sens de l’honneur archaïque, une pointe d’arrogance peut-être – une personnalité hors du commun à coup sûr : ce sera la mort, et la plus horrible et exemplaire possible.

    Les derniers mots de Mérigot à ses juges sont de leur dire qu’il estimait, à moins de 45 ans, avoir eu une vie belle, ne pas avoir fait de mal, ne regrettant rien et restant sujet du roi d’Angleterre.

     

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    La Roche Vendeix. La forteresse depuis laquelle Mérigot Marchès a tenu  en respect les armées françaises pendant deux mois. Le fort a été totalement rasé. Ce devait être une sorte de petit Montségur

     

    Dans les actes transparaît un tout autre personnage que le bandit de Froissart. Si l’occitan est sa langue maternelle, il parle un français parfait, connaît bien l’anglais, un peu d’espagnol et d’italien. Il a beaucoup lu - surtout des Romans de chevalerie, les Troubadours poitevins et un peu de poésie. Froissart ne se lasse pas de détailler les méfaits du sire, mais le dit subtil, imaginatif, triste et pensif. On est loin de l’image du pillard sans foi ni loi.

    Mérigot n’a aucun remords. Il se sait condamné, et c’est sans trembler qu’il va à l’exécution. Mis au pilori, on lui tranche la tête puis l’écartèle, les quatre quartiers exposés aux portes de Paris.

     

    Conclusion

    Juger moralement la vie de Mérigot Marchès n’aurait aucun sens aujourd’hui. Fame Peste Bellum- la faim, la peste et la guerre - ont rythmé la vie des hommes de cette fin du Moyen Âge. Dans l’Histoire, guerre et malheurs sont bien plus la situation « normale » que paix et douceur de vivre, qui sont de fait l’exception. C’est un homme de son temps, comme il y en eut bien d’autres. Ses méthodes ne différaient guère des armées régulières. Un « héros national » comme Bertrand Du Guesclin n’aurait rien à lui envier en matière de cruauté et d’enrichissement personnel. D’un homme qui a parcouru tout ce qui comptait dans l’Europe occidentale du temps. Froissart nous laisse l’image d’un sombre personnage de roman; mais les minutes de son procès montrent un homme bien plus complexe et ambigu.

     

    Franck Patinaud

     

    Bibliographie

    Boris Bove, La France au temps de la Guerre de Cent Ans, 2009, 
    Jean Tricard, Les campagnes limousines du XIVe au XVIe siècle, 1996, 
    Germain Butaud, Les compagnies de routiers en France , 2012,
    Vincent Challet, Villages en guerre : les communautés de défense dans le Midi pendant la guerre de Cent Ans, dans Archéologie du Midi médiéval. Tome 25, 
    Mais pour donner chair à ce personnage, rien ne remplace les textes d’époque :
    Jean Froissart, Chroniques, ch. XIV. On trouve une version en français modernisé en poche (collection « Lettres Gothiques »)
    Registre criminel du Châtelet de Paris, tome 2 Marchès vu par ses juges… et par lui-même ; un document irremplaçable (sur Gallica).
  • Un passé très présent : encore un film sur Guingouin ?

    Le réalisateur Martial Roche, journaliste reporter, travaille depuis plusieurs mois sur un film documentaire dans lequel il s’interroge sur la persistance de la mémoire des actions de Résistance au régime de Vichy et à l’occupation allemande dans notre région. Il nous présente ici son projet et les principales idées qui le sous-tendent.

     

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    Au commencement de ce projet, il y a un tag apparu au printemps dernier sur le campus des Vanteaux de l’université de Limoges. Alors que la campagne électorale pour les présidentielles battait son plein, quelqu’un écrivit un slogan pour un “candidat“ dont les bulletins ne seraient pas présents dans les bureaux de vote : “Guingouin 2017“. Ce tag semblait faire écho à celui de la gare d’Eymoutiers de mars 2009 proclamant : “C’est pas Julien, c’est l’esprit de Guingouin qui arrête les trains.“

     

    Dis moi ta mémoire, je te dirai qui tu es

    La mémoire, ça ne va pas de soi. Pour passer de faits de Résistance en 1940-1944 à des tags à Eymoutiers en 2009 ou à Limoges en 2017, ou encore à la mention des Juifs pourchassés dans un communiqué sur les réfugiés, il y a plus de soixante-dix années de construction de mémoires collectives qui entrent en jeu, consciemment ou non. Chaque structure sociale – nation, communauté, commune, famille, association, entreprise ou groupe politique – dans la ou les unités de temps et de lieu considérées, puise dans son passé ce qu’elle pense correspondre à ses besoins du moment. La mémoire n’est jamais un acquis inerte, gravé dans le marbre, mais plutôt un nerf sensible.

    La mémoire, c’est une part importante du récit de soi par lequel on se présente au monde. Pour reprendre les mots du professeur Corcos, psychiatre, elle est “le terreau des créations futures“. Elle peut aussi devenir un “carcan“. Frein ou moteur, le passé influe toujours sur le présent mais les enjeux du présent aussi influencent la mémoire du passé. La mémoire d’un groupe humain est à l’image de la société que ce groupe constitue. Elle est très rarement monolithique et invariable. Pour un individu comme pour un groupe social, regarder son passé, c’est souvent se regarder soi. Ce regard est souvent conflictuel. La mémoire n’est pour cela pas monobloc. Difficile de se reconnaître héritier de certaines parts de notre passé. Pour parler de la Résistance, elle ne constitue pas un roman manichéen. Elle comporte ses personnages en nuances de gris, ses transfuges et ses opportunistes, comme elle comporte aussi ses authentiques héros. Les choix ou les non-choix devant lesquels se sont trouvés hommes et femmes en capacité d’agir à ce moment-là ont dû être cornéliens. Renoncer au pacifisme, par exemple. Mettre, par son action, des proches en danger. La justice de la cause ne garantit pas la gloire.

     

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    “Ça valait mieux comme ça“

    Une anecdote que m’a racontée Christian Pataud, maquisard à Eybouleuf, près de Saint-Léonard, peut illustrer cette idée. En 1943-1944, une masse de jeunes hommes sans formation militaire se sont retrouvés avec dans les mains les fameuses mitraillettes Sten. Armes rustiques, simples d’usage mais instables. Des accidents eurent lieu. C’est ainsi par exemple qu’a trouvé la mort un des enfants du commandant Pinte de l’Armée Secrète lors d’un parachutage d’armes à Aixe-sur-Vienne. “On a dit aux familles que les gars étaient morts au combat, et ça valait mieux comme ça“ m’a dit Christian Pataud. Il est bien normal d’avoir quelques égards pour les proches des disparus. Il faut toutefois que ces égards soient conscients pour ne pas nous donner une fausse idée du réel. Il y a autant d’écueils à vouloir voir la Résistance trop belle qu’à vouloir la voir trop prosaïque.

     

    Il y a autant d’écueils à vouloir voir la Résistance trop belle qu’à vouloir la voir trop prosaïque

     

    La mémoire est aussi le reflet de réalités géographiques. Hormis De Gaulle, Jean Moulin et peut-être Pierre Brossolette, peu de figures de la Résistance émergent dans la mémoire collective hors de leur région d’action. Tous les personnages de la Résistance sont portés par des mémoires de groupe. À Limoges, plusieurs artères principales de la ville portent des noms de résistants : Georges Dumas, François Perrin, Armand Dutreix... Pourtant, peu de limougeauds savent qui ils étaient. Guingouin a plus retenu l’attention et a été plus célébré dans les communes du sud-est de la Haute-Vienne. Ces particularités locales dénotent aussi des disparités de traitement selon les familles politiques. Le PC a toujours honoré ses morts de la Résistance – les 75 000 fusillés (en exagérant leur nombre au passage). Les vivants, en revanche, ont eu droit à un traitement plus ambigu. Les socialistes (SFIO), emmenés en Haute-Vienne par un Jean Le Bail qui n’y a pas participé, auront une attitude mémorielle plus réservée sur la Résistance. Tous, dans nos choix politiques, dans nos choix professionnels, sommes orientés par notre origine sociale et familiale, même quand on se construit en opposition.   

      

    Une figure paradoxale

    Le rôle de l’historien, par sa démarche et sa méthode, est d’aider ses contemporains à comprendre ce qu’ils exhument. Il se doit d’apporter, par la méthode scientifique, rationnelle, les outils nous aidant à maîtriser la part d’irrationnel dont il est difficile de se départir dans cet aspect de notre regard sur le monde. Une erreur à ne pas commettre, serait de croire que l’histoire détient la vérité. En réalité, l’historien, par son travail, définit la vérité la plus probable. 

    Guingouin est une figure paradoxale. C’est une figure locale. La promotion de son image qui aurait pu être portée par son parti, eu égard à l’exemplarité de son action, a été stoppée par son exclusion de 1952. Et bien que Compagnon de la Libération et “l’une des plus belles figures de la Résistance“, il n’est pas une figure pour les gaullistes, puisque communiste. Son image fut donc portée par des courants politiquement minoritaires ou marginaux. Et de fait, il n’est pas une figure connue du public en dehors des frontières limousines. Et pourtant...

    Pourtant, il n’est pas inconnu dans les milieux se réclamant du communisme anti-autoritaire, dans les milieux libertaires et autonomes. Et sur les flancs de la Montagne limousine, donc, où le parallèle entre Petite Russie hier et résistances au capitalisme aujourd’hui, maquis hier et ZAD aujourd’hui, est tentant.

     

    Que faire d’une figure idéale ? C’est peut-être le questionnement fondamental de ce projet

     

    Pourtant aussi, il est une figure qui a rencontré, inspiré les artistes. Et là, c’est un peu la question de l’œuf ou la poule. Est-ce que le personnage a inspiré les artistes ou sont-ce les artistes qui ont mythifié un personnage ? Les aléas de la guerre et de l’occupation ont amené à proximité des maquis de Guingouin deux hommes qui allaient devenir des artistes importants : Dante Gatti, venu prendre le maquis à Tarnac, et Izrael Bidermanas, réfugié à Ambazac. L’un deviendra le journaliste et dramaturge Armand Gatti, l’autre, sous le nom de Izis, un des photographes les plus renommés de la deuxième moitié du XXe siècle. Le second tire le portrait des libérateurs de Limoges en 1944. Le premier écrit un poème qui ressemble à une chanson de geste à la mort de Guingouin. Le titre de la série de portraits d’Izis, “Ceux de Grammont“, fait référence à un maquis qui n’était pas sous l’autorité de Guingouin. Izis, d’Ambazac, avait sans doute entendu parler de ce maquis de Saint-Sylvestre dont plusieurs hommes tombent début août 1944 dans un accrochage. Mais de ceux de Grammont, qui garde aujourd’hui la mémoire ? Ou celle des lycéens du 17e barreau, des réseaux Noyautage de l’Administration Publique, des réseaux des cheminots ? Sans que ce soit complètement de son fait, Guingouin aura mis dans son ombre bien d’autres acteurs de la Résistance. Leur expérience mérite pourtant autant d’intérêt.

     

    “J’avais pensé à Zapata“

    Gatti, dans sa maison de l’arbre de Montreuil, avait mis le portrait de Guingouin dans son panthéon, aux côtés de Mao et Makhno. Plus tard, d’autres artistes se sont saisis du personnage. Rebeyrolle à Eymoutiers, bien sûr. Mais aussi d’autres, ces dernières années. C’est le cas notamment d’un romancier, Jean-Pierre Le Dantec ou de l’illustrateur jeunesse Yann Fastier, qui recherchait un personnage de bandit d’honneur : “Dans un premier temps, j’avais pensé à Zapata“ Il faut dire que l’histoire de Guingouin aura contribué à le faire entrer dans la peau d’un personnage romanesque. Il y a son parcours de résistant de la première heure et ses coups d’éclats. Mais, surtout, les avanies qu’il vit après guerre ont un double effet. D’abord de souligner l’injustice du sort qui lui a été fait, et d’autre part, se retrouvant en marge, il a pu rester fixé dans l’image du résistant. Lui n’est devenu ni un professionnel de la politique, ni un apparatchik cautionnant les dérives du régime soviétique, ni un tortionnaire des guerres coloniales. En somme, il est la figure idéale de la Résistance.

    Que faire d’une figure idéale ? C’est peut-être le questionnement fondamental de ce projet. Si l’histoire doit nous permettre de tirer un enseignement, d’enrichir notre approche du monde, alors il faut la soumettre à un questionnement jamais arrêté. Le devoir de mémoire n’existe pas. Notre devoir, vis-à-vis de nos prédécesseurs, de nos successeurs et de nous-mêmes, est d’avoir sur notre héritage le regard le plus lucide. La même lucidité que nous devons avoir sur notre présent.

     

    Martial Roche

    https://www.youtube.com/watch?v=M22SJ5Y659Y 
  • Une trilogie corrézienne : Planète paysanne

    Sous ce titre et sous un beau coffret, l’association La Gaillarde, sise à Meilhards en Corrèze, propose trois films consacrés au monde paysan corrézien : L’engrangeur, De la tête à la queue et Le sentier des âmes. Olivier Davigo les a regardés pour nous. Mais que cela ne vous empêche pas d’y aller voir vous-mêmes !

     

    planete paysanne 03Régis est un engrangeur. Ne cherchez ni le mot ni le métier sur Wikipédia, il n’existe pas ou pas encore. Régis a peut-être 80 ans, ou plus. Il a été paysan. Sélectionneur de vaches aussi. Il est de Meilhards, en Corrèze.

     

    La caverne d’Ali-bric-à-brac

    Les vaches, il les a toujours aimées. Des vaches grand format, mais aussi format de poche comme celle en fer qui lui sauva la vie lors de la Guerre d’Algérie parce que la balle tirée s’est fracassée sur le jouet au lieu de lui perforer le poumon ou le cœur ! Petite vache qu’il traînait partout avec lui depuis l’enfance jusqu’à l’âge adulte, comme un gri-gri.

    Régis est un collectionneur compulsif, maladif, il le dit lui-même, de tout ce qu’il peut trouver autour de lui dans le monde paysan, surtout des outils mais aussi des jouets. Au fil de la caméra, on s’attarde doucement sur cette caverne d’Ali-bric-à-brac. Cette soif de tout garder, de tout stocker, a envahi la grange, la maison, de la cave au grenier. Des boîtes, des étagères débordantes... Plusieurs centaines de serpes, mais pas une pareille. Et Régis cherche encore l’originale, celle que le forgeron aura frappée spécifiquement pour couper l’herbe verte. Car le forgeron, ce maître artisan qui joue avec le feu, indépendant, souvent anarchiste ou anticlérical, qui vous donne le soir les 22 clous que vous lui aviez demandés le matin, quand aujourd’hui, habitant de Meilhards, vous iriez à Chamberet ou à Tulle acheter 5 kg de pointes, ce forgeron donc, est un monsieur important, celui qui rythme, avec son marteau, la vie paysanne.

     

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    Le virus se transmet

    Dans son univers particulier, on croise régulièrement trois autres personnages. Son fils, Thierry, qui est devenu marchand d’objets, avec qui il entretient depuis des années une forte complicité. Le père « braconnier » d’objets, le fils chasseur de gros gibier. Mais Thierry se définit d’abord comme un marchand, alors que son père est un collectionneur. Le marchand fait circuler les objets, les répare, leur donne une deuxième vie, alors que le collectionneur entretient, mais surtout conserve. Merveilleuse séquence que celle où père et fils, dans une école ou une salle avec du public, exhument quantité d’objets étranges, un tout petit fusil pour tuer la taupe dans le tunnel, une pince à anguille, un trancheur de croûte de pain vieux, ou encore une pince à tuer les poules...

    Le deuxième personnage, c’est le petit-fils, Geoffrey, jeune paysan passionné d’engins agricoles mais surtout de modèles réduits. Le virus se transmet. Geoffrey ne jette rien : tout se conserve et peut servir un jour. Car un paysan, ce n’est pas très riche, ça doit savoir tout faire, se débrouiller avec n’importe quoi. Alors, on ne jette rien. 

    Le troisième personnage, c’est le filleul, Stephen, qui se revendique d’abord comme agriculteur, avec son petit troupeau de vaches limousines et d’Aubrac et ses moutons. Un homme heureux qui considère que son vrai métier c’est de nourrir les gens et pas n’importe comment. Stephen dit à Régis qu’il lui est redevable d’avoir appris à regarder, observer et réfléchir. 

     

    Notre monde rural interrogé

    N’oublions pas les deux amis de Régis qui, au fil du film, avec notre engrangeur comme directeur artistique, réalisent une installation d’art contemporain dans le jardin avec des serpes et des pics plantés dans la terre ou suspendus à des ficelles. Un clin d’œil à l’étonnante réalisation intergénérationnelle (les arrière-petits-enfants étant associés) d’une grande maquette naturaliste montée sur un plateau de remorque agricole où les jouets, figurines animales et humaines, charrettes, tracteurs et laboureurs en modèles réduits sont mis en scène avec terre et brins d’herbe, pour les labours et les récoltes. Ne manque que le petit train électrique ! Et un petit regret peut-être : c’est un film aux personnages presque exclusivement masculins.

    Régis conserve tellement, qu’au crépuscule de sa vie, quand il revisite régulièrement son petit paradis d’objets, il s’émerveille de redécouvrir toutes ces choses qu’il avait complètement oubliées. « C’est sans fin » dit-il avec les yeux qui brillent. Une caméra qui chine, certes, mais en filigrane une agriculture paysanne traditionnelle, une histoire des choses passées qui ne manque pas d’interroger en creux notre monde rural contemporain. Stephen, quant à lui, revendique clairement une autre façon d’envisager l’élevage, la gestion du territoire, et tranquillement de dire qu’il est préférable d’avoir plus de voisins que plus d’hectares... Derrière le portrait posé et attachant d’un homme original, Régis l’engrangeur, sourd donc en arrière plan un regard sur notre monde rural.

     

    Olivier Davigo

    Le coffret DVD Planète paysanne, échos de Corrèze est vendu au prix de 25 euros (frais postaux inclus). Il vous sera adressé dès réception de votre chèque (à l’ordre de La Gaillarde) en spécifiant votre nom, le nombre d’exemplaires souhaité et l’adresse de livraison. 

    Association La Gaillarde, 9 rue du Château, 19 510 Meilhards.
    Contacts : Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.  Florence Evrard, 06 77 94 14 79.

     

    On tue le cochon !

    Il y a presque 20 ans, au Breuil. Un jour durant, peut-être deux, depuis l’abattage du cochon jusqu’à la cuisson du boudin. Un couple de paysans retraités et des amis tuent le cochon. Tout est montré. Au début, la truie est vivante, puis le coup de fusil, la récupération du sang, le nettoyage au chalumeau et à la raclette, la découpe au grand couteau et à la scie à métaux (âmes sensibles à l’hémoglobine s’abstenir). La bête est lourde, même quand la tête a été séparée du corps. Il faut être trois pour la bouger, la suspendre les pieds en l’air, et découper, découper. Répartition dans des seaux, nettoyage des intestins pour récupérer les boyaux pour le boudin. La caméra est au milieu et par procuration nous aussi. Hormis un très court moment, il n’y a pas de voix off. Ce sont les personnages qui parlent, plaisantent, rigolent et chantent parfois. Plaisanteries un peu grivoises parfois, qu’on préfère dire en occitan, mais aussi des propos sérieux au détour d’une conversation sur les enfants... De la tête à la queue (même si on ne verra pas la queue à la fin, désolé de spoiler le film), c’est un pur collectage image et son, une mémoire gravée à précieusement conserver.

     

    Le sentier des âmes

    À travers une succession d’histoires familiales racontées par des petits-enfants, arrière et arrière-petits-enfants, on perçoit ce que fut cette Grande Guerre pour une petite commune corrézienne, Meilhards, qui comptait à l’époque 1 000 habitants et perdit 99 hommes... Des portraits de gens qui se souviennent, des objets exhumés, différents formats de photos en noir et blanc... et sépia. Des cadres plus ou moins serrés sur les visages alternent avec des plans plus larges, où les objets apparaissent, et des paysages, le plus souvent en plans fixes, apportent une certaine respiration. 
    Des moments plus en mouvement, lors de la célébration du 11 novembre ou dans la cour de l’école primaire, les enfants jouant à la marelle. Et salle de classe où les élèves montrent leurs dessins de soldats, dont celui d’un homme préhistorique velu dessiné par une fillette qui ignorait ce qu’était un poilu. Elles et ils racontent ce que leurs parents avaient appris de leurs parents et de leurs grands-parents. Moment touchant de cette autre fille qui parle de ces deux arrière-arrière-grands-pères, soldats de la même guerre 14-18... dont l’un était allemand, l’autre français. Les petites histoires dans la grande histoire, le constat d’un basculement, un après la guerre qui fut peut-être, avec le train nous dit-on, le début de l’exode rural et cette remarque, au détour d’un témoignage, qui laisse songeur : « Que seraient devenus la France et Meilhards si tous ces hommes n’étaient pas morts ? » Un film qui part du besoin de chercher et savoir, et finit sur la nécessité de raconter et témoigner.